Textes personnels

Textes personnels

Textes des années 50 et 60

Notes brutes

Les notes qui suivent ont été extraites de mes anciens cahiers. Entre les pages de projets d'oeuvres, on trouve des textes où j'ai jeté d'un seul trait des réflexions sur des thèmes qui me tenaient à coeur. Voici quelques extraits, certains datés de manière précise, à l'occasion d'événements d'un intérêt particulier.

 

Artistes plasticiens ?

Paris est un cimetière de peintres.

Malgré eux, le mythe a perdu son piédestal.

Il y a longtemps qu’on a découvert l’Amérique.

Il n’y a aucune Europe à redécouvrir.

Les Conquistadors sont morts avec leur barbe.

Dans les poches des directeurs de musées, des critiques d’art, des propriétaires de galeries, il n’y a plus de place pour les révolutions.

Les yeux des gens se sont habitués à l’imprévu et au scandale.

Tout est permis.

Plus rien n’étonne.

Tout peut être accepté, expliqué et compris.

La déraison a ses raisons.

Le plus léger sursaut du plus petit muscle peut donner lieu à une œuvre d’art.

Une chemise à l’envers, encadrée ou pas, dans une galerie d’art ou dans une teinturerie, est valable.

Tout est bon.

Cependant cette feuille morte qui pourrit porte sur elle l’expression de sa propre existence.

La réflexion la plus pointue conduit à l’irréflexion la plus passive. Il n’y a pas d’étonnement.

Nous avons des tableaux plein les yeux.

Nous sommes entourés de tableaux.

Ce mur démoli est un tableau.

Ce carreau sale est un tableau.

Ce moteur d’avion est un tableau.

Cette roue qui s’arrête est un tableau.

Les composants de l’abstraction portent leur dissolution jusqu’aux traces des fourmis.

Rompant toutes normes et barrières, les composants de l’abstraction envahissent tout panorama visible, même les tableaux.

L’abstraction nous entoure, nous enveloppe, nous pénètre, nous entre par les yeux et en ressort.

L’abstraction se transforme en mots, elle est pensée et négation de la pensée.

Tout est bon, tout y est, tout s’explique, tout peut se comprendre.

Plus rien d’étonnant. Il n’y a plus de révolution.

La peinture se répand.

Tout a un sens.

Nous devons être éblouis par ces trous dans le trottoir ; ce grillage est formidable et ce petit papier sale est aussi beau que s’il était d’un blanc pur, de même que cette photo de l’écorce cérébrale.

L’abstraction a cassé les idéaux.

La beauté a rompu les amarres.

Vénus et Apollon sont gênés d’être obligés de côtoyer les taches.

Et ils n’ont absolument pas le droit de protester.

C’est un autre temps.

Un temps qui nivelle les hiérarchies.

Un temps qui permet tout.

Un temps qui met en réserve son étonnement.

Peut-être un temps qui contient en germe la nouveauté de la nouveauté.

Le nouveau n’a jamais revêtu l’ancien.

Une négation plus une autre négation et il fait jour de nouveau.

La réflexion de la réflexion qui nie la réflexion.

Art formel + tachisme = zéro.

Art formel - formalisme = Mathieu, pompier académique.

Le tachisme et le constructivisme peuvent se donner la main.

La résurrection du constructivisme est un rêve de vieillards ou d’utopistes.

Perpétuer le tachisme ou l’art informel est la juste ambition de ceux qui commencent à se sentir vieux.

Et que se passe-t-il alors ?

Pas la moindre fenêtre à ouvrir ?

Le moindre chemin à emprunter ?

Rien à découvrir ?

Pas la moindre possibilité de révolte ?

Pas la moindre possibilité de divergence ?

Il n’y a rien d’autre à tenter ?

Les jours vont-ils continuer à s’écouler avec leurs salons périodiques, leurs expositions quotidiennes, leurs chroniques d’art ?

Tout semblerait indiquer que oui.

Les bonnes digestions s’opposeraient aux nouveaux changements.

L’ordre établi est satisfaisant en soi.

Sur le sol le poids est lourd et le panorama s’épaissit.

Une clarté aide et une constance d’acier et la brèche est ouverte.

Pas plus d’un instant pour ôter notre chapeau et saluer.

Nous existons et notre œuvre commence à exister.

 

Julio Le Parc, Paris, 1959.

Tout se vaut

Le chemin du progrès est jalonné de petits tronçons.

Nous le savons.

Et il arrive un moment où nous ne voulons plus rien savoir.

Des siècles de savoir.

Des siècles d’erreurs.

Des siècles de réussite.

Un poids inutile sur nos épaules.

L’incommensurable à découvrir.

Un fantôme de notre peur.

Une justification pour les années qui passent.

Une seule obstination, née de cet âge.

Et c’est la marche. Il ne peut y avoir de retour en arrière.

La mesure n’existe pas. Seule existe notre marche.

Seul existe le chemin qui est le nôtre.

L’engagement écrit.

L’engagement dit.

L’engagement silencieux.

La souplesse à l’intérieur de la norme.

 

Julio Le Parc, Paris, 1959.

L’espace

L’idée de l’espace dans la peinture ne peut avoir qu’une réalité fictive.

 

Jusqu’à présent, toutes les spéculations théoriques sur l’espace en peinture n’étaient que de prétendues tentatives de transformer une surface réellement plane en son contraire : l’espace.

 

Comme le support réel de l’espace manquait, les tableaux, dans leur tentative de le représenter, n’ont fait que donner une illusion d’espace en le représentant par ses signes les plus apparents, perspective, profondeur, volume, ou par ses lois les plus intrinsèques, champ, figure, dynamique spatiale.

 

Équipe 57 : division de la surface d’un tableau par un système d’ordonnance et de développement des formes en évitant totalement la création de champs et de figures et en valorisant la surface divisée en un plan unique et homogène.

 

Parler de l’espace quand il s’agit de peinture c’est se tromper d’appréciation. La peinture est surface. Et l’histoire de la peinture est le traitement de cette surface ou l’emploi qui en a été fait.

 

Julio Le Parc, Paris, 1959.

La théorie

C’est seulement en reprenant la réalité à la base et en prenant conscience de ses limitations, que l’on pourra, en dehors de tout préjugé, établir les bases d’une peinture simplement objective, réelle et absolument pas théorique.

 

Si pour éliminer les préjugés on a besoin d’une théorisation claire, pour réaliser l’œuvre objective en revanche, on n’a nul besoin de théorie.

 

Ce qui est, est. Une peinture est une peinture. Une théorie est une théorie.

 

Il ne sert à rien de démontrer des théories par l’intermédiaire de la peinture. Soutenir une peinture par l’intermédiaire de la théorie encore moins.

 

Dans la réalité, c’est l’objectivité qui compte. Et on ne peut pas bouleverser les réalités au risque de se retrouver avec les fardeaux inutiles que les artistes trimbalent depuis des siècles.

 

Julio Le Parc, Paris, 1959.

Bases

Il est temps de définir clairement les bases grâce auxquelles on peut construire un nouveau point de vue des arts plastiques.

 

Il faut tout d’abord valoriser le plus justement possible les bases réelles. Non seulement le support physique en lui-même mais tout ce que ce « support » suppose.

 

Il faut définir clairement, et dans toute leur amplitude, les termes de la réalité des recherches plastiques.

 

La réalité objective définit elle-même et bien clairement un terrain sur lequel on peut avancer, à condition bien sûr de ne pas bouleverser, supplanter, mystifier, déformer ou dévaloriser ses composants. 

 

La recherche plastique peut être un fait réel qui a lieu dans une réalité simple et ordinaire comme le reste de l’activité humaine.

 

La super-mystification, la métaphysique et la théorisation extrême, ont conduit l’art plastique dans une situation de privilège et d’incompréhension pleine de confusion et d’obscurantisme, où régneraient le mystère, la magie, l’enchantement et toutes sortes de valeurs subjectives.

 

La grande révolution ne doit pas être dirigée contre le tachisme mais contre la scolastique de la peinture formelle ou constructiviste, contre la Gestalt-théorie, contre la théorie de la forme.
Tout ce qui tend à perpétuer ce qui a eu comme valeur permanente, la valeur historique, ralentit et finit par arrêter l’évolution.

 

Aujourd’hui est un autre jour. 1960 implique toute une réalité prodigieusement riche et variée, pleine de concordances et de contradictions. Et c’est dans cette réalité que nous devons trouver notre place.
Simples ouvriers de la recherche plastique. Constatant et ordonnant (échelonnant) les idées plastiques avec la simplicité et l’application que n’importe quel bon ouvrier met dans son travail.

 

Plus de tour d’ivoire. Inutile de nous identifier à la malédiction de l’incompréhension.

 

Avec cette volonté de clarté et de compréhension, mettre sur pied, au bon endroit, tous les véritables éléments du monde des arts plastiques.

 

La réalité nous façonne. Nous pouvons façonner la réalité. L’œuvre métaphysique ou subjective n’a pas sa place dans la réalité.

 

Les composants de la recherche plastique peuvent être clairs, précis et objectifs comme les chiffres, comme les matériaux qui sont utilisés.

 

Les théories éculées, les théories qui ne sont que des théories, comme la théorie de la non-théorie, n’ont pas leur place dans une recherche basée sur le travail qui objectivise en concrétisant les idées.

 

Dans le domaine des arts plastiques, il n’y a pas de retour en arrière. Il existe certains extrémismes des retours en arrière qui produisent des situations nouvelles.

 

L’art des musées doit rester dans les musées. La phrase de Cézanne : « faire un art aussi durable que l’art des musées » doit rester dans les livres d’histoire.

 

Une transformation, une évolution, une révolution, ne peuvent sortir du néant et c’est pourquoi toute tentative de changement porte implicitement en elle toutes les caractéristiques de ce à quoi elle tente d’échapper. On peut seulement avoir une conscience claire de ce que l’on prétend faire, des possibilités et des restrictions. En acceptant les progressions partielles et en comprenant les retards et les retours en arrière.

 

Le temps, dans les arts plastiques, m’apparaît comme un autre formidable subterfuge pour dissimuler des impossibilités.

 

Le temps est l’élément essentiel dans lequel nous évoluons (passons), dans lequel tout évolue (passe), les êtres humains, les peintures à l’huile, la sculpture, la musique, les civilisations, les relations, les révolutions...

 

Théoriser les arts plastiques implique une impuissance irrespectueuse du monde des arts plastiques et un abus de la crédulité des gens.

 

De toute évidence, le temps intervient réellement dans le vécu d’une œuvre d’art. Son observation et le plaisir qu’elle peut provoquer nécessitent un certain temps d’attention. Mais ce temps n’est pas l’élément matériel dont s’est servi l’artiste plasticien, en travaillant la surface ou l’espace. Le temps comme élément du travail échappe à ses possibilités réelles. S’il doit moduler le temps, le musicien l’utilise en déterminant sa dimension et sa configuration avec celle de son œuvre.

 

Julio Le Parc, 21 juin 1960.

Position

Notre position, un schéma très simple :

Hier :

La peinture constructiviste fondée sur la théorie de la forme, produisant des tableaux avec de libres interprétations des peintres et des libertés dans la composition.

 

Hier et même aujourd’hui :

La peinture informelle, le tachisme et toutes sortes d’expressionnisme abstrait libérant les peintres du formalisme géométrique mais en le soumettant à tout type de formalisme expressif en arrivant au zénith de l’appréciation, où tout, absolument tout, peut avoir une valeur plastique.

 

Aujourd’hui et demain :

Une nouvelle tentative de clarification. L’heure de mettre sur pied les premières constantes sur lesquelles l’art plastique pourra se développer avec des bases sûres, libres de toute sujétion extra-plasticienne, de toute formulation philosophique idéaliste, libre de tout subjectivisme, libre de tout irrationalisme ou rationalisme extrême.

 

Nos refus :

En premier lieu : le culte de la forme (constructivisme, peinture formelle, néoplasticisme, etc.), en second lieu : l’abstraction expressionniste en tout genre (informalisme, tachisme, lyrisme, surréalisme abstrait, truculentisme, amorphisme, etc.).

 

Nos ascendants :

Tous les efforts qui vont dans le sens de la recherche de la clarté dans les arts plastiques. Ainsi peut-on citer Mondrian, Albers, Max Bill et Vasarely.

Pour un manifeste

Points à prendre en compte en vue d’un manifeste : 
Mouvement optique.
Psychologie de la vision.
Psychologie de la forme.
Nouvelles recherches de la psychologie expérimentale. 
Mouvement réel.
Mouvement visuel, optique ou des yeux.
Physiologie oculaire.
Vision focale 9°.
Vision périphérique.
Stimulations optiques incontrôlables dans la région périphérique.
Stimulations en chaîne.
Structures instables à la périphérie contre des formes nettes dans la vision focale.
Changement de signification selon que la vision est périphérique ou focale.
Travaux sur les formes : primauté et signification particulière de la forme.
Travaux sur les relations entre les formes : neutralité des formes, liberté de les mettre en relation (Mondrian : relations variées à significations variées).
Travaux sur les ensembles dus à des formes uniques avec un seul type de relations (Vasarely), introduction de variantes libres qui rompent l’homogénéité en créant une alternance dans la lecture visuelle de la surface.
Travaux avec progressions : traitement d’une surface homogène avec formes neutres (carrés, cercles...) qui change rationnellement grâce à des progressions quantitatives, provoquées par des changements dans des directions ambivalentes.
Création de structures instables dans la vision périphérique qui obligent l’œil à déplacer la vision focale pour appréhender les structures qui, dans la vision focale, ne se produisent pas.
Systématisation de changements ou d’évolutions d’une forme en ensembles homogènes sans rompre la logique de l’homogénéité.

 

Changements par :
progressions.
progressions ambivalentes (horizontales, verticales, diagonales).

 

Métamorphose de : 
la croissance 
la diminution 
la transformation
l’apparition
la disparition
la rotation
le transfert
la vitesse de rotation transfert
la forme
la couleur
la teinte

 

Points de départ : 
– une forme ;
– une série (dans laquelle la forme choisie crée un mouvement ou une somme) ;
– un ensemble (dans lequel la série se multiplie par l’intermédiaire de mouvements de séries ou d’additions quantitatives, où les structures instables qui résultent des relations entre les formes, les séries et les ensembles, créent un mouvement optique produit par les structures instables des rapports des formes, des séries et de l’ensemble) ;
– un ensemble d’ensembles (dans lequel un ensemble donné peut intervenir dans un autre ensemble, ou deux ou trois en intersection, ambivalentes ou additives).

 

Dans ce dernier cas, plus encore que dans le précédent, le problème des relations en tant que matériau sur lequel on travaille est porté à un autre stade d’évolution car il tend à créer des ensembles par lesquels l’idée de la forme qui le compose, l’idée de la série qui le structure, l’idée de l’ensemble qui crée le mouvement optique, restent sur un plan totalement intelligible.
Ceci donne lieu à une vraie relation entre ces éléments, libérant encore plus le jeu de la vision focale et créant des structures instables dans la vision périphérique. Avec ce minimum d’intérêt plastique, les stimulations périphériques prennent l’avantage au point d’obliger l’œil à se déplacer continuellement à la surface pour saisir l’insaisissable qui disparaît dans la vision focale.

 

Encore d’autres points à considérer :
Champ et figure (Malevitch)
Champ-figure, figure-champ (Vasarely-Arp)
Instabilité de l’attention (Albers)
Vibration en blanc et noir (Vasarely)
Post-image
Mouvement réel-temps (Schöffer)
Trois dimensions. Multitude d’angles visuels
Couleur
Couleur-lumière
Profondeur échelonnée
Deux plans
Deux plans ou plus
Superposition de formes ou de couleurs
Mouvement réel de formes et de couleurs et leur relation optique
Temps
Programme temporel
Multiples programmes atemporels
Mouvement programmé
Mouvement des changements
Changements continus
Changements alternés
Mobiles-mouvement libre
Limitations de mouvements libres.

 

Mouvement historique, schéma très simple : de la somme des valeurs, des éléments, des stimulations qui primaient dans la peinture classique, amoncellement confus de toutes sortes d’appels à la compréhension visuelle, émotionnelle et rationnelle du spectateur, en passant par les étapes connues de dépouillement et de classification de la peinture contemporaine (expressionnisme, cubisme, constructivisme). Arriver à travailler avec les éléments physiques les plus simples, ce qui nous permet de connaître le mécanisme physiologique du mouvement oculaire et ses premières relations avec l’esprit, pour conquérir ensuite pas à pas, en toute conscience, le reste des mécanismes sensoriels et mentaux et arriver à configurer les éléments visuels en accord avec la connaissance qui s’établit, du type de relation de l’œil humain avec l’être humain.
Arts visuels, point de départ logique, la vision.

 


Julio Le Parc, 22 juillet 1960.

Changer

Le type de recherches que nous réalisons exige un nouveau type de rapport entre nous et un nouveau type de recherche, où l’individuel s’intègre au collectif.


Julio Le Parc, 23 juillet 1960.

Mondrian

Mondrian, 1941 : « Il faut bien voir que dans l’art, la culture des formes particulières a culminé et est désormais achevée ; que l’art a entrepris la culture des relations pures. »


Paraphrasant Mondrian dix-neuf ans après : « Il faut bien voir que dans l’art, la culture des relations particulières a culminé et paraît déjà achevée. L’art a entrepris la culture des relations pures. Ceci signifie que la relation particulière, libérée de ses limitations et réduite à une relation plus neutre, peut désormais induire des relations plus pures. »


Ceci révèle une nouvelle étape de l’évolution. En mettant clairement en évidence la fin de la culture des formes particulières et en lançant consciemment la culture des relations, Mondrian en indique, pour dépasser la première étape, celle des relations particulières. Son apport est extraordinaire et surpassable. À notre tour, maintenant, au milieu de la situation confuse de l’art actuel, de rechercher de manière claire et juste l’étape qui permette de poursuivre dans l’idée de l’épure grâce à laquelle Mondrian a pu travailler avec autant de clairvoyance et de conviction.


C’est pour cela sans doute qu’en nous opposant à l’art formel auquel Mondrian s’est opposé et en nous opposant aussi à l’art de Mondrian dans tout ce qu’il a de permanent et de définitif et à toutes les séquelles régressives qu’il a eues chez ses faux adeptes. En nous opposant à son soutien des relations particulières des formes neutres, c’est-à-dire à la valorisation des relations de formes sur les formes, en maintenant une relation particulière de libre choix et de caractère divers. Nous soutenons à notre tour que, dans le développement clair et conscient de l’évolution de l’art, la culture des formes a culminé avec Mondrian et actuellement la culture des relations qu’il a inaugurée lucidement a culminé à son tour. Ainsi est née une culture dans laquelle la forme particulière est définitivement éliminée et les relations particulières dépassées. Alors se développe une culture dans laquelle la relation passe à une étape nouvelle d’indépendance et de pureté, où les formes sont un support totalement neutre et sans aucune valeur en soi : leurs relations répondent à un caractère total et unique qui contrôle complètement le sens de l’œuvre.

 


Julio Le Parc, 29 juillet 1960.

 

Max Bill / Georges Mathieu

Pourquoi Max Bill a-t-il introduit Mathieu, Dubuffet et d’autres tachistes dans l’exposition d’art concret de Zurich ?

 

Par-delà les raisons que peut invoquer Max Bill, nous avons pour notre part tiré nos conclusions de la présence dans cette exposition de Mathieu et Cie. Elle n’est en fait pas si aberrante puisque dans le fond, l’attitude de ces peintres ne diffère en rien de celle de beaucoup d’autres qui exposent ici et prétendent occulter leurs improvisations sous des formes géométriques. Cette exposition réunit les contradictions dans une vision consensuelle, régressive, académique et formelle.

 


Julio Le Parc, 29 juillet 1960.

 

La peinture de chevalet

À propos des déclarations erronées qui prétendent faire des classifications définitives en se basant sur le matériau physique avec lequel on confectionne les œuvres, il faut préciser à quel point cette attitude est caduque et signaler que les progrès n’ont jamais été mesurés en fonction des supports physiques mais bien de la nouveauté de leur contenu. Bien qu’il existe une étroite relation entre matière et réalisation, c’est le résultat qui compte. Et ce qui reste inscrit dans l’histoire de l’art, ce sont les idées appliquées aux matériaux qui permettent de les visualiser.

 

Prétendre aujourd’hui que la peinture de chevalet a vécu est un extrémisme complètement infantile et révèle une méconnaissance totale des problèmes plastiques. La peinture de chevalet est l’une des conséquences du traitement de la surface. Pour remettre les choses à leur place, considérons tout d’abord le lieu qu’occupe, ou peut occuper, ou cesser d’occuper la surface en tant que support physique de deux dimensions, dans le cadre de la résolution des problèmes de la plastique actuelle. Ce faisant, on n’aura fait qu’un seul pas dans le sens de la compréhension de la réalité de la problématique plastique, qui se situe au-delà de n’importe quel support physique qui puisse lui apporter des solutions. L’esprit de nouveauté est une manière nouvelle de concevoir, penser et sentir et les caractéristiques de ses constantes se définissent d’elles-mêmes et acquièrent une réalité au fur et à mesure qu’elles deviennent visualisables sur leurs supports physiques qui eux-mêmes sont conditionnés par cet esprit nouveau. Par « supports physiques », nous voulons dire, non seulement le matériau sur lequel on travaille, mais aussi toute la conception graphique, visuelle ou théorique qui le compose progressivement. Il est trop fréquent de constater les prétentions désabusées de faux innovateurs pétris d’idées rétrogrades, forcément passives, utilisant des matériaux technologiquement modernes ou au contraire de récupération. À cause de cette vision erronée des choses, ils fondent leur travail sur la théorie de la valeur de leurs œuvres, théorie soutenue par des conditions de réalisation artificielles et vides de tout contenu.

 

Julio Le Parc, 29 juillet 1960.

Éliminer le mot « art »

Essai d’approximation pour l’appréciation de nos recherches.

Nous aimerions, sans aucune prétention d’exactitude conceptuelle ou théorique, révéler, simplement et clairement, quelques aspects de notre position et de notre activité.

 

Il convient de préciser que dans notre travail toute prétention d’absolu et de définitif est exclue.
Notre principale préoccupation est de nous situer dans l’art actuel, en gardant à l’esprit que l’art plastique doit conserver une connotation sociale. Venus à la vie artistique par les moyens courants (apprentissage du dessin, peinture, histoire de l’art, etc.) et conditionnés par la superstructure sociale qu’est l’art, autant du point de vue conceptuel qu’émotif (moyens d’expression, dessin, peinture, sculpture, travail individuel) ou social (professorat de dessin, de peinture, concours, salons officiels, galeries, critiques d’art), on prend conscience de notre situation et des contradictions qu’elle entraîne.

 

On arrive à saisir la profondeur de l’alternative dans la confusion de la situation actuelle. Et en termes plus ou moins approximatifs, on peut voir les pôles de cette alternative.

 

Soit on continue dans le monde mythique de la peinture avec notre plus ou moins grande capacité d’expression et expérience, en acceptant la situation sociale de l’artiste en tant qu’individu privilégié et unique, au destin prédéterminé.

 

Soit on démystifie l’art, réduit, en termes clairs, à toute autre activité de l’homme, où l’intérêt se situe dans le phénomène visuel et non pas dans les illuminations abruptes qu’on pouvait recevoir de notre inspiration, de nos états animiques. Ou bien sa valeur expressive est le produit d’une profonde et intangible identité de l’homme-peintre avec son temps et avec les aspirations de l’être humain.

 

Face à une telle alternative, nous sommes heureux d’avoir entrepris de débroussailler le chemin avec l’intention d’arriver à considérer l’art comme une simple activité de l’homme.

 

Nous savons que, pour arriver à cela dans la réalité, une longue période de recherche et d’activité sera nécessaire. Dans nombre d’aspects, elle sera aussi sous l’influence du panorama de l’art actuel.
Afin d’y parvenir, nous confrontons continuellement notre tâche avec la recherche d’une conscience claire, pour nos expériences ou notre activité sociale. Nous voulons éliminer de notre vocabulaire le mot « art », et tout ce qu’il représente actuellement.

 

Nous avons cherché et nous proposons de réaliser des recherches dont le résultat peut encore être compatible avec les appellations traditionnelles de : dessin, tableau, relief, sculpture et même, œuvre d’art appréciable et commercialisable dans les termes de l’art actuel.
La notion de morceau d’art commence à disparaître en nous. Nous cherchons simplement à visualiser, avec des moyens clairs et objectifs, le vécu actuel de l’homme.

 

Notre tâche peut être qualifiée d’absurde et déplacée, sans aucune possibilité de résultat, longue et pénible, dans le meilleur des cas. Simplement, nous éprouvons la joie d’être embarqués avec elle, nous avons la foi et la pleine assurance de ne rien pouvoir affirmer de définitif et d’absolu.

 

Concernant la réalisation pratique, nous mettons l’accent sur un plan immatériel existant entre l’œuvre (ou l’expérience) et l’œil humain. Toute œuvre d’art est, avant tout, une présence visuelle. Nous reconnaissons le dialogue visuel entre l’être et l’objet.

 

La place que nous donnons à l’existence du fait plastique n’est ni dans le soupçon émotif préconçu dans l’être, ni dans la réalisation technique de l’œuvre elle-même mais dans la conjugaison de l’être et de l’objet dans un plan visuel équidistant.

 

D’où notre opposition aux solutions des ordinations formelles, systématiques, aléatoires ou de quelque autre nature, dans la mesure où elles ne sont que simple rhétorique de la surface, du volume, de l’espace ou du temps.

 

Que soit bien claire notre intention de situer notre expérience dans ce plan immatériel entre l’être et l’objet parfaitement malléable. Ainsi s’explique notre distance par rapport à la forme, contenant d’un caractère particulier, comme le signalait Mondrian dans ses écrits en 1941.

 

Nous nous posons au centre du problème des relations, réduisant la forme à sa plus simple expression, en la représentant dans l’anonymat de formes homogènes. Et donnons ainsi plus de liberté aux relations qui matérialisent un élément invisible de l’œuvre que les éléments isolés ne peuvent faire.

 

En passant à un autre niveau, nous dépouillons les relations de ces caractéristiques particulières et leur établissons des degrés d’anonymat et d’homogénéité. Nous nous libérons ainsi de l’attachement à la valeur formelle et de ses conséquences extra-visuelles.

 

Au cours de nos recherches, nous nous éloignons de manière de plus en plus évidente de l’objet plastique en soi, avec ses solutions propres, et de son rapport, signifié d’avance, avec le spectateur. Nous arrivons à des niveaux plus immatériels où l’on peut établir les coordonnées de la relation visuelle d’une manière vraiment dynamique, entre l’être et l’œuvre.

 

Nous considérons le mouvement comme un élément intrinsèque du phénomène visuel. Nous ne le plaçons ni en problème, ni en objectif. Nous établissons la différence entre mouvement et agitation. Si nous pouvons établir une relation dynamique entre l’œil humain et un objet plastique, d’une façon implicite, cela générera un vécu du mouvement avec implication du Temps.

 

Mettre un moteur en route produira un mouvement mais ce ne sera pas suffisant pour le considérer comme une recherche visuelle. Constater que quelque chose bouge n’est pas participer au phénomène. L’usage et l’abus de mouvement, comme d’autres ressources techniques de l’art plastique, masquent une incompréhension du sens du mouvement, si ce n’est une incapacité manifeste.

 

Nous ne prétendons pas être capables d’aborder totalement le problème du mouvement. Nous signalons seulement la validité du sens du mouvement à partir de la relation dynamique entre le spectateur et l’objet artistique.

 

Nous établissons ainsi une première appréciation du mouvement dans un plan strictement physiologique.

 

La relation, inévitable, de l’œil humain à certains stimuli visuels. Le moteur du mouvement qui se produit n’est pas uniquement dû à la constitution physique de l’organe de la vision, plutôt que de lui soumettre des représentations ou des formes reconnaissables, faciles à constater, je lui soumettrai une série de stimuli en chaîne, auxquels on ne peut se soustraire.

 

Nous considérons que ce niveau physiologique est très important. Une surface statique peut contenir des éléments valides, susceptibles de produire du mouvement au travers d’une interrelation dynamique avec l’œil humain. Par contre, une roue en mouvement, même avec sa cinétique réelle, peut laisser complètement indifférent après le premier regard.

 

Nous considérons le développement du mouvement à partir des constantes physiologiques de la vision humaine. Le mouvement, en tant que simple agitation, nous est indifférent.

 

Le mouvement signifie temps, œuvre plastique, espace. Nous trouvons que les conjuguer, à partir de considérations physiologiques, va de pair avec les caractéristiques de l’espace, du temps et de ses rapports.

 

Notre première constatation : un espace en deux dimensions ou une surface peuvent établir une relation dynamique, un mouvement visuel. Un espace à trois dimensions volume, par ses multiples angles de vue, détermine d’abord un temps d’appréciation. Les objets statiques peuvent compter sur le mouvement de translation du spectateur. En arrivant au mouvement réel, la relation avec l’idée de mouvement devient plus difficile.

 

Parce que le mouvement réel, sur une surface ou dans un volume, comprend, à sa base, le mouvement. Il existe une grande différence entre l’idée de mouvement et le mouvement réel. Un objet qui bouge peut ne pas comprendre l’idée de mouvement, malgré son agitation. Nous nous apercevons que les pondérations du mouvement dans les arts visuels ont une constitution propre qui se différencie du mouvement réel tout en s’y référant.

 

En partant du mouvement réel, la difficulté devient un problème de temps, avec les implications de l’utilisation des caractéristiques de l’idée du temps.

 

On peut passer du mouvement libre à la propagation du mouvement, avec initiation, développement et fin, où, selon un schéma moins prédéterminé, peuvent intervenir plusieurs programmes simultanés et sans relations définies à l’avance.

 

On peut aussi utiliser des systèmes d’approximation pour des situations où le mouvement sécrète un temps indéterminé avec des caractéristiques imprévisibles que l’on peut plus ou moins calculer avec le système des probabilités.

 

Julio Le Parc, 6 novembre 1960.

L’immatériel

Je voudrais pouvoir exprimer un fait que je crois fondamental à nos recherches. Il se manifeste constamment, avec plus ou moins d’évidence, dans presque tous nos travaux.

 

Nous avons établi le fait artistique, sur le plan strictement visuel, loin de son contenu formel et de ses pôles expressifs. Nous avons proposé l’annihilation de la forme particulière pour tout ce qu’elle a de rhétorique et de valeur individuelle.Un troisième élément existe dans le rien. Sa réalité est palpable et, en même temps, incorporelle, il n’est ni dessiné, ni fixé directement dans la matière. On peut l’appréhender ou le transformer, mais toujours sur d’autres éléments. Il n’a pas d’existence étroitement liée à son origine (le blanc d’une feuille blanche, en dehors de la relation lumière-feuille, réside dans la feuille). Ce troisième élément n’existe pas par lui-même, il est la conjugaison des deux autres. Ce n’est pas une simple relation.

C’est la relation en elle-même ou la relation à un degré tel, que les éléments à sa base deviennent pratiquement nuls, mais toujours nécessaires. Je crois que la compréhension totale de ce phénomène va nous permettre de mieux comprendre notre position et l’élaboration de nouvelles expériences nous donnera des résultats plus précis.

 

Je vois ce phénomène étroitement lié à l’idée de temps. Non pas au temps qui passe, mais au temps-existence, au temps-relation. Alors apparaît une situation, d’une relativité extrême mais avec tous les attributs d’une réalité tangible et permanente : l’existence aiguë de l’inexistence.
Dans cette situation, où il est impossible de valoriser cet élément, avec notre perception de la réalité, car il n’a pas une base propre, on se retrouve avec la situation étrange où cet élément est seulement lui-même, celui qui compte, celui qui s’approprie tout l’intérêt.

 

Il y a quelque chose d’angoissant, ou de réconfortant, de savoir cette présence si aiguë, vivant au moyen de tiers, alors qu’en elle-même, elle n’est absolument rien. 
Le développement et la maturation de la compréhension de cet élément ouvrent d’insoupçonnables perspectives dans notre tâche.

 

L’utilisation de la forme et de sa signification en soi passe au domaine de l’art traditionnel. Cet élément, en le travaillant, peut nous échapper, comme l’eau file entre les doigts. Son existence, basée sur l’inexistence, nous amène dans un autre champ, pas celui de la chose en soi et moins encore dans celui de la chose-signification. Simplement en dehors, dans un plan immatériel merveilleusement modulable.

 


Julio Le Parc, 8 mars 1961.

Simultanéité

En réalisant des boîtes lumineuses en mouvement, j’ai pu constater, parmi d’autres aspects, celui de la simultanéité. Un simple plan visuel, statique ou mobile, avec sa vie en soi, son espace à soi, son temps à soi, s’additionne à d’autres plans également indépendants qui tous convergent dans un seul espace visuel. Ainsi se produit une addition de plans. Cette profondeur échelonnée est régie par le même temps. Alors ce qui se produit dans le champ visuel est différent de ce qui se produit dans chacun des plans.

À propos de art-spectacle, spectateur-actif, instabilité et programmation dans l’art visuel

Il est inutile maintenant de revenir en arrière et d’expliquer pourquoi sont dépassées les classifications traditionnelles de l’art visuel (peinture, sculpture, etc.). Limitant chaque champ de réalisation, elles plaçaient d’un côté l’objet à contempler et de l’autre le spectateur.

 

Les réalisations actuelles surpassant d’une part ces limitations cherchent à modifier le rapport œuvre-spectateur en demandant au spectateur une participation d’un autre ordre.

 

Nous voilà en face d’une situation dont la complexité incite à la réflexion. Son évolution peut avoir des facettes obscures. Il ne s’agit pas de remplacer une habitude par une autre. Il faut en tirer les conséquences et prévoir avec clarté sa suite, qu’elle soit positive ou négative.

 

La rupture des normes traditionnelles ne justifie pas la confusion ni la gratuité.

 

La notion du spectacle lié à l’art visuel nous met sur une voie, la notion de spectateur activé ou spectateur actif sur une autre. Et même toutes deux peuvent se trouver associées.

 

Par notre condition de réalisateurs, nous avons une exigence critique vis-à-vis des œuvres produites et de leurs rapports avec le spectateur. Le résultat total doit être d’une netteté indiscutable.

 

La conception et la réalisation de l’œuvre doivent répondre à une idée claire, sa visualisation doit en faire état dans la perception du spectateur et la participation de ce dernier devra se dérouler dans un temps correspondant en qualité à la totalité.

 

Une grande quantité d’œuvres actuelles ne résistent pas à la critique. Certaines attitudes valables se concrétisent en réalisations dont la nouveauté ne réside que dans l’apparence, dans le matériel utilisé ou dans la façon de présenter. Sans beaucoup les analyser, on découvre, sous cette prétention d’originalité, un art équivalent à celui qu’on prétendait dépasser, quand elles ne sont pas réduites à un simple goût pour la bizarrerie ou le snobisme.

 

Sans entrer dans des considérations critiques, on peut signaler toute une série de nouveaux rapports œuvre-spectateur, qui va de la simple contemplation au « spectateur-œuvre » en passant par le « spectateur-stimulé », le « spectateur-déplacement », le « spectateur-activé », le « spectateur-interprète », etc.

 

Le rôle de l’œuvre et celui du spectateur sont modifiés. Faire vivre la participation active d’une œuvre est peut-être plus important que la contemplation passive et peut développer dans le public ses conditions créatives naturelles.

 

Mais la prétention extrême de vouloir faire participer le spectateur peut amener à le mettre en face d’une toile blanche posée sur un chevalet et à l’inciter à se servir d’une boîte de peintures à l’huile ; ou à réinventer la machine à écrire comme œuvre demandant la participation active du spectateur pour la création de la poésie.

 

Dans le même ordre, et avec un souci de spectacle, prendre le spectateur-actif comme objet de contemplation (pendant qu’il participe à une œuvre, il est objet de spectacle), pose l’existence simultanée d’un spectateur qui vit la réalisation avec la conscience d’être observé et d’un spectateur qui le contemple. Dans le cas du « spectateur-œuvre », on trouve une situation similaire à la précédente avec la différence qu’il a conscience de n’être plus spectateur, sauf pour contempler ceux qui le contemplent.

 

Nous arrivons ainsi à l’incorporation de l’action réelle, action non plus individuelle du spectateur, mais l’interaction de plusieurs spectateurs. On peut, dans cette voie, concevoir des sortes de sculptures pour être luttées, de danses à être peintes, de tableaux à escrime, etc.

 

On pourrait même arriver dans ce souci de participation violente des spectateurs à la non réalisation, non contemplation, non action. On pourra alors imaginer, par exemple, une dizaine de spectateurs en non action dans le noir le plus complet, immobiles, ne disant rien. S’ils pouvaient ne plus penser et peut-être ne pas respirer, on atteindrait au degré le plus haut d’un nouvel art. Mais tout en restant dans ces préoccupations, on peut essayer de trouver des solutions éloignées de l’absurde. Car ce côté d’improvisation hâtif rejoint tout un stade de désespoir et d’ennui quand ce n’est pas simplement une incapacité de clarté.

 

La notion de spectacle en rapport avec les arts visuels a toujours eu un caractère péjoratif. En admettant franchement le renversement de la situation traditionnelle du spectateur passif, on contourne l’idée de spectacle pour arriver à la notion de participation activée ou active. Cette préoccupation touche de près la conception même de l’œuvre, sa réalisation et sa mise en rapport avec le spectateur.

 

On s’éloigne évidemment des normes esthétiques ou anti-esthétiques, car maintenant après des dizaines d’années d’art moderne on arrive au point où tout peut être considéré comme un art et des postulats simplistes peuvent éluder le problème en affirmant que dormir est un art ; cette élévation à la catégorie d’art des choses et des faits de la vie courante a la contradiction intrinsèque de vouloir d’une part nier les œuvres d’art et d’autre part, tout en maintenant les valeurs, transformer tout en art – et le sens commercial n’y est pas pour rien.

 

Au circuit conception-réalisation-visualisation-perception, s’ajoute un autre stade qui régit le tout : « modification ». Cette idée nous amène à la notion d’instabilité. La notion d’instabilité dans l’art visuel répond à la condition d’instabilité de la réalité. Nous essayons de la concrétiser en réalisations qui la transcrivent dans ses caractères fondamentaux.

 

On constate son développement parallèle dans le renversement de la situation contemplative du spectateur en faveur de sa participation active.

 

On pourrait même établir des degrés de cette évolution. Par exemple, les œuvres cinétiques de surface (tableaux) s’efforcent de placer le spectateur dans un rapport réel où sa participation au moyen de la stricte sollicitation visuelle l’engage dans un temps de perception dans lequel la physiologie de la vision est concernée en premier ordre. Les œuvres qui réussissent le mieux dans ce sens sont celles dont la réalisation s’éloigne de la notion de forme reconnaissable avec un caractère particulier et dont les rapports libres se prêtent à une interprétation particulière. Ces œuvres développent une idée qui se concrétise sur une surface homogène dans laquelle les formes employées répondent toutes au même point de départ (si elles ne sont pas toutes égales), leur emplacement dans le plan répond à la même idée donnant à tous les rapports une homogénéité équivalente à celle des formes.

 

Ces ensembles sont capables de créer des structures instables perçues dans le champ de la vision périphérique, créant un temps indéfini de perception dans lequel le spectateur activé physiologiquement ressent l’œuvre instable.

 

Dans le cas d’œuvres cinétiques en volumes – celles qui se réalisent avec le déplacement du spectateur –, elles ont vraiment une valeur quand la perception totale du spectateur, en se déplaçant, répond aux mêmes données de conception et de réalisation.

 

La valeur de cette perception réside, non pas dans l’addition capricieuse des différents points de vue, chacun d’eux étant peut-être l’équivalent d’un tableau fixe traditionnel, mais dans l’étroit rapport de déplacement du spectateur et des multiples situations visuelles qui en résultent. Chacune n’ayant en soi qu’un minimum de valeur, l’important est un troisième état produit par le déplacement. Les œuvres les plus remarquables dans cette voie sont celles qui incluent la notion d’accélération qui produit un véritable sens du mouvement, car le moindre déplacement du spectateur produit un mouvement visuel plusieurs fois supérieur au mouvement réel du déplacement. Ce mouvement visuel est soumis à des constantes permanentes.

 

Ces œuvres nous amènent à celles qui se font au fur et à mesure qu’on les regarde. Ici, le fait de « vivre » l’œuvre atteint un autre degré, car le spectateur vit l’œuvre dans un temps réel. Le mouvement particulier de sa perception concrétise une mesure de temps où l’œuvre se réalise à lui. La notion de commencement et de fin se trouve écartée de même que le caractère stable et fini des œuvres traditionnelles : il s’agit ici d’œuvres non définitives, mobiles à multiples situations et variations constantes. Pour manifester l’instabilité dans son sens le plus abstrait, ces œuvres doivent soustraire le spectateur autant que possible des sollicitations provenant soit de variations formelles soit de significations spéciales. Le fait de leurs conception et réalisation a pour objectif (prévisible dans une certaine mesure) le déroulement qui se produira dans la perception du spectateur. Le spectateur entre en plein dans les données indéterminées et c’est sa perception qui lui donnera une image particulière de l’œuvre.

 

Dans les œuvres que nous venons d’analyser, on peut dire que le spectateur a été activé, son activation est fondamentale pour la réalité de l’œuvre.

 

La participation réelle (manipulation d’éléments) nous présente, par contre, le spectateur qui recrée les œuvres transformables qui lui sont soumises.

 

Évidemment, le résultat peut avoir plusieurs sens. Il se base, d’une part, sur la double participation réelle du réalisateur et du spectateur ; d’autre part, dans la conception de l’œuvre présentée. Si les données de l’œuvre transformable répondent aux principes de l’art traditionnel (formes variées et ordination libre) le spectateur est destiné à l’avance à recomposer indéfiniment, dans la même œuvre, une multitude d’œuvres à contemplation passive. Dans ce cas, l’auteur de l’œuvre peut se qualifier comme un réalisateur d’œuvres transformables, mais ce qui lui échappe c’est le résultat visuel de son œuvre qui sera toujours, avec n’importe quelle quantité de modifications, stable, traditionnelle et à contemplation passive. De ces observations sur le spectateur actif se dégagent la possibilité de développer ses conditions créatives naturelles ainsi que le danger de l’orienter vers la réalisation d’œuvres de caractère traditionnel, sans exclure la possibilité que ce spectateur en réalisant des œuvres personnelles arrive, plus tard, à son tour, à faire des œuvres avec la participation du spectateur. Cependant, la participation active du spectateur est valable dans un cadre où tous les états du phénomène, manipulations et perception visuelle, répondent à un déroulement imprévu mais inclus dans un contexte qui régira le tout (conception, réalisation, modifications).

 

Du point de vue de la conception, la notion de programmation (souvent utilisée dans la Nouvelle Tendance) englobe la façon de concevoir, réaliser et présenter des œuvres instables. Il s’agit de prévoir à l’avance toutes conditions de déroulement de l’œuvre, déterminer avec clarté ses modalités pour pouvoir la laisser se réaliser dans l’espace et le temps, soumises à des contingences prévues de caractère déterminé ou indéterminé provenant du milieu où elle se déroule et de la participation activée ou active du spectateur. Une multitude d’aspects similaires en découlera, le spectateur appréhendera une partialité, laquelle inclura toujours des visualisations suffisantes pour faire percevoir la totalité instable.

 


Julio Le Parc, Paris, septembre 1962.

Biennale de Venise, 1966
Jeu manipulation, 1964
Position vis-à-vis de la Nouvelle Tendance

Position des soussignés vis-à-vis de la Nouvelle Tendance.

 

1. Signalisation urgente des dangers. La Nouvelle Tendance court le risque de n’importe quel mouvement artistique, organisé ou non, de devenir un nouvel académisme. On voit une grande partie de sa production s’arrêter à l’objet en soi, avec une intention artistique, avec un attardement sur le côté précis, soigné et même joli des œuvres (artisanat de luxe). Cet intérêt attardé sur l’objet en soi néglige une ouverture vers d’autres situations où le spectateur participe davantage.

 

La réalisation d’une série d’expériences qui se sont concrétisées dans des œuvres ont une valeur en tant que démarche pour créer d’autres rapports avec le spectateur. L’affaiblissement de cette intention et l’arrêt sur des formules de réalisation (uniformité, mouvement, jeux des éclairages, etc.) produisent une apparente évolution, mais délaissent les préoccupations d’origine. Il devient un maniérisme, un académisme.

 

En l’état actuel de la Nouvelle Tendance, n’importe qui, à l’intérieur ou à l’extérieur d’elle, peut se fabriquer, à l’aide de quelques outils et matériaux actuels, une production à peine différenciée des autres. Ainsi dans le cadre de la Nouvelle Tendance, on peut se créer une personnalité « créative » Nouvelle Tendance comme jadis, en changeant les couleurs de la palette, n’importe qui devenait impressionniste. De cette façon, avec un peu de « public-relations », un peu de chance et un peu de travail on peut prétendre parcourir les échelons artistiques à la recherche de la réussite personnelle. Ces dangers sont intrinsèques à la Nouvelle Tendance. Elle comporte ses propres contradictions.

 

2. Pour la continuation de la Nouvelle Tendance, il nous semble qu’il faut prendre deux attitudes :

 

a) Une attitude critique pour combattre le côté académisant. On connaît plus ou moins les aspects négatifs : gratuité de l’ordonnancement des éléments pour qu’ils soient libres ou réguliers, choix injustifié des matériaux, préoccupation pour le côté joli, rapport artiste-œuvre d’art, etc.
Il faudra organiser, se basant sur la connaissance générale de la production de la Nouvelle Tendance, sur les œuvres présentées au Louvre et sur les exposés des idées des composants, des réunions d’analyses critiques et même sélectives à l’intérieur de la Nouvelle Tendance.

 

b) Une attitude d’ouverture pour permettre d’autres possibilités pour les rapports avec l’extérieur et avec le spectateur. Il faudra s’orienter vers une action plus combative, plus désinvolte, moins craintive vers l’extérieur, vers d’autres possibilités d’activité, vers d’autres façons de se manifester. Ne pas se contenter d’être le fabricant isolé ou associé des objets qui serviront à remplacer la sculpture, la peinture ou à s’intégrer à l’architecture, à la décoration, à la publicité, etc.

 

Les soussignés soutiennent cette position et la proposent à la Nouvelle Tendance. Ils proposent en plus : 

 

– un texte manifeste Nouvelle Tendance,
– un graphique analytique des œuvres Nouvelle Tendance,
– un rudiment d’organisation,
– une série d’actes annexes à l’exposition Nouvelle Tendance au Louvre.

 


Julio Le Parc, texte écrit à l’occasion de l’exposition 
Nouvelle Tendance à Paris, 1964. 
 

Biennale de Paris, jeu avec Ballon suspendu et dalles basculantes, 1965
N.E.A.N.T.

Le jour de la date, les soussignés déclarent fonder l’anti-groupe d’anti-recherche d’anti-art anti-visuel, anti-Nouvelle Tendance (dit N.E.A.N.T.).

 

Ce groupe est illimité.

 

Il englobera tout le monde.

 

Il va développer chez ses composants la méfiance de toutes les formes d’art.

 

Évidemment, il ne mettra pas à découvert les tricheries des artistes, critiques, etc.

 

Il ne dira pas, par exemple, que cette Nouvelle Tendance au Louvre, composée d’artisans de luxe, veut devenir un nouvel académisme, en instaurant d’autres maniérismes. Il ne va pas signaler le fait inquiétant de voir s’outiller toute une petite légion de bricoleurs, aficionados de perceuses électriques, de scies, de fils électriques, etc., parce que les jeux de lumières en mouvement deviennent à la mode.

 

Comme on voit de même toute une autre, déjà un peu plus grande légion, parcourir les grands marchés ou le marché aux puces, arracher des affiches, chercher dans les poubelles et parce que le tachisme et l’informel sont morts, on achète à New York le Pop-Art.

Non, nous ne critiquerons pas.

Le sens de la lutte acharnée dont font preuve des groupes existants et d’autres antérieurs (Maître le Dadaïsme) devient du passé, attitude figée et répétée, académisme.

 

Sans nous soumettre pourtant, nous nous rendons à l’évidence que l’art et sa cohorte est un des maux comme tant d’autres qui affligent ou indiffèrent l’humanité.

 

Il ne peut que nous faire sourire ce prétendu bon sens de la Nouvelle Tendance. Avec sa robuste intention de faire progresser l’art, d’arriver à toutes les situations. On remplace une habitude par une autre. À la place d’accrocher des tableaux au Louvre on accroche maintenant des boîtes, des lumières, des reliefs en bois, etc. avec la prétention déclarée ou non d’envahir la décoration, la publicité, les galeries, l’architecture, etc. L’esprit grégaire de se regrouper devient une mode auprès des appuis officiels ou officieux donnés aux groupes ou équipes, soit à la Biennale de Paris, de San Marino ou aux congrès internationaux des critiques d’art de Rimini.

 

N’importe qui peut se constituer en groupe petit ou grand de deux ou six composants et même se constituer en mouvement international.

 

Devant cette lancée générale (après l’informel) pour sauver l’art soit en retournant à la figuration, soit en voulant instaurer un nouveau réalisme ou Pop-Art, ou un art visuel, nous ne pouvons qu’ouvrir une grande interrogation et avant de continuer ou de nous inclure à n’importe lesquels de ces courants (ou peut-être tous en même temps), nous nous lançons dans le vide. Évidemment, notre anti-groupe (N.E.A.N.T.) n’a pas de programme ni de but précis ou imprécis.

 

Nous nous lancerons dans le plan réel ou imaginaire avec n’importe quelle intention de sortie.

 

Par exemple : à la place de vouloir toujours faire évoluer l’art et la fabrication des soi-disant œuvres d’art, nous ferons toute une série d’essais pour éveiller un tout petit peu les gens. Nous proposerons par exemple au Louvre dans l’exposition N.T., de la parcourir avec les yeux fermés ou dans un sac noir ou blanc, peu importe. Nous leur offrirons au Louvre ou dans la rue ou à la Sorbonne un ensemble de ballons gonflés pour qu’ils puissent les faire éclater. Nous leur donnerons des sifflets au Louvre ou ailleurs pour qu’ils puissent devant l’admiration, répulsion ou indifférence du spectacle, donner un coup de sifflet. Nous les inviterons à se servir de lampes de poche pour éclairer les œuvres lumineuses de la Nouvelle Tendance exposées au Louvre.

 

Nous conseillerons, toujours dans le cadre de la Nouvelle Tendance au Louvre et, applicable par la suite aux enfants et, pourquoi pas, aux grandes personnes, de parcourir l’exposition en patin à roulettes. Nous leur suggérerons de s’adresser à un certain gardien du pavillon Marsan ou à un vendeur d’une papeterie du boulevard Saint-Germain connu pour son mauvais caractère afin de leur demander des renseignements jusque et plus encore l’épuisement de leur mince patience. Nous donnerons, à l’occasion de la N.T. au Louvre, à tous les visiteurs des feuilles blanches à l’entrée pour qu’ils puissent dire tout le mal qu’ils voudront de cette exposition. Et, à la sortie, nous leurs donnerons encore des feuilles de papier pour qu’ils puissent les casser en mille morceaux étant donné que les gardiens empêcheront la destruction des œuvres (cette pratique substitutive sera provisoire jusqu’à que les gens aient le courage de tout détruire) N.T. et ailleurs, etc.
Par la suite, nous organiserons dans une salle dans le centre une session d’accroissement de la capacité perceptive des gens, nous administrerons à tous les concurrents une piqûre de mescaline.

 

De même, avec un rigoureux concours-sélection nous choisirons une œuvre caractéristique de chaque courant d’avant-garde (pop-art, nouvelle figuration, nouveau réalisme, recherche visuelle, etc.), lesquelles seront brûlées en séance publique sur la place de l’Opéra. Nous continuerons notre action en direction de l’enfance et de la jeunesse.

 

Nous leur proposerons toute une série de situations anti-éducatives et anti-formatives avec une fin préventive, avec l’accord du ministre de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports et des directeurs des maisons de la culture. À défaut, l’infiltration ou la pratique dans les terrains vagues. Avant d’arriver au suicide collectif, nous essayerons quand même de laisser notre « trace », nous constituerons un atelier d’art d’avant-garde et nous concevrons le « chef-d’œuvre » de l’époque. Nous réaliserons la synthèse majeure. À cet effet, nous prendrons un grand tableau de Tintoreto du Louvre, on répartira sur lui quelques taches, on déformera, modernisant les expressions des personnages, de préférence on les fera crier ; aux femmes, on leur collera des vrais soutiens-gorge remplis de paille, on habillera ici et là quelques personnages avec des linges sales, d’autres seront couverts de plâtre, etc. On mettra dans certains endroits et par devant sur des plaques de plexi transparent, des petits cercles et carrés, des trames, des miroirs, des mobiles, etc.

 

Le tout mis en situation avec des moteurs ronflants.

 

Dans l’ombre et avec des projecteurs en couleur et des grilles tournantes, quelques manettes et boutons pour que le spectateur les actionne. Un peu de bruit et le chef-d’œuvre sera conclu.

 

On pourra alors faire un tirage à dimensions réelles pour tous les musées du globe. Un tirage formule familiale pour tous les foyers du globe. Un tirage miniature (édition de poche) pour les voyages. Évidemment, il y aura d’autres éditions en pain d’épice, par exemple, pour les gourmands, liquides, pliants, etc. Cette œuvre se prêtera de façon idéale à l’intégration des arts, car elle pourra être « intégrée » à l’architecture moyennant des changements de couleurs, de dimension, d’éclairage, etc.

 

Toute rouge pour un lieu de luxure ; toute bleue pour un couvent, par exemple. Très étroite pour une tour, large et circulaire pour un théâtre, ronde pour des roues de voiture. Ainsi l’esthétisme industriel n’aura pas à se plaindre de l’art.

 

La sémantique et la théorie de l’information puiseront dans la richesse de cette œuvre, laquelle se prêtera à d’innombrables tests, etc.

 

Avec tout ce que nous venons de proposer, on peut supposer que, quand même, nous avons un programme. Il n’en est rien car nous flottons en pénétrance et nous ne nous engagerons en rien. Les choses ne se feront pas. Il n’y a pas de programme et il est de tout le monde.

 


Julio Le Parc, avril 1964.


Signature autorisée au nom de tous : ... Le « seul » (alias Le Parc). Texte sans suite, ironique, reflétant une certaine déception de ma part vis-à-vis de la Nouvelle Tendance.