Anthologie critique 1967-2013

Anthologie critique 1967-2013

Les miroirs de Le Parc

Jean Clay -1967

 

Notre époque aura au moins servi à ce que les bases esthétiques de la peinture se révèlent telles qu’elles sont : un leurre. Dans un monde en perpétuelle mutation, instable, dans lequel la conscience sensible est en conflit avec le mouvement incessant des formes et la transformation continuelle de la matière, dans lequel on privilégie l’éphémère par rapport a l’immuable, le tableau, ce rectangle de bois ou de toile sur lequel vont se fixer les pigments – selon les vieilles recettes des frères Van Eyck – ne nous apparait plus que comme le piège sans vie d’une ancienne nostalgie qui prétendait trouver dans l’art un moyen d’échapper au temps et dans la toile elle-même, un véhicule d’éternité.

 

Ce qui caractérise l’art actuel, c’est qu’une génération de chercheurs a su pressentir – intuitivement – les réalités physiques modernes. Elle a su englober dans son langage la faculté du monde à se transformer en permanence, la relativité, l’espace-temps, la fluidité et la souplesse des phénomènes naturels et le caractère corpusculaire et ondulatoire de la matière-énergie. Avec le cinétisme, l’art a pris conscience de l’instabilité du réel.

 

À partir de là, le phénomène esthétique se développe sous nos yeux, directement, l’œuvre naît, s’agite, consume de l’énergie, meurt et renaît. Un grammairien dirait d’une œuvre cinétique qu’elle se situe dans le présent, alors qu’une œuvre classique – paysage ou abstraction – se situe dans le passé puisqu’elle est avant tout, la transposition d’une réalité émotionnelle vécue précédemment par l’artiste. Une œuvre cinétique n’est que le déroulement d’un événement physique devant nos yeux, hic et nunc : les forces de la nature – ombres, lumières, énergie motrice – nous présentent l’énorme travail qu’elles accomplissent continuellement dans l’univers entier. L’art cinétique n’est pas un art réaliste, c’est un art du réel.

 

C’est ce qui se passe avec Le Parc : ce qu’il nous propose avec ses continuels mobiles, par exemple, n’est ni révocation d’une émotion passée née d’un contact avec la nature, comme dans la peinture traditionnelle, ni la création d’un objet pur qui n’emprunte ses lois qu’à lui-même, comme dans l’art concret. II nous livre la nature elle-même telle que nous la voyons. L’œuvre est le lieu d’un phénomène réel et actuel, canalisé par les soins de l’artiste, un phénomène constitutif, qui lui donne vie au moment même ou nous la percevons. Un Le Parc est avant tout un interprète, un filtre, un tamis de la réalité, et les développements récents de son œuvre accentue cette orientation. Ses lunettes « préparées»  qui permettent la « retrovision », la déformation, le découpage ou la coloration de la réalité, transformant ainsi le champ visuel de l’observateur en un spectacle perpétuellement changeant, en une ambiance individuelle, s’inscrivent dans cette perspective du réel capté et transfiguré par l’action filtrante de l’œuvre. C’est la même chose avec le Mur à lames reflétantes exposé pour la première fois chez Denise René en novembre 1966, qui permet la segmentation, démultiplication, non pas d’un fond fictif préparé à l’avance, mais de la vie même telle qu’elle se déroule devant le panneau. Pour un peu, un visiteur qui passerait devant, penserait voir – cette fois dans la réalité – la décomposition du mouvement telle que Duchamp la représentait il y  a un demi-siècle dans son Nu descendant un escalier.

 

Cette conception de l’œuvre-filtre, de l’œuvre-tamis de la réalité ambiante, Le Parc l’a poussée à son extrême limite dans sa série Miroirs. Le miroir apparait dans l’art moderne en 1912, quand Juan Gris en incorpore un morceau dans une de ses compositions. Pour la première fois, grâce à Gris, une surface picturale comportait un morceau de vie changeante, un fragment embusqué du réel. Par la suite, certains se sont efforcés d’élargir cette proposition et de jouer avec une maestria grandissante sur le contraste entre le figuratif et son reflet, entre la matière peinte et la vie. Avec son Grand verre de 1915-1923, Marcel Duchamp apporte une contribution décisive a cette espèce d’assemblage dans lequel se mêlent et s’opposent la fiction et la réalité. Les éléments de composition sont ici étroitement confondus à nos yeux avec ce qui se passe derrière la vitre (décoration du musée, visiteurs qui passent...) en sorte que nous enregistrons à la fois ce que l’œuvre nous présente (les motifs de « la mariée ») et ce qui l’entoure (les incidents liés a l’exposition). Cornel Cohen, en 1953, avec son Autoportrait de tout le monde, fait de miroirs ovales qui entoure un ovale de la même dimension dans lequel il y a représenté un visage factice ; Baj, en 59, avec son Miroir brisé dans lequel se mélangent des éléments qui se reflètent et des morceaux de tapisserie ; à une époque plus récente, Pistoletto, qui juxtapose dans ses compositions des silhouettes factices qu’il colle au milieu des silhouettes bien réelles de personnes qui passent par là ; et tant d’autres auteurs qui conçoivent leur expérience comme un assemblage, une confrontation entre le faux et le vrai, le fabriqué et le réel.

Ce qui est nouveau dans Le Parc1, c’est l’abandon de cet effet de contraste. II ne nous propose pas de combiner l’œuvre donnée avec l’œuvre « ouverte », le statique et l’aléatoire, le mort et le vivant, il nous tend un miroir. Parfois il est vrai que ce miroir est couvert de stries régulières, mais la texture est la même et l’objet est exclusivement d’incorporer au cadre l’ensemble mobile des contingences extérieures qui s’y reflètent. La relation n’est plus entre tel et tel aspect de l’œuvre mais entre l’œuvre et ce qui l’entoure. Ces contingences sont celles qui constituent la matière elle-même, l’image et, en mars 1966, Le Parc les énumérait ainsi : « celui qui se regarde, sa façon de s’habiller, les grimaces qu’il fait, la disposition des miroirs, leur distance, les mouvements qu’on leur impose, les paysages et les gens qui l’entourent, l’éclairage, etc. ». Ce à quoi il faut ajouter que le spectateur projette également l’espace mental de la société dans laquelle il vit.

 

Depuis Panofsky et Francastel on sait jusqu’à quel point chaque société engendre un ordre visuel particulier – perspective inversée des Byzantins, monoculaire de la Renaissance, polyoculaire du cubisme – et dans quelle mesure cet ordre visuel conditionne le regard des individus de chaque société. Le miroir, toujours semblable et toujours différent, champ neutre d’expansion pour toutes les architectures mentales, a la propriété de restituer avec la même objectivité tous les systèmes d’organisation visuelle que les spectateurs projettent inconsciemment. Ainsi, les miroirs de Le Parc sont à la fois durables et fugitifs. En eux, se reflètent non seulement les contingences physiques mais aussi les constructions successives de l’esprit.

 

Si la notion de reflet a un rôle si considérable dans cette œuvre – particulièrement dans les Continuels mobiles et les Continuels lumière – ce n’est en aucune façon comme fin en soi, mais au contraire comme moyen de faire percevoir l’instabilité – cette instabilité que Le Parc exprime dans ses autres œuvres, comme ses montages de volumes virtuels dans lesquels les miroirs ne jouent aucun rôle. S’il utilise les miroirs, c’est d’abord comme nous l’avons vu, parce que, de par sa nature même, le miroir ne peut refléter autre chose que du fugitif. C’est aussi parce que, grâce aux interventions de l’auteur – stries régulières et ondulations – les surfaces réfléchissantes donnent généralement une vision déformée des objets qui montre au-delà de l’apparence immobile, sa précarité fondamentale. Le monde est victime d’une incessante métamorphose, mais nos yeux ne savent pas la voir ; là réside, au travers des miroirs de Le Parc, l’évidence figurée. En fin de compte, ces œuvres-reflet qui ne cessent de rendre au monde son image, expriment presque jusqu’au symbole la prise de position de Le Parc quant au problème de l’art. Tous ses efforts consistent à refuser au spectateur la possibilité de se noyer dans l’objet, de se laisser fasciner par la composition formelle qu’on lui propose. Plus d’esthétique : l’œuvre est là uniquement comme un passage obligé du réel. Elle le canalise, lui restitue son image (visage) provisoire, éphémère et changeante. II est impossible de succomber aux séductions trompeuses de l’« objet d’art », face à une œuvre qui nous offre pour tout message la texture même de la réalité physique et qui nous incite dans le même temps, a faire de nos propres mains les transformations matérielles qui nous paraissent nécessaires. C’est que pour Le Parc, il s’agit moins de s’exprimer que d’activer le spectateur, qui doit trouver, face aux schémas qui lui sont proposés, le sens de l’intervention personnelle et du choix que la société moderne a souvent tendance à lui ôter. D’un coté, l’œuvre réduite a sa fonction-reflet ; de l’autre le spectateur est invité à pénétrer avec toute son énergie dans le dialogue de l’art ; à partir de là, l’accent se déplace ; la libération du public passe par l’humiliation délibérée du « créateur ». L’élaboration de l’art nouveau – celui qui sera, depuis sa naissance, dialogue et co-création – il faut tout d’abord réduire à rien les prétentions de l’artiste et interrompre l’interminable récit qu’il ne cesse de nous faire tout au long de ses schémas à propos de ses hernies morales, de son romantisme balbutiant, de son âme torturée et sublime.

 

Là encore et en toute simplicité, les miroirs que nous propose Le Parc, sont comme le résumé de sa pensée profonde : les visages flous que nous voyons se profiler quand nous passons devant témoignent dans l’art moderne de la naissance d’un collaborateur qui pendant longtemps avait été réduit à la contemplation passive et aujourd’hui surgit en pleine lumière. Le spectateur n’a plus pour seule fonction d’enregistrer avec respect les messages qui lui arrivent d’en haut. II s’intègre en tant qu’adulte au processus de création.

 

II serait vain d’essayer de le dissimuler : ce qui ce trame ici, c’est l’assassinat méthodique de l’art et de l’artiste, de la forme et de la beauté. Après quoi un jour peut-être, dans une société devenue fraternelle, le moment sera venu de construire autre chose.

 

1. II faut cependant observer que depuis 1945, avec une intuition toute surréaliste et dépourvue d’avenir – mais néanmoins remarquable – Man Ray réalise un « autoportrait » composé d’un miroir souple qui obéit a la pression du doigt. II utilisa pour ce faire, une plaque chromée qui lui servait pour le vernissage de ses photos. L’ensemble était entouré d’un cadre fantaisie destiné à simuler– et à parodier – le cadre d’un tableau. On peut également mentionner, pour le souvenir, un miroir rigide imaginé par Soupault a l’époque du dadaïsme intitulé Portrait d’un imbécile.

Rencontre avec Le Parc

Jorge Romero Brest – 1967

 

J’ai connu Le Parc quelque temps après que la Révolution Libertadora ait éclaté. Nous participions alors à un comité chargé de modifier les programmes d’étude de l’École des beaux-arts. C’était un obstiné, doté d’un rare esprit d’indépendance ; il m’a plu tout de suite. Le lien entre nous venait davantage des idées et des émotions qui en résultaient que des œuvres qu’il avait pu réaliser en tant qu’étudiant diplômé de ces écoles. L’époque était plus aux luttes politiques qu’artistiques. En 1958, il a présenté sa candidature a l’une des bourses qu’accordait l’ambassade de France. Je faisais partie du jury et l’ai donc soutenu chaleureusement, bien que je ne me souvienne plus aujourd’hui des œuvres qu’il avait présentées. Ce qui comptait c’était l’homme, sa curiosité, sa fervente volonté de réussir. Après sa première année de séjour à Paris, je n’ai pas réussi à lui faire renouveler sa bourse, mais Julio Payro, un autre juré, lui en a obtenu une du Fonds national des arts ; c’est ainsi qu’il a pu rester dans cette ville.

 

Depuis lors, nous sommes restés unis par une affection fondée sur notre compréhension réciproque. C’est pourquoi, quand le ministère des Relations extérieures et du Culte m’a demande de participer à la rédaction du catalogue spécial de ses œuvres pour la Biennale de Venise de 1966, j’ai écrit :

 

« Je rédige ce papier, non pas pour le présenter mais pour partager son aventure... » ; une aventure qui se termina, comme on le sait, par l’attribution du prix le plus important à Le Parc.

 

Ce prix était également une récompense pour ceux qui avaient cru en lui – surtout Julio Payro, Hugo Parpagnoli et Samuel Paz qui avaient décidé d’envoyer ses œuvres à Venise, et pour l’Argentine, qui avait déjà à son actif les grands prix obtenus par Alicia Perez Penalba, Antonio Berni et José Antonio Fernandez Muro, lors de biennales antérieures.

 

Quand je l’ai revu, dans l’hiver parisien de 1959-60, il était encore plus déterminé que pendant sa période post-révolutionnaire. Mais il s’occupait désormais moins de politique que d’art, s’obstinant à chercher le point de sublimation – si l’on peut dire – de ses expériences autour de Vasarely, pour que ses images dessinées ou peintes soient « nécessaires » et animées, ce que n’étaient pas celles de son maître.

 

Pour en revenir à ce texte, j’avais tenté de faire l’historique de son évolution, « depuis les premiers travaux à Paris, quand il recherchait la dynamique des choses de façon indirecte par des formes géométriques, jusqu’à sa rencontre avec la dynamique de la lumière qui lui permit l’accès à la dynamique des choses de façon directe  ». Si je répète ces mots c’est parce que je serais bien incapable de synthétiser cette évolution autrement. Précisant seulement qu’il menait une lutte sourde contre l’image concrète et plane, aussi arrogante dans sa fixité traditionnelle que pleine d’enchantements symboliques.

 

Une lutte dramatique – en plus d’être sourde – qui explique sa réalisation personnelle, le succès de ses œuvres, et même sa modestie. Ce qui m’inquiète d’ailleurs ; en effet, c’est comme s’il avait recours à elle pour soigner ses blessures, craintif à l’idée que d’autres pourraient s’ouvrir, alors qu’il possède toutes les caractéristiques du génie. Encore que je me demande parfois si en renonçant à son individualisme – ou plus précisément à la vanité d’être individuel – il ne révèle pas précisément l’existence de ce génie.

 

Pendant ces quelques jours que je passais à Paris avec lui, Le Parc déroulait des séquences progressives sur des feuilles de papier qu’il manipulait habilement devant moi, m’initiant ainsi, alchimiste des formes planes, au secret de son « ostinato rigore ». La fermeté de son attitude m’impressionna beaucoup, mais ce qui m’intriguait le plus était de savoir comment il allait sortir de la prison qu’il s’était construite. C’est alors que fut crée le Groupe de recherche d’art visuel (GRAV), quand ils sortirent tous de leur tableau-prison pour résoudre les problèmes des trois vraies dimensions dans l’espace. Les séquences progressives se sont alors mises a obéir à de vrais déplacements et rotations, faisant apparaître l’idée du Continuel mobile et du Continuel lumière.

 

C’est alors que Le Parc essaya de résoudre l’opposition traditionnelle entre le fond et la forme. Le mouvement des petites pièces, mises en valeur par la lumière directe et plus encore par la lumière-reflet, quand l’autre disparaît, fait que le spectateur pénètre dans une pièce ou il n’y a pas de fragmentation, ou tout est fond et tout est forme. Pour ce faire il varie les sources de lumière et multiplie les possibilités de forme en utilisant plusieurs matériaux différents.

 

Son originalité était déjà incontestable, c’est pourquoi ses œuvres furent présentées a la Biennale de Venise en 1964. Bien sur, c’était l’événement de la salle argentine mais aussi celui de l’ensemble de la biennale. On ne pouvait pas ne pas sentir la puissance de l’impact du petit labyrinthe qu’il avait construit avec des objets lumineux. J’ai entendu dire que certains membres du jury voulaient lui donner un prix, mais c’était la mode des « pop » et le grand prix de la peinture fut attribué à Rauschenberg. Le tour de Le Parc n’allait pas tarder à venir, comme l’avaient compris ceux qui le poussèrent pour la biennale suivante.

 

Auparavant nous nous étions rencontrés à Paris, à l’occasion de l’exposition de la Nouvelle Tendance (musée des Arts décoratifs, 1964), ensuite, nous nous sommes revus à Buenos Aires ou il était venu pour organiser l’exposition du GRAV au musée national des Beaux-arts et participer au Prix international de l’Institut Torcuato di Tella. II y obtint un prix spécial « acquisition », grâce aux vote des jurés : Clement Greenberg, Pierre Restany et moi-même.

 

Le Parc avait mûri, comme artiste et comme homme. Les autres groupes qui s’étaient constitués en Europe ne ternissaient en rien le prestige du GRAV, ni le sien évidemment. Plus qu’un excellent artiste, il était un guide serein, ouvert au monde, dont les œuvres ne s’individualisent même pas, créant une fête visuelle, mariant l’imagination et la réflexion.

 

J’ai eu l’occasion de le tester lors de différentes réunions à la fin de cette année 1964, dont l’une chez moi avec de très jeunes peintres comme Marta Minujin ou Dalila Puzzovio, une autre à l’institut di Tella, avec des architectes. Très maître de lui, Le Parc exprimait des idées claires et dispensait des conseils, sans pédanterie, répondant aux objections qu’on lui faisait avec une assurance surprenante et une grande confiance dans l’avenir.

 

Nouvelle rencontre cette fois à New York en 1965. Le GRAV exposait a la galerie « The Contemporaries » et Le Parc participait a une exposition au musée d’art moderne intitulée « The Responsive Eye ». Une de ses pièces, petite et solitaire, la plus simple et originale, m’y avait fasciné. Je compris là l’infinité de possibilités poétiques que l’on pouvait obtenir avec sa méthode, malgré les mécanismes en action.

 

Et nous arrivons en 1966. Ce fut une rencontre à distance, au travers du prologue dont j’ai déjà parlé et dans lequel je souligne la valeur de son œuvre « parce qu’il emploie les moyens les plus simples pour produire des effets lumineux ou composer des jeux avec divers objets et parce que la précision mécanique n’exclut ni la variété des possibilités, ni la surprise. À quoi s’ajoute la parabole poétique de son imagination créatrice, attentive aux considérations de la vie moderne mais agissant dans la déraison du merveilleux ».

 

Remarquez qu’une telle parabole, que parcourt certainement n’importe quel créateur, prend une autre envergure avec Le Parc. C’est pourquoi « ce serait une erreur de mettre l’accent sur la lumière et les reflets, sur la mécanique et la géométrie, bien qu’il utilise la lumière, profite de la mécanique et connaisse la géométrie », écrivais-je dans ce même texte. Parce que dans les mains de Le Parc, ces éléments et ces connaissances percent leur sens originel pour s’intégrer dans l’ensemble. Ceci est fondamental, c’est pourquoi je le souligne. Le remplacement des images concrètes et planes qui renvoient à l’espace, par les images abstraites et extraordinaires que le mouvement génère avec fluidité, identifie la dialectique qui finalement conduit à placer l’homme dans la vérité fonctionnelle. Une manière de raccourcir la distance entre la vie et l’art, en essayant d’éliminer les idées et les diktats, et même les sentiments et les désirs, classiques obstacles à tout acte libre.

 

Comment s’étonner alors que Le Parc et ses amis aient monopolisé l’intérêt des spectateurs. Ce n’est pas seulement pour des raisons sociales comme on le pense généralement. Détruire l’œuvre d’art comme objet unique d’expression individuelle revient à donner place au temps comme facteur de création permanente. La manière d’être moderne, le modernisme, héritée des adeptes de formes géométriques concrètes et statiques. Tout cela sans l’agression introduite par les néoréalistes ou les néodadaïstes, sans la confusion que provoquent les œuvres « Op », à un pas de supprimer l’habitude de décorer les pièces avec des œuvres d’art et en résolvant pourtant en partie la commercialité de l’art avec les « multiples » qu’ils fabriquent eux-mêmes ou permettent à d’autres de fabriquer.

 

Cependant, pour le situer dans le panorama actuel, Le Parc continue à évoluer dans le champs de l’art manuel et pensé. Il a beau dépersonnaliser sa création et développer les relations entre l’œuvre et le spectateur, accepter l’industrialisation des « multiples » comme étant un moindre mal, il reste un créateur d’objets qui permettent à la vie de se faire image, quand ce n’est pas métaphore.

 

Il est vrai qu’il compte sur la prédisposition esthétique de l’homme dont il repousse les limites, mais pas comme les organisateurs de « happenings » ou de situations déterminées, par les moyens massifs de communication. À moins qu’au bout du compte, son Système ne se révèle le plus authentique dans cette recherche confuse du « profil » qui anime les jeunes d’aujourd’hui.

 

Prêt pour la prochaine rencontre – Avec plus de curiosité que jamais.

 

Publié dans le catalogue de l’exposition rétrospective de Le Parc à l’Institut Di Tella de Buenos Aires, 1967.

1966
Un Je ne sais quoi

Julian Gallego – 1977

 

Voilà une dizaine d’années, Damian C. Bayon, mon collègue argentin du petit groupe parisien de Pierre Francastel, m’avait emmené dîner avec lui chez son compatriote Julio Le Parc. L’atelier était grand ; le dîner, bon ; la conversation, rare. Je pense que par tempérament, il préférait écrire et surtout inventer. En outre, à cette époque, il avait adopté des positions politiques d’extrême-gauche ce qui devait influer sur son caractère. II est possible que Le Parc, enfant prodige d’une société de consommation bourgeoise qui l’avait enfermé dans une cage dorée, était conscient de l’absurde de sa situation : un culte de la personnalité contraire à ses idées. C’est peut-être pour ça qu’il a si peu parlé et que ce dîner, dont je me faisais une fête, m’a semblé si long.

 

Cela faisait déjà de nombreuses années que je connaissais et admirais l’œuvre de Julio Le Parc. Pour le vérifier, j’ai recherché dans ma collection les chroniques que j’envoyais de Paris à la revue Goya et j’en ai trouvé pas moins de quatorze, certaines très longues, toutes élogieuses, sur cet artiste que j’ai découvert pour la première fois à la galerie Creuze, en 1962. C’était l’époque ou commençait ce que l’on pourrait appeler l’âge d’or de l’abstraction sud-américaine. Dans les années soixante, un des filons les plus fertiles de la production artistique parisienne naissait en Amérique du Sud, particulièrement en Argentine et au Venezuela. À la galerie Denise René, pionnière du mouvement optico-constructiviste, Le Parc était là en permanence, la star... Réussir à Paris signifiait alors réussir dans le monde entier. À la XXXIIe biennale de Venise, certaines de ses œuvres attirèrent l’attention. C’était en 1964, l’année ou le groupe de Le Parc avait exposé, sous l’étiquette de « Nouvelle Tendance » au musée parisien des Arts Décoratifs. La République argentine a donc senti que le moment était venu d’organiser ce que l’on appelait dans le Paris décadent d’alors un « one man show », en l’honneur de Julio Le Parc, à la XXXIIIe biennale vénitienne de 1966, dont le commissaire était mon grand ami Leopoldo Torres Aguero. Je suis arrivé à Venise en septembre alors que la biennale était sur le point de fermer ses portes. Le « show » commençait à être un peu fatigué après la visite de milliers de spectateurs estivants, qui n’ont pas résisté au plaisir d’emporter en souvenir presque toutes les lunettes et une bonne partie des miroirs au moyen desquels l’artiste captait des aspects fragmentés, sériés, déformés de la réalité optique du pavillon ou de ses spectateurs abîmant du même coup, à force d’y toucher, les petits moteurs électriques de ses installations. Mais le plus étonnant de l’histoire est que le jury de la biennale ait décerné le grand prix de la peinture à une œuvre dans laquelle la peinture à proprement parler n’intervenait en rien. Les organisateurs eux-mêmes semblaient pencher pour le camp de la sculpture, ne fut-ce que pour sa tridimensionnalité. II y avait comme une contradiction entre un art technologique qui ne fonctionnait pas et un prix, bien mérité par ailleurs, mais censé récompenser le meilleur peintre. Une des nombreuses contradictions de Le Parc.

 

II était arrivé à Paris à trente ans, en 1958, grâce à une bourse du gouvernement français, rempli d’admiration pour le fils posthume de Bauhaus, Vasarely. II n’y a pas perdu de temps. Un an après, il tentait, avec l’aide de l’Espagnol Sobrino de se libérer de cette influence quelque peu écrasante. Encore un an et il devenait l’un des fondateurs du Groupe de Recherche d’Art Visuel, une équipe qui intervint de manière si brillante (et si rafraîchissante...) dans les nouvelles biennales de Paris, jusqu’à sa dissolution en 1968, l’année des dissolutions ; parmi elles, comme certain l’ont cru, celle du marché des arts et celle des artistes individuels.

 

C’est ce que devait penser aussi Le Parc quand il économisait ses mots face à deux membres de la critique hédoniste que nous étions Bayon et moi. Quelque temps plus tard, il dédaignait, pour des raisons politiques, une exposition qu’on lui proposait au musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Sans doute la considérait-il comme trop officielle, trop compromise avec la société capitaliste.

 

Mais dans quelle société Denise René évolue-t-elle, dont la succursale de New York a maintenant autant de succès que celle de Paris? Qu’est-ce qu’une œuvre par et pour le peule si le peuple ne la comprend pas et ne peut même pas la voir ?

 

Durant l’hiver 1970-71, avec un certain opportunisme, Denise René exposa des œuvres de 1959. Dommage qu’elle ne les ait pas montrées à l’époque. Les variations de Le Parc, sur une gamme de quatorze couleurs, évitant toute intention artistique, s’opposaient aux revendications de Vasarely quant au droit de l’artiste à intervenir et à produire des changements qui expriment sa personnalité. C’est presque une trahison envers l’humanité et envers la pure vision combinatoire de Le Parc qui ne devait déjà plus rien à son maître. II est vrai que les œuvres exposées ressemblaient beaucoup à du Vasarely.

 

Au printemps dernier, Denise René a présenté une nouvelle exposition Le Parc intitulée « Modulations ». Elle était déconcertante dans sa manière de cultiver le « trompe l’œil », en complète contradiction avec son œuvre antérieure qui était « réaliste » dans le sens américain du terme, c’est-à-dire exempt d’éléments trompeurs, comme des ombres ou des dégradés qui suggèrent des surfaces courbes, sphériques, en forme d’arbre, de tuyauterie, de barres entrelacées. Cependant, l’auteur explique ce travail comme étant « une persistance d’une attitude adoptée plus ou moins clairement au début de mes recherches en 1958 ». Une attitude qui revêt un double aspect : le premier, relatif au moyen de se situer et de réagir dans la vie réelle, analyse la position de l’artiste, ses contradictions et limitations, la manière dont il est manipulé, utilisé par le milieu culturel, sa dépendance envers ceux qui possèdent le pouvoir de décision, etc., et essaie de combattre cette situation, à l’intérieur et à l’extérieur de son œuvre ; le second aspect est un comportement expérimental continu, qui accepte le risque de se tromper...

 

Le Parc considère qu’il est grave de répéter une formule déjà expérimentée : « Dans mon travail de recherche et dans le déroulement de l’expérimentation, il est bon de temps en temps que je remette en cause mes certitudes, sans pour autant cesser d’analyser et de réfléchir sur mes découvertes ». Cette prise de position très personnelle me semble « artistique ». Un scientifique, et encore moins un ordinateur, ne refusent jamais la répétition et ne se lancent jamais dans l’aventure comme un artiste « à l’ancienne ».

 

Le « Groupe de Recherche d’Art Visuel » a instauré l’œuvre ouverte, non définitive, soumise aux contingences que le spectateur-acteur (même s’il vole les miroirs et les lunettes) lui impose. « C’est le rôle surévalué de l’artiste-créateur qui est en question ». « Imaginons qu’au lieu de l’artiste unique et inspiré, apparaissent des chercheurs, inventeurs d’éléments, de situations, animateurs qui réussissent, grâce à leurs réalisations, à mettre en évidence les contradictions de l’art actuel et, en cherchant à établir des relations plus directes avec le spectateur, à créer les conditions d’une ouverture qui permettrait de dépasser l’antinomie Art/Grand Public ». Je traduis du français comme je peux, un petit manifeste du groupe datant de mai 1966, qui se trouve justement dans le catalogue édité par Denise René pour célébrer la présence de Le Parc à la XXXIIIe biennale de Venise. Un culte de la personnalité camouflé puisque, de toute l’équipe, celui qui reçoit les lauriers et la publicité, ici, c’est Julio Le Parc.

 

Cette contradiction est manifeste et l’a été dans toutes les expositions collectives que j’ai pu visiter. Le Parc n’est pas un habile ouvrier, ni un employé de laboratoire, ni un ordinateur sophistiqué, ni une cellule biologique ou politique. Dans l’art semi-technologique de notre temps, nombreuses sont les œuvres qui ne sont même pas artistique et qui ne se différencient d’une machine utilitaire que parce qu’elles ne servent à rien de concret : leur noblesse, comme celle des hidalgos, réside dans leur inutilité. Schöffer lui-même ne se libère pas du doute que ces œuvres, en plus de tourner projeter des rayons colorés pourraient aussi décorer des biscuits ou des verres en plastique et qu’elles sont « artistiques » uniquement parce qu’elles ne le font pas. Une œuvre de Le Parc créée en toute liberté, sans prémisses anti-vasareliennes, est différente d’une œuvre de Vasarely et de n’importe qui d’autre.

 

Don Felipe de Guevara racontait en plein XVIe siècle que quand les architectes maures terminaient de dessiner « avec art et raison » leurs bâtiment, ils ajoutaient : « et qu’Allah te prête grâce !... », eh bien dans beaucoup d’œuvres « faites avec énormément d’art et de raison», il manque « un je ne sais quoi d’indéfinissable ». Ce je ne sais quoi, le ciel l’a donné à Le Parc.

GRAV Une journée dans la rue, Paris, 1966. Pierre Restany et Otto Hahn
Un arc en ciel entre le cœur et la raison

Pierre Restany – 1995

 

Il en est des destinées comme des fils du tissage : en haute ou en basse lice, certains points sont plus sensibles que d’autres à l’entrelacs ou à la tresse. L’exemple de Julio Le Parc est pour moi hautement significatif. Nos destiné se sont croisés à plusieurs reprises et ont ainsi brodé la trace d’une amitié chaleureuse dans ses intermittences.

 

Julio Le Parc a été la cheville ouvrière du GRAV avant d’en être le fleuron emblématique. Le Groupe de recherche d’art visuel, que l’on a bien vite dénommé la bande au petit fils de Denise René, a été fondé à Paris en 1960, en même temps que le groupe des nouveaux réalistes. J’ai suivi avec un grand intérêt l’action de ces jeunes artistes cinétiques qui avaient en commun, avec nous les nouveaux réalistes, la conscience d’œuvrer au sein d’une société industrielle à son apogée finissante. Julio Le Parc et ses amis du GRAV étaient très sensibles à leurs modes d’insertion dans le milieu urbain et je me souviens, en 1966, d’un formidable périple à travers Paris, sillonné de différentes étapes performances. La géométrie était descendue dans la rue et j’avais suivi, avec autant de curiosité que de passion, cette descente de l’art dans la vie : après leur fameux labyrinthe de la Biennale de Paris, les membres du GRAV devaient relâcher le rythme de leurs expériences collectives. Leur période d’action commune fut de brève durée comme d’ailleurs celle des nouveaux réalistes. Les uns comme les autres furent parfaitement recyclés par la société de consommation au sein de sa modernité.

 

Au-delà de cette plate-forme sociologique fondée sur le rapport art et industrie, nos chemins se sont croisés de nouveau et à plusieurs reprises. J’ai rencontre Julio Le Parc à Buenos Aires et notamment en 1964.

 

J’ai suivi son action contestataire durant mai 1968, son arrestation à l’usine Renault de Flins, et j’ai été solidaire de toutes les démarches entreprises par Denise René en sa faveur. Julio Le Parc n’a pas été expulsé de France et c’est véritablement un bien. II est certainement l’un des artistes qui a contribué de façon majeure à l’ouverture de la peinture cinétique vers des horizons de communication et de langage plus libres. Entre-temps, en 1966, il avait obtenu le Grand Prix de peinture à la Biennale de Venise. Deux ans après le Prix de Rauschenberg qui consacrait à la fois l’émergence de la nouvelle école américaine et la mondialisation du style Pop, les jeux étaient faits à Venise. La vénérable institution se devait de couronner le courant d’art géométrique cinétique. « L’Op après le Pop » comme on disait à l’époque. Je me souviens de ce m–ois de juin à Venise. II faisait une chaleur épouvantable lors de l’inauguration de la Biennale et tout se passait au Florian bien plus qu’aux Giardini. Tout le monde pensait que le jury allait couronner Soto le grand gourou des pénétrables. Un retournement de dernière heure de la part de Palma Bucarelli devait en décider autrement. Tout en restant dans un esprit cinétique, son choix se porta sur la personnalité la plus en vue de la deuxième génération des artistes du mouvement.

 

Julio Le Parc devenait ainsi l’emblème du GRAV, ce qui ne pouvait pas manquer de jeter le désarroi dans l’âme de ses coéquipiers. Le Grand Prix de Venise sonne le glas de l’existence du groupe.

 

Par la suite, j’ai revu Julio Le Parc à divers endroits du monde et en particulier à Cuba ou il s’est fait un des plus actifs artisans de la reprise institutionnelle de la Biennale de La Havane en y animant un atelier de création.

 

Le personnage est ainsi pour moi un oiseau créateur qui, de temps en temps, traverse le ciel de mes souvenirs. Cela dit, j’ai beaucoup apprécie son évolution chromatique et sa période arc-en-ciel qui s’identifiaient pour moi au nomadisme intellectuel de ce bel esprit qui a su, dans son œuvre, admirablement concilier le cœur et la raison.

L’art mobilisateur de Le Parc

Mario Benedetti  – 1995.

 

Pour un profane comme moi, en techniques et propositions plastiques, il me reste à me réfugier dans le territoire limité du spectateur d’art, condition sans valeur et ambiguë dans laquelle les jugements peuvent s’appuyer sur la jouissance ou sur le mépris primaire, en lieu et place de l’analyse professionnelle et rigoureuse. Cette analyse, c’est ce que j’essaie de faire quand j’exerce mon métier de critique littéraire, étant donné que dans ce domaine, on exige de moi une autre responsabilité et rigueur. De sorte que c’est seulement du point de vue du spectateur, ou même du voyeur, que je peux adhérer a Julio Le Parc, son œuvre m’ayant toujours apporté joie, vitalité et stimulé mon imagination.

 

II serait absurde de prétendre que son cinétisme, comme contrepartie à la traditionnelle œuvre immobile (qui inclut tellement d’efforts mémorables) de l’art de tous les temps, est une forme de compromission avec le centre ou les contours de la réalité.

 

Cependant, en revalorisant la participation du spectateur et en continuant (avec ses mots) « la recherche de possibilités pour créer des situations dans lesquelles le comportement des personnes peut être un exercice pour l’action », Le Parc dépasse le développement technologique et se place dans le centre de l’existence de ses semblables. Et cette invention, ce facteur de communication introduit dans la tache artistique une nouvelle dimension de portée sociale.

 

II y a, dans la capacité cinétique (pas seulement mobile mais aussi mobilisatrice) de cet artiste, une vocation ludique qui éveille non seulement la curiosité et l’intérêt des enfants (public vierge et jouisseur par excellence), mais aussi ceux des adultes qui sont encore capables de vivre avec la mémoire de leur propre enfance.

 

II est évident que Le Parc consolide son prestige dans le difficile espace européen, concrètement en France. A-t-il pour autant la condition d’artiste argentin ? Je soupçonne que son « argentinisme » se manifeste dans la façon d’assimiler l’européen. II me revient le souvenir d’une expérience littéraire particulière au Brésil, ce qu’on appelle l’anthropophagie de Oswald de Andrade, qu’Antonio Candido définissait comme « la dévoration des valeurs de l’Europe, qu’il fallait détruire pour les incorporer à notre réalité, de la même façon que les aborigènes cannibales dévoraient leurs ennemis pour incorporer leurs vertus à leur propre chair ». Pour Le Parc, comme dans cette expérience qui marqua son temps, le nouveau est incorporé, non pas d’une manière superficielle, mais avec la portée ou le dépouillement de la maturité. Sa recherche et sa façon d’assumer le nouveau sont assez convaincants pour que personne ne doute que l’incorporation de ce nouveau ait abouti à une dimension autre et originale du nouveau. Le nouveau-autre.

 

II y a un certain temps que je n’ai pas assisté à une exposition de Le Parc ; j’ai vu certaines de ses expositions au « Rio de la Plata » et à La Havane. Je me rappelle qu’il y a deux ou trois ans, j’ai pu constater, dans une exposition de ses œuvres dans une galerie madrilène, comment, même en retournant au tableau noir, il donne un autre tour d’écrou à son incroyable imagination en offrant la mobilité à des images apparemment immobiles.

 

J’ai l’impression qu’ici, Le Parc exerçait l’anthropophagie, ni plus ni moins qu’avec Vasarely, mais la froideur cinétique du Franc-Hongrois s’est vue transformée et enrichie avec la chaude mobilité de l’Argentin.

 

C’est pour cela que je pense que, même avec sa résidence prolongée en Europe, Le Parc (comme, avec différentes nuances et des optiques et des styles parfois éloignés, l’obtiennent aussi Soto, Matta, Cruz-Diez, Gamarra, Sobrino et tant d’autres Latino-Américains) donne forme à un art de cachet et de signe propres, un art qui permet de constater la fantaisie, l’éveil et l’ingéniosité latino-américaine qui peut entrer et tout saccager à l’intérieur de l’héritage européen, énorme et consolidé, pour produire une dynamique provocatrice renaissante qui englobe les deux rives.

Sur un air de liberté retrouvée

Jean-Louis Pradel - 2013

 

En octobre 2012, lors de la Nuit blanche à Paris, un espace-temps parfaitement taillé à sa mesure, Julio Le Parc convie la foule des flâneurs-noctambules à un extraordinaire coup double. Place de la Concorde, il offre à l’Obélisque une danse de lumière dont les voluptueuses circonvolutions métamorphosent le glorieux monolithe à la manière des voiles diaphanes de Loïe Fuller. Par la magie des feux savamment domptés de quatre puissants projecteurs disposés à sa base, dont l’ardeur est passée au filtre de disques en mouvement, l’implacable lumière blanche est découpée, cisaillée en souples nappes où l’éclat fulgurant se love en tendres volutes pour se plier à des désirs d’effleurements aléatoires infinis qui, jusqu’au plus profond de la nuit glacée, pare l’érection granitique millénaire d’une incandescence moelleuse et caressante aux allures de confidence. À l’autre bout de la Seine, dans le grand chantier du futur centre commercial de Beaugrenelle, une douzaine de petits totems projettent de toutes parts leurs lumières en vibration dans le dédale d’un labyrinthe de centaines de bandes de tulle semi-transparentes, où la foule des visiteurs fait l’expérience d’une réjouissante instabilité visuelle dans laquelle les corps paraissent animés de la plus cocasse danse de Saint-Guy collective. Tout le monde paraît sautiller. Chacun se plaît à se perdre et à se retrouver, à s’interpeller, à rire ou à se photographier, victime consentante d’un monde enchanté enfin débarrassé des désagréments de la pesanteur et du devoir de gravité requis par l’œuvre d’Art.

 

Par ce coup double, Julio Le Parc se montre grand ordonnateur de l’espace public, non pour le soumettre à ses caprices de créateur, afficher ses couleurs ou ses formes, imposer à la cité un régime esthétique idéal, mais pour aller à la rencontre du plus grand nombre et le convier à des fêtes de la perception où tout un chacun devient d’autant plus maître d’œuvre que l’artiste lui-même prend ses distances avec sa proposition visuelle dont le dispositif accueille volontiers les aléas du hasard. Dans cet écart s’engouffre un air de liberté où le spectateur a de quoi reprendre haleine, loin de « l’asphyxiante culture » et de ses conventions. Si l’espace public convient si bien à Julio Le Parc, c’est qu’il lui permet plus aisément d’y faire entrer l’infini. Au cœur de l’immense place de la Concorde, ouverte sur trois de ses côtés, comme dans le chantier in progress de Beaugrenelle, l’intervention de Julio Le Parc peut à plaisir jouer à repousser les limites et inviter d’autant mieux l’amateur d’art le plus perspicace comme le flâneur le plus distrait à découvrir de nouveaux horizons, de nouvelles perspectives, de nouveaux espaces, hors de toute catégorie mentale ou esthétique répertoriée, pour qu’une cascade d’émotions s’empare des corps et des cœurs.

 

Depuis les fameuses expériences collectives du GRAV, et plus particulièrement de la « Journée dans la rue » du mardi 19 avril 1966, Julio Le Parc, couronné la même année du Grand Prix de peinture de la Biennale de Venise, n’a jamais cessé de vouloir être le catalyseur de situations inédites, et pour cela d’en finir avec l’attitude contemplative et la passivité silencieuse exigée face à la sacro-sainte révélation de l’art. C’est ainsi que par tous les moyens, Julio Le Parc orchestre une réjouissante confusion des genres qui abolit les lois de la distinction au profit d’une révolution copernicienne qui le tient loin des épicentres autour desquels gravitent les tenants d’un milieu de l’art qui se satisfait de cultiver ses prérogatives à l’abri du monde ordinaire, forcément inculte, et par trop turbulent. Pour Julio Le Parc, le lieu de la pratique artistique ne peut être qu’au cœur de la cité, au point que le nom d’artiste, à ses yeux tellement galvaudé, lui répugne. Il lui préfère, celui de « simple ouvrier de la recherche plastique » comme en témoigne son éternelle blouse bleue dont la poche de poitrine affiche, en guise de rangée de décorations gagnées sur le champ de bataille des arts plastiques, une belle palette de crayons et de feutres de toutes les couleurs. Il rejoint ainsi le fameux portrait de John Heartfield par son ami George Grosz en 1920 comme le « goût pour les bleus de chauffe » des protagonistes de Dada Berlin que Raoul Hausmann explique par leur volonté de se concevoir « comme des ingénieurs : nous voulions construire, assembler, monter ».

 

Expérimentateur infatigable, sans cesse à la tâche, Julio Le Parc s’offre en 1970 une base arrière à sa mesure en investissant une ancienne blanchisserie industrielle à Cachan, en banlieue sud de Paris. L’atelier est gigantesque, les outils innombrables, l’espace généreux. Pour ce chercheur tout terrain, ce n’est pas du luxe mais une nécessité tant il lui faut être au cœur d’une ruche aux allures d’auberge espagnole où tout le monde est bienvenu. S’y arrêtent des artistes venus d’Amérique du Sud, des complices de toutes sortes, tel ou tel ami en panne d’atelier, des jeunes gens regroupés autour d’un travail collectif, et une foule d’amis qui se retrouvent pour une exposition éphémère, un gigantesque barbecue installé dans la cour, une fête où bien sûr ne sont oubliés ni Carlos Gardel, ni Astor Piazzola. C’est que Julio Le Parc n’est pas du genre à s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Il lui faut du monde et du bruit. Travailleur acharné, il lui faut, plus qu’une « Factory » à l’instar de son exact contemporain new-yorkais, une usine, un phalanstère, une sorte de grand bazar crépitant d’activités. C’est un ogre. Il faut le voir dévorer les côtes de bœuf bien entendu argentines, venues parfois par de mystérieuses malles sanguinolentes qui se sont faufilées dans la valise diplomatique ! C’est un gourmand qui ne résiste pas aux plaisirs sucrés et moelleux des desserts. Séducteur né, il se plaît à jouer de son sourire irrésistible, de son œil malicieux, de son inépuisable ironie. Chaleureux et hospitalier hors pair, ce n’est pas pour autant un « gentil ». La casquette vissée sur sa chevelure d’argent, c’est un capitaine au long cours qui ne perd jamais son cap.

 

Depuis un demi-siècle, un irréductible désir de clarté conduit Julio Le Parc à bousculer la nuit, à y déceler les promesses d’indicibles matins et à faire la lumière sur les ténébreuses affaires artistiques qui cantonnent les beaux-arts à d’obscurs méandres. Contre la « valorisation » arbitraire, les mesquineres frileuses et l’arrogante cuistrerie des experts, doit à tout prix se lever une aube démocratique, ouverte à tous. D’emblée Julio Le Parc et le GRAV sont au cœur de l’effervescence qui s’est emparée de Paris au cours des années 1960. Sur fond de guerre froide, ravivée en 1962 par l’acheminement de missiles soviétiques à Cuba, d’intensification de la guerre du Vietnam, de violences sociales et politiques, du maintien de dictatures d’un autre âge en Espagne et au Portugal, dans tous les domaines l’anticonformisme est de rigueur, de la Nouvelle Vague aux sciences humaines, d’Yves Saint Laurent à Paco Rabanne et sa première robe en carrés d’aluminium empruntés à Julio Le Parc, des situationnistes aux gauchistes. Partout une nouvelle génération veut en finir avec les vieux dogmes et les vieilles valeurs. Partout il s’agit d’inventer un monde neuf. C’est dire si la houle se creuse avant que la tempête n’éclate en 1968. C’est alors que la singularité de Julio Le Parc, qui était déjà apparu comme le leader du GRAV, de son activisme et de ses tracts, fraîchement paré de l’aura que lui accorda la Biennale de Venise, donne toute sa mesure. Ce sera NON !

Omniprésent à l’Atelier populaire des Beaux-Arts d’où sortent les fameuses affiches sérigraphiques anonymes mais dont on lui reconnaît, entre autres, la fameuse chaîne d’ouvriers « nous sommes le pouvoir », Julio Le Parc, qui revient alors du Mexique, est arrêté le 6 juin 1968 sur le pont de Saint-Cloud, victime d’une rafle à la sortie de l’autoroute de l’Ouest qui mène aux usines Renault de Flins où, lors d’émeutes, un manifestant vient d’être tué par la police. Contre l’avis de plusieurs ministres, celui de l’Intérieur, Raymond Marcellin, ancien fonctionnaire du gouvernement de Vichy et adepte obsessionnel du complot international, décide de l’expulser. Pétitions et campagnes de presse lui permettront de revenir cinq mois plus tard. Entre-temps, le GRAV se dissout et Julio Le Parc retire ses œuvres de la Documenta de Cassel, une décision qu’il explicite par un texte manifeste confié à la revue Opus international. Suivra en novembre sa démission du comité directeur du Salon de Mai. Et, comble d’impertinence, le 1er avril 1972, Julio Le Parc joue à pile ou face sa rétrospective programmée pour s’ouvrir le 20 juin au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Devant l’assemblée générale d’artistes qu’il a convoquée sur les lieux, il remet la pièce de monnaie à son fils. Le sort en est jeté avant que la pièce de monnaie ne retombe face refus ! Au même moment, avec le FAP (Front des Artistes Plasticiens), il refuse sa participation à l’exposition « 72/72 » dite « exposition Pompidou » tant le président de la République s’y est lui-même engagé et qui préfigure son grand projet du plateau Beaubourg. Alors que l’art contemporain devient une affaire d’État, Julio Le Parc préfère participer à toutes sortes de collectifs contestataires. Avec la « Brigade des peintres antifascistes » sont réalisées de vastes fresques et des banderoles « Pour le Vietnam », « Pour le Chili », « Pour l’Amérique latine », « Pour le Nicaragua », « Pour le Salvador ». Avec le collectif « Torture », il expose au 23e Salon de la Jeune Peinture en 1972 sept très grands formats d’un réalisme insoutenable pour dénoncer les exactions commises sur les prisonniers politiques par les dictatures sud-américaines. L’année suivante, dans le même Salon, avec ses étudiants de l’UER de Saint-Charles que vient de créer Bernard Teyssèdre, où il enseignera deux ans, il expose « Les Mains », une suite de grands formats noir et blanc où la chair devient métal.

 

Ainsi pourrait s’écrire une histoire de l’artiste militant que n’a jamais cessé d’être Julio Le Parc. L’irréductible partisan de la guérilla culturelle, l’exact contemporain du Che se retrouve sur tous les fronts où peut s’éprouver la pratique artistique. Cet engagement conjugué à une lucidité sans faille, ajoute à la grandeur de l’artiste. Alors que les trente dernières années, avec le triomphe de l’ultralibéralisme et le naufrage de l’acuité intellectuelle dans une médiatisation à outrance, la vigilance de Julio Le Parc est plus salutaire que jamais tant il domine le désastre. Avec Julio Le Parc, déjà célébré dans tant de métropoles et capitales, c’est Paris, sa ville d’adoption si longtemps ingrate, qui lui fait la place qui revient bien naturellement à un tel géant de l’art de notre temps. C’est l’aube promise qui se lève par-dessus la grisaille d’une scène artistique encombrée de private jokes trop distingués, de provocations complaisantes et de recyclages « déceptifs ». C’est l’air du large qui se lève. Les retrouvailles sont d’autant plus rafraîchissantes qu’elles éblouissent de nouvelles générations au Centre Pompidou-Metz à l’automne 2011, au cœur de « variations labyrinthiques » dont Julio Le Parc ne pouvait qu’être le pivot, au Palais de Tokyo, haut lieu du meilleur de l’art émergeant, ou encore au centre de la vaste saga historique qui, au printemps 2013, envahit le Grand Palais pour crier haut et fort « Lumineux ! Dynamique ! ». Sous l’apparente facilité qui est la signature des maîtres, l’instabilité cultivée avec passion par le travail de l’expérimentateur, Le Parc redonne des couleurs à l’air du temps. Lumières franches et couleurs primaires sont au rendez-vous « rien que pour vos yeux ».

 

Le rebelle est d’autant à la fête qu’il nous l’offre en partage. C’est là son élégance désinvolte, un rien insolente, qu’il promène avec l’assurance de celui qui n’a jamais perdu le cap. À son port, à la porte du navire amiral bien ancré dans la petite rue de Cachan, l’interphone affiche une bonne douzaine de Le Parc. Sa femme Martha y a son atelier de créations textiles somptueuses honorées d’expositions dans le monde entier. Les trois fils, artistes à part entière, qui accordent volontiers une part de leurs compétences à Julio. Jean-Claude, l’aîné, expert dans l’art neurologique, a ainsi réalisé aussi le site et le musée virtuel de son père. Gabriel, ancien des arts déco, vidéaste talentueux, a réalisé de superbes films sur les exploits de Julio Le Parc comme son retour en gloire à Buenos Aires, lors du retour de la démocratie, que couronne, sur la musique d’Astor Piazzola, un gigantesque feu d’artifice. Yamil, le plus jeune, chanteur de tango émérite qu’il faut avoir entendu chanter Volver a cappella, est aussi, depuis six ans, la cheville ouvrière du revival de son père tant en France qu’en Argentine où sa ville natale, Mendoza, vient d’ouvrir un gigantesque Centre culturel Julio Le Parc. Dans les archives et les papiers en tout genre s’affaire Elie, Élizabeth Le Parc, par ailleurs à la tête d’un collectif d’artistes, sans oublier, parmi les assistants, Santiago Torres, lui même savant artiste informatique multimédia. À cet exceptionnel équipage aux allures de tribu polyphonique s’ajoutent les cinq petits enfants turbulents, Luna, Mateo, Salvador, Alma et Iman qui sautent encore sur les genoux du patriarche ! Cela sans compter les amis de passage qui séjournent plus ou moins longtemps dans cette étonnante cité-atelier considérablement agrandie et refaite à neuf sur les projets et maquettes concoctés en architecte émérite par le maître des lieux pour être inaugurée en 2008 lors de son quatre-vingtième anniversaire. Pour son quatre vingt-cinquième anniversaire, en septembre 2013, est programmée dans le tout nouvel espace d’art contemporain de Rio de Janeiro, l’ouverture de sa gigantesque exposition.

 

Rien n’est laissé au hasard dans l’univers de Julio Le Parc, qui, pourtant, comme aucun autre, le convie volontiers dans ses propositions visuelles au travers de combinatoires infinies. Perfectionniste, il dessine tout le temps et ne cesse de préciser les choses par des croquis et des schémas explicites. Comme tous les grands, il attache autant d’attention à la plus modeste prestation qu’à la plus considérable. Il faut voir comment il a conçu jusque dans les moindres détails ses « Ateliers » à Madrid en 1985 ou à La Havane en 1986 lors de la deuxième Biennale dont il était quasi le maître d’œuvre. Mais aussi l’exposition de ses « années-lumière » dans le parc de la Brenne en 1995 ou à l’espace Electra l’année suivante, pour ne pas parler de la Tour Saint-Nicolas de La Rochelle et de l’île d’Aix en 1999 ou de l’étonnante rencontre organisée par la Maison des Arts de Bagneux en 2011 entre Julio Le Parc et Yann Kersalé qui compte, comme tant d’autres aujourd’hui, partout dans le monde, parmi ses plus fervents admirateurs. À chaque fois la même rigueur, le même niveau d’exigence, le même soin maniaque du professionnel scrupuleux pour tout garder sous contrôle, tout vérifier, et dessiner sans relâche ses consignes aux régisseurs et artisans dont il se fait aussitôt les plus dévoués des complices. Alors la fête commence, à la fois grave et légère. Le tango n’est-il pas une chanson triste qui se danse ? C’est étonnamment musical. Le silence, que ne trouble que le cliquetis des moteurs, les balles du jeu de massacre ou les coups de poing jetés contre les effigies des corps établis, se retrouve habité d’innombrables mélodies. Avec l’élégance de se déconnecter du temps qui passe et de celui qu’il fait, elle convoque les songes les plus divers pour les disperser aux quatre coins d’insoupçonnables horizons ponctués d’instants fragiles et décisifs, comme s’il s’agissait, plus que jamais, de toute urgence, de substituer le bonheur à la beauté.

Les Mains, photographie et dessins préparatoires pour des peintures réalisées avec des étudiants, Paris, 1974
Le Parc d'attractions

Arnaud Pierre - 2013

 

 

 

« Et maître Abraham se mit à courir dans la chambre avec

la vivacité et l’agilité d’un jeune homme, disposant les machines,

réglant les miroirs magiques. Et dans tous les coins

éclatèrent le mouvement et la vie. »

E.-T.-A. Hoffmann, Le Chat Murr, 1827

 

Le débat traverse l’histoire de la modernité : la réduction de l’écart entre l’art, les loisirs populaires et les industries du divertissement est-il la conséquence, aussi prévisible que bénéfique, de l’émancipation des sociétés modernes et de l’irruption du dêmos dans les places bien gardées de la culture savante, ou bien constitue-t-il la menace principale qui pèserait sur tout art digne de ce nom en lui désignant sa fin irrémédiable sous les espèces du kitsch ? Se pourrait-il que la culture moderne du regard se soit forgée au moins autant dans le creuset de la fête foraine, du music-hall et des expositions universelles, qu’au contact d’une culture formelle élitiste essentiellement constituée de la succession des grandes œuvres recueillie par le musée, et que

tout artiste habité de son importance aurait pour principale mission de prolonger ? Le rôle de l’avant-garde, enfin, est-il de contribuer, en invoquant ses idéaux démocratiques, à la confusion entre l’art et le divertissement, ou de travailler, au nom d’une morale esthétique exigeante, au maintien des frontières et des hiérarchies ? De la réponse que l’on apporte à ces interrogations dépendent des récits peut-être plus contradictoires que complémentaires. 

 

Il faut réécrire l’histoire de l’art moderne, ou commencer du moins à imaginer ce qu’elle serait une fois réintégrées ces productions d’une culture visuelle entendue au sens le plus large, où l’on compterait par exemple la grande famille des instruments et des jouets issus des expériences de l’optique physique, celle tout aussi vaste des dispositifs de projection et de mouvement qui préludent à l’invention du cinématographe, dont les propres fantasmagories seraient à comprendre dans cette énumération, avec les inventions spectaculaires de la scène, du cirque et du music-hall, avec les attractions des foires et des expositions universelles, mises en place au milieu des célébrations de l’électricité et du mouvement des machines, et longtemps rejetées à la périphérie du grand récit de la modernité précisément en raison de la trivialité des techniques qu’elles ont mobilisées.

 

Car cette histoire ne serait plus seulement celle de la peinture et la position dominante du tableau de chevalet s’y trouverait considérablement ravalée. Ce serait une histoire de la projection, de la dématérialisation et de l’échappement des formes et des couleurs, hors de leurs supports habituels, dans l’espace et dans le temps, une histoire de la lumière, du mouvement et de la théâtralité. Elle décrirait d’autres modes de la relation entre l’œuvre et le spectateur, substituant aux anciennes manières d’un regard policé et rationnel, les troubles rapports de l’illusion et de la fascination, exploitant toutes les potentialités, longtemps tenues pour impures, du toucher et de la participation, et mobilisant une vision en mouvement, imbriquée dans la motricité et la kinesthésie — une kiné-vision, dont le régime visuo-moteur serait reconnu comme ayant fourni à la sensibilité moderne ses procédures privilégiées d’investigation dans le réel. Cette histoire devrait par conséquent se trouver de nouveaux points de passage, identifier d’autres moments de bascule, au terme desquels s’affirmerait cette conception autre du moderne.

 

On ne pourrait dès lors faire autrement que s’arrêter sur le 17 juin 1966, date à laquelle Julio Le Parc reçoit le Grand Prix de peinture de la Biennale de Venise, événement qui consacre aux yeux de la plupart des observateurs l’irruption tapageuse d’une forme d’art jugée insuffisamment discernable de l’attirail de la fête foraine et qui — conséquence immédiate — fait planer sur la peinture le spectre de sa propre fin.

 

La stupeur qui frappe les esprits à l’annonce du prix tient en effet beaucoup moins à la dimension géo-politique de la décision du jury — qui, deux ans après le triomphe de Robert Rauschenberg, semble opposer un coup d’arrêt brutal aux prétentions américaines — qu’à la nature même de l’art ainsi récompensé et à son public implicite, un public populaire. Certes, la presse s’étend aussi sur les tractations de couloir qui permirent à l’heureux récipiendaire, complaisamment présenté comme un quasi-inconnu avant cette distinction, de faire son entrée en scène comme par effraction. Mais les gros titres relaient avant tout cette lamentation : « La peinture se meurt, la peinture est morte.» Il est vrai qu’à cette date Le Parc n’a quasiment plus touché à ses pinceaux depuis plusieurs années et que le pavillon de l’Argentine ne rassemble plus que des œuvres n’entretenant qu’un « très lointain rapport avec l’art de peindre » — alors qu’en revanche s’imposent immédiatement les modèles du parc d’attractions et de la fête foraine. Rapide revue de presse de l’été 1966 : « Ce n’est plus un tableau, c’est une foire » (Le Progrès), et même une « foire kaléidoscopique », un « énorme Fun Palace » (The Financial Teams), le triomphe du « style fun-house » (Time), un « Luna Park » (Art International) où se joue « la mort toujours recommencée du tableau de chevalet » (Le Progrès), où le jeu et l’expérience physique, le choc sensoriel, sont préférés à « l’aventure mentale de la peinture » (L’Œil) car, décidément, « le temps des happy few, des dégustateurs de peinture et des solitaires raffinés est révolu » (Jardin des Arts). Que l’on en juge : sous les rubriques de « Continuels mobiles » et de « Continuels lumière », de « Reliefs à déplacement du spectateur », d’« Éléments à manipuler » ou « à essayer », de « Passages », de « Mouvements-surprise » et d’« Images vélocité-lumière », c’est une accumulation d’objets aux effets étourdissants que Le Parc règl e et dispose à l’intention de son public, immergé dans les éclats de la lumière reflétée par des surfaces miroitantes et mobiles, dérouté par les déformations occasionnées par des miroirs facétieux, sollicité par des mécanismes aux allures de jeux d’adresse, physiquement déstabilisé par des obstacles opposés à sa progression. Le regard n’est requis qu’à propension d’une action à accomplir : bouger, marcher, osciller devant les lames réfléchissantes des reliefs pour en révéler le potentiel cinématique ; appuyer sur les interrupteurs qui déclencheront des mouvements en saccades et manipuler des boules montées sur ressort ou des balles de ping-pong prises de frénésie pour le plaisir gratuit de les voir s’agiter ; résister à l’éclat stroboscopique de lumières pulsantes ; chausser des lunettes altérant la vision ordinaire pour changer de point de vue sur le monde ; tenter de discerner le reflet de son visage dans les miroirs déformants, s’amuser de son apparence ou de celle des autres dans le passage à miroir courbe ; monter sur des dalles basculantes et enfiler des chaussures à ressort pour s’exercer à d’inhabituelles conditions de déplacement… Le spectacle offert est celui du mouvement perpétuel et de la métamorphose : la géométrie la plus stricte se résout en déformations mouvantes, les cibles et les grilles se démultiplient dans les miroirs courbes en évoquant d’improbables parthénogenèses optiques ; la lumière et l’ombre modifient sans relâche leurs rapports dans la projection de scintillants éclats ou le déploiement de diaprures mordorées ; la vitesse des trépidations, les secousses et les vibrations font s’évanouir les formes dans un nuage brownien… La matière des représentations étant constituée autant par ces oeuvres à surprises que par les réactions du public face aux sollicitations imprévues qu’il éprouve

à chaque pas. La plupart des dispositifs présentés à Venise avaient déjà alimenté les manifestations collectives du Groupe de Recherche d’Art Visuel (GRAV) que Le Parc a contribué à fonder quelques années plus tôt. La dernière en date était la fameuse « Journée dans la rue » du 19 avril 1966 au cours de laquelle les membres du groupe avaient successivement installé leurs accessoires en huit endroits différents de Paris, de la place du Châtelet à celle de l’Opéra, des Champs-Élysées au Jardin des Tuileries et de Montparnasse à Saint-Germain-des-Prés. Dans une atmosphère de kermesse et de fête foraine soulignée par plusieurs témoins, le groupe abandonne à la curiosité du public ses jouets d’optique et ses objets manipulables, transportés d’un point à l’autre par une camionnette surmontée d’une Sphère-Trame de François Morellet en guise d’enseigne.

 

On monte et démonte une structure permutationnelle de Francisco Sobrino, on entre dans l’œuvre cinétique habitable de Jean-Pierre Yvaral, on manipule les kaléidoscopes de Joël Stein et l’on marche sur les dalles mobiles de Le Parc. Le clou de la journée, qui se tient au métro Odéon en milieu d’après-midi, est ce que les tracts du GRAV nomment explicitement une « présentation foraine», avec stands offrant toute la gamme des objets à expérimenter. Le soir venu, on s’éblouit à coup de flashs électroniques, on siffle les représentations des cinémas voisins et l’on distribue autant de ballons de baudruche que d’épingles pour les crever, en espérant susciter dans le public des interactions imprévues. On se figure assez bien l’idéal d’une telle fête en regardant la scène centrale du film pratiquement contemporain de Marco Ferreri, L’uomo dei cinque palloni (1965, sorti en 1969), où l’on suit Marcello Mastroianni dans un night-club dont le décor oscille pareillement entre l’environnement cinétique et la baraque foraine — avec son entrée en forme de tunnel, ses parois réfléchissantes recevant des projections colorées, son hypnotique spirale noir et blanc en mouvement —, rempli de ballons que les danseurs finiront par faire exploser dans une frénésie de musique et de lumière pulsée. Après l’indéniable succès de cette première sortie dans la rue en forme de parade de cirque au-devant d’un public qu’il faut bonimenter, Le Parc voit plus loin et envisage d’aménager un ancien bus de la RATP pour partir en tournée dans la France entière, peut-être dans les traces d’un chapiteau en vogue ou d’une vedette de variété, et assume totalement le statut qui en découlerait : « On nous prendra pour des forains ? Pourquoi pas ? Ce qui importe, c’est de sortir enfin de l’éternel circuit où l’Art — l’Art exquis, l’Art précieux — meurt lentement de son narcissisme. » « On nous appelle les forains, la route est notre domicile », chantent George Chakiris et Grover Dale dans Les Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967), où ils communiquent à la ville entière une liberté et une légèreté de l’être inaccessibles — en dépit de ses prétentions avant-gardistes — au personnage qui incarne dans le film la sclérose de cet art narcissique, le galeriste bien nommé Guillaume Lancien (Jacques Riberolles). Et si le magic bus rêvé par Le Parc, très dans l’air du temps, ne voit finalement pas le jour, l’artiste s’en consolera en faisant circuler l’année suivante dans les rues de Paris et de Dortmund une « anti-voiture » dont le fonctionnement la transforme elle-même en une attraction polyvalente : le pare-brise est une « cloison à lames réfléchissantes » dont les essuie-glaces s’agitent inutilement au-dessus de la tête du conducteur, lui-même assis sur des sièges aussi instables que le marchepied du véhicule, qui se dérobe au moindre appui ; les roues décentrées entraînent dans leur giration la structure noir et blanc qui orne les jantes, le capot abrite sous sa coque transparente une douzaine de balles de ping-pong sans cesse entrechoquées, les phares émettent une lumière pulsante et les commandes du tableau de bord font partir des nuages de fumée. Quelques années plus tard, en 1973, Nicolas Schöffer offrira le baptême de la rue à sa sculpture Chronos 10, fixée sur le châssis d’une automobile Renault, pour qu’elle y propage ses jeux lumino-cinétiques. D’une manière ou d’une autre, ces différentes incursions urbaines ajoutent à la « parure mobile » de la rue, comme l’appelait

Gustave Kahn, au spectacle de plus en plus étincelant et dynamique dont elle est devenue le cadre depuis les illuminations de l’électricité et l’invasion des machines. Car c’est la ville tout entière qui aspire à se métamorphoser en scène de jeu, en music-hall à ciel ouvert, en une féerie permanente qui miroiterait de « mille reflets mobiles», rejoignant la conscience kaléidoscopique du flâneur baudelairien immergé dans le spectacle électrisant de la ville moderne. La ville est elle-même un théâtre d’illusions à décrypter sur le modèle de la fun fair, dans ses reflets et ses mirages, dans ses intensités cinétiques et vibratoires, dans ses flux inconstants, ses énergies physiques et mécaniques. C’est ce que décèle Saúl Yurkievich, attiré comme un papillon par la lumière vers les expositions d’art cinétique qui lui rappellent « l’ambiance nocturne des grandes villes » : « Elles ont quelque chose du parc d’attractions, du cabinet magique, du laboratoire fantastique, du vol interplanétaire et de la science-fiction. Elles nous soumettent à des stimulations immédiates, semblables à celles auxquelles nous sommes confrontés dans le contexte urbain, mais sélectionnées et intensifiées. »

 

Théâtre magique Ce qui précède est potentiellement explosif : mettre en évidence la généalogie foraine des interventions de Le Parc et du GRAV, c’est aussi remettre en cause certains des postulats qui ont dirigé l’action de ses membres. Partis de la volonté affichée de « limiter l’œuvre à une situation strictement visuelle » et d’« établir un rapport plus précis entre l’œuvre et l’œil humain », Le Parc et ses collègues se laissent rapidement déborder par un monde d’effets impondérables. Ce visuel qu’il fallait objectiver échappe bientôt à toute emprise analytique et ne se présente que sous les aspects les moins réductibles. L’illusion et l’évanescence, le reflet fuyant et l’ombre insaisissable, la métamorphose comme seul état permanent, sont les principales catégories de l’opticalité cinétique : il ne peut en découler qu’un doute fondamental sur la nature de ce qui est réellement perçu. En outre, des sensations physiques et kinesthésiques submergent bientôt ce regard que le GRAV avait dans un premier temps isolé du sensorium : l’intensité de certains chocs visuels n’est pas sans répercussions dans la sensibilité profonde et Le Parc, à partir du deuxième labyrinthe présenté par le groupe, s’ingénie à développer les dispositifs de contrainte au déplacement et à la posture qui culmineront dans les deux corridors et le passage accidenté présentés par le GRAV en 1967 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dans le cadre de l’exposition « Lumière et mouvement ». On entre dans un labyrinthe du GRAV (le premier a été réalisé pour la Biennale de Paris en 1963) comme dans certaines attractions foraines : en parcourant, généralement dans une quasi-obscurité, une enfilade de cellules de maigres dimensions où se présente, la plupart du temps par surprise, une suite de stimulations visuelles, sonores, tactiles et kinesthésiques. On y rencontre le même type de phénomènes : éclats de lumière, reflets déformés ou démultipliés, obstacles divers. Les miroirs courbes de Le Parc et les kaléidoscopes de Stein en descendent en ligne directe ; sols mouvants et sièges instables avaient leurs équivalents à Magic City, dans le parc d’attractions qui, au cœur du Paris de la Belle Époque, avait charmé Robert et Sonia Delaunay, avant d’attirer les dadaïstes et les surréalistes 16 ; le public joue avec les colonnes roulantes du GRAV comme aux autos tamponneuses ; Bowling lumineux et Bonbon Flash Klaxon de Morellet (1965) ne dépareilleraient pas un stand de tir : lancer des boules et déclencher un avertisseur sonore entraîne la soudaine et violente illumination des œuvres. Choc et surprise caractérisent au même degré cette intensification sensorielle que les loisirs populaires ont de longue date cultivée. Kinesthésie, illusions et vertiges optiques, présence dans l’espace et dans le temps :autrement dit, tout ce que le modernisme dans sa version la plus rigoriste a répudié sous. l’étiquette infamante de theatricality. C’est avant tout pour le minimalisme que Michael Fried met avant ce mode impur de la relation instaurée par l’œuvre quand celle-ci n’existe plus en dehors de l’observateur, dont le statut évolue alors en celui de spectateur. Tandis que l’œuvre moderniste ne devrait exister que pour elle-même et fonder sa noble autonomie sur la recherche essentialiste de sa propre spécificité, l’œuvre qui adopte les caractéristiques théâtralistes s’installe dans une forme de présence scénique (stage présence) qui est selon lui l’expression d’une véritable hostilité envers l’art véritable ; ce dernier ne pouvant que dégénérer à mesure que ses conditions d’existence se rapprochent de celles du théâtre, considéré non comme art en lui-même mais comme ce qui gît entre les arts. Mais pratiquement au même moment, un autre tenant de l’autonomie moderniste, Harold Rosenberg, n’hésitait pas à embrasser dans ce même reproche toutes les formes environnementales et immersives de l’art de son temps, la performance et le happening, le Pop art ainsi que l’art optique et cinétique, dont l’orientation générale vers l’implication du spectateur lui semblait pousser l’art dans l’indistinction irrémédiable avec le divertissement et les médias de masse. Encore traumatisé par le récent succès de l’exposition « Responsive Eye » au Museum of Modern Art de New York

en 1965, qui semblait avoir menacé une hégémonie américaine à peine établie sur les bases d’un art autonome et pleinement imprégné du sens élevé de sa mission, Rosenberg fait plus spécifiquement porter sa critique contre le « théâtre des sens » instauré par l’art optique et cinétique. Ses productions sont clairement assimilées aux attractions foraines (fairground and circus exhibits) et ses artistes à des « magiciens » qui se rendent coupables de « manipulations sensorielles » en « agissant directement sur le système nerveux lui-même », selon des procédés confinant à l’hypnose et à la subjugation. L’anxiété du critique est perceptible : car c’est aussi la conception du sujet valorisée par la théorie moderniste, un sujet lui-même autonome et rationnel, absolument conscient et maître de lui, qui risque de s’effondrer dans le grand dérèglement des sens orchestré par ces forains d’un nouveau genre à l’intention d’un public dont le regard pourrait — ô stupeur ! — se révéler absolument émancipé de tout surmoi culturel.

 

À l’inverse, Jack Burnham a pu lire dans cette poussée de la théâtralité (il se réfère explicitement à Fried auquel son texte vaut réponse) une transition majeure vers ce qu’il nomme une « esthétique post-formaliste » au sein de laquelle il redonne leur juste place non seulement aux minimalistes, mais aussi aux happenings et aux installations multimédia, dont celles de l’art lumino-cinétique. Il

attribue à l’ensemble de ces tendances le mérite d’avoir fortement relativisé l’importance du visuel au profit du kinesthésique, et ainsi d’avoir fait de l’exercice du regard une expérience beaucoup plus complète et intégrée. Dans son compte rendu de l’exposition « Magic Theater », organisée en 1968 par Ralph T. Coe sous l’égide de la Nelson Gallery of Art et de la Performing Arts Foundation de Kansas City, Stephen Bann était allé dans le même sens en rappelant le rôle majeur joué par certains artistes du lumino-cinétisme dans l’instauration de ce nouveau paradigme théâtraliste.

 

L’exposition, entièrement centrée sur la scène américaine à l’exclusion de toute autre référence, entérinait en effet certaines des évolutions récentes impulsées par les acteurs du cinétisme européen : déplacement du centre d’intérêt de l’œuvre vers le spectateur, installation d’environnements capables de concentrer des expériences perceptuelles multiples à travers une « programmation » et une « planification » esthétiques raffinées, fin de la suprématie des formes au profit d’une attention aux formes de la perception. En concurrence directe avec les prétentions de l’art psychédélique contemporain et de ses light-shows multimédia, ces œuvres définiraient selon Coe un « théâtre psychique » dont le contenu serait directement « introduit dans l’esprit » plutôt

qu’exprimé dans des formes qui lui resteraient étrangères, et cela en faisant appelà une faramineuse capacité de « transmission magique soumise au pouvoir occulte de la lumière ». Si l’apport spécifique du GRAV semble à Burnham parfois rester en deçà des espérances de cette nouvelle esthétique, et si Bann dédouane totalement Le Parc et ses amis de ce « retour au mystère, sinon à la mystification », on ne peut pourtant s’empêcher de relever ce qui, dans leur propre théâtre optique, appartient pleinement à cette généalogie de la « magie catoptrique » et des « métamorphoses spéculaires » mise en évidence par Jurgis Baltrusaitis dans les mêmes années — quand, soumis à toutes sortes de manipulations ou de déformations, le miroir devient lui-même objet spectacle : alors, « les mêmes lois de réflexion qui, sur une surface plane, isolée, donnent des figures similaires, font naître dans des miroirs multipliés et incurvés différemment

disposés, des visions fallacieuses et féeriques ».

 

Certes, cet « art trompeur » du reflet et de la lumière mobile s’est aussi transmis à travers la tradition constructiviste, dans sa composante, cela dit, la moins réductible à un quelconque formalisme géométrique et la plus réceptive, au contraire, à la « vision en mouvement » promue par un Laszlo Moholy-Nagy. L’auteur du très théâtral Licht-Raum Modulator (1930) aura cherché à fonder l’humanisme de l’ère machiniste et industrielle sur l’accroissement de la dimension perceptive et émotionnelle de tous les apprentissages cognitifs, dans l’objectif affirmé de « ressentir ce que nous savons et savoir ce que nous ressentons 26 ». En 1958, Le Parc quitte l’Argentine en emportant dans ses bagages le livre d’un des émules de cet enseignement à une kiné-vision adaptée à la libération des formes dans l’espace-temps : Fundamentos del Diseño de Robert G. Scott, professeur de design à Yale, orienté par l’idée que « le mouvement […] fait partie intégrante de toute conception visuelle (diseño visual)». Le jeune artiste aura certainement été sensible, parmi d’autres apports de l’ouvrage, à son chapitre « Lumière et mouvement », qui examine en détail, avec un luxe de schémas et de photographies, le comportement de la lumière dans l’espace selon une conception dynamique de la forme et de la perception où dominent le contingent et le relatif : un petit précis de phénoménologie cinétique avant l’heure, qui repasse par une brève histoire de la projection lumineuse, incarnée dans la figure centrale de Thomas Wilfred et de son art « Lumia », avant de désigner à la peinture et à la sculpture, comme l’avait déjà fait Moholy-Nagy, un avenir de métamorphoses et de mobilité. Du reste, ce n’est pas parce que les fantasmagories sont produites avec des instruments de précision, que les « perspectives dépravées » de l’anamorphose appliquent strictement les lois de l’optique géométrique, et que le GRAV a parfois appuyé sur un discours scientiste l’exhibition de ses propres théâtres catoptriques ou appareils métamorphiques, que ces derniers ne sont pas à leur tour redevables de ce lignage de la merveille et de l’illusion mis au jour par un Baltrusaitis. Comme dans les miroirs bosselés (dits « sorcières ») de la Renaissance maniériste, on cherchera en vain à recomposer une image de soi dans les faces-à-main aux différents compartimentages et cannelures que nous tend « El Mago » Le Parc 29. Ses Boîtes couleur lumière reconduisent dès le début des années 1960, et par des moyens très proches (des structures prismatiques rétro-éclairées), l’enchantement des kaléidoscopes, à travers lesquels l’intuitive conception d’un ordre cristallin du monde peut se faire jour. Ses reliefs à miroirs courbes font basculer le monde stable et rassurant de la géométrie dans celui, incertain et mouvant, de l’anamorphose. Ses miroirs déformants ou multiplicateurs sont présents dans les cabinets de physique avant même d’être intégrés àla panoplie de la fête foraine et de la prestidigitation (et, de ce point de vue, ne sont pas bien différents de ceux que Robert Whitman avaient intégrés, après lui, à sa propre installation pour « The Magic Theater »). Baltrusaitis aura choisi de cantonner son histoire à ces lieux comme les Wunderkammer où la science se sépare progressivement et difficilement de la magie, laissant de côté ces autres espaces périphériques de l’histoire du regard que constituent les attractions des divertissements populaires (alors même que la fête foraine et le music-hall ont historiquement hérité de la même fonction de médiation du savoir scientifique, par le spectacle et le divertissement). À l’exception d’un seul exemple, il est vrai majeur et généralement mal connu des historiens de l’art : le Palais des Mirages du musée Grévin (auxquels certains contesteraient cette appellation de « musée », trop digne pour lui, et dont Baltrusaitis évite d’ailleurs soigneusement d’écrire le nom…). Rare vestige des attractions optiques de l’Exposition de 1900, le public le connaissait alors sous le nom de Salle des Illusions et venait y éprouver l’expansion vertigineuse de son champ de vision dans un espace considérablement démultiplié, et mouvant qui plus est.

 

Conçu par l’architecte et ingénieur Eugène Hénard, ce kaléidoscope immersif, inscrit dans un cercle de onze mètres de rayon, permettait de percevoir jusqu’à trente-six reflets de l’espace central hexagonal, progressivement révélés par les modulations colorées de l’éclairage électrique, et variés par la rotation des six piliers architecturés placés aux angles de la pièce. Comme on le voit, ce chef-d'œuvre d’environnement pénétrable, ignoré des histoires de l’art moderne en dépit, justement, de sa modernité, pourrait encore en remontrer à ses proches équivalents des années 1960. À commencer par celui que Stanley Landsman construisit pour « The Magic Theater », ou ceux de Yayoi Kusama au moment où elle s’intéressait aux activités du GRAV et de la Nouvelle Tendance, sans oublier ceux apparus dans le contexte spécifique de l’art optique et cinétique, chez Christian Megert notamment (Spiegelraum, 1968). On peut du reste supposer qu’aucun de ces artistes ne se doutait figurer ainsi au nombre des lointains héritiers d’Anastasius Kircher et de sa maison catoptrique, aux parois couvertes de glaces réfléchissantes, gravéedans son Ars Magna en 1646, à propos de laquelle Baltrusaitis relève à juste titre que qui y pénètre (la galerie des Glaces de Versailles en aura donné une idée) devient irrémédiablement l’acteur d’un spectacle dont il est lui-même l’objet, dans la grande tradition du baroque mais aussi en une anticipation prémonitoire du nouveau rôle participatif que l’observateur endosse à l’âge de la théâtralité post-formaliste.

 

 

 

Politique de la perception

 

Car la généalogie foraine et magicienne des interventions de Le Parc ne se révèle pas seulement à travers son corpus d’objets et d’installations en tout genre. C’est aussi, bien entendu, l’une de ses idées maîtresses — la participation du spectateur — qui en dépend étroitement. Les sources d’une conception active et participative du destinataire de l’œuvre ne doivent en effet pas être cherchées ailleurs que dans ce creuset de la fête foraine, du cirque et du music-hall (Marinetti en dresse les louanges dès 1913 pour cette raison précise), des parcs d’attractions, des expositions universelles et de leurs théâtres optiques, où la perception bousculée et troublée oblige le spectateur à s’éprouver comme tel. Historiquement, ces lieux ont pu être considérés comme ceux de la reconquête, par le populaire, de son expérience corporelle vitale, libérée de toute tâche productrice aliénante comme de la visualité hyperbolique du monde moderne. À l’instar de ce qui se passe aussi avec le développement parallèle des sports, l’engagement physique peut alors trouver à se satisfaire, plutôt que dans la répétition mécanique des tâches quotidiennes, dans le contexte émancipateur du jeu et du divertissement. Et si l’on utilise aussi à la mécanique du plaisir les dernières ressources de la science amusante et des techniques, les machines et l’électricité, c’est pour en faire une expérience plus vivante et incarnée, où le sujet gagne une existence séparée du quantifiable et du fonctionnel en s’engageant sur le chemin d’un renouveau de la perception elle-même, nourrie et enrichie par le jeu et le plaisir. Sous l’apparence de la technologie, les divertissements populaires deviennent une source nouvelle de jouissance sensorielle. De la même manière, les accessoires de Le Parc opèrent la mue des palais de l’art et des aristocratiques galeries des glaces en théâtres d’illusions au milieu desquels le public vient se presser en une frénésie collective où se retrempe le corps social, où l’on vient, à tous les étages de la société moderne, « vaincre la solitude des foules et retrouver en quelque sorte les conditions de participation des sociétés primitives ».

 

L’avènement d’un nouveau public démocratique dans l’euphorie communicative du jeu et du divertissement : voilà donc en quoi réside la signification politique du prix

qui échoit à Le Parc à la Biennale de Venise en 1966, comme le comprennent les commentateurs acquis à la cause. À l’instar d’un Pierre Restany saluant, en même temps que « la mort d’une certaine peinture », la naissance de « l’homo ludens contre l’homo faber » et d’un type d’artiste qui, pénétré de son rôle inédit de « poète du temps libre » et de « spécialiste du bien-être dans le loisir », se chargera de « combler l’immense lacune de l’ennui humain ». À l’orée de cette « Seconde Renaissance », Le Parc est reconnu par le critique comme le représentant de la « variante technico-optique de l’art-jeu », aux côtés de certaines propositions équivalentes du Pop Art et du Nouveau Réalisme : la question n’est donc pas celle de l’affrontement entre les places et les étiquettes artistiques, mais celle de la naissance, au milieu de multiples résistances, d’une « nouvelle justification sociale de l’art », d’après laquelle sa fonction ludique lui permettra de « communiquer une certaine énergie existentielle à l’état brut » et « une nouvelle joie de vivre ». Même constat œcuménique chez Michel Ragon l’année suivante : op et pop travaillent de concert, dans la synthèse des arts du spectacle et des arts plastiques, à la naissance de l’« art-jeu » et de l’« art-spectacle » qui animera de sa fête perpétuelle les villes hédonistes de demain. De ce point de vue, les environnements du GRAV (comparés à des billards électriques aux dimensions du luna park), la Nana géante et habitable de Jean Tinguely et Nikki de Saint-Phalle, La Plage de Martial Raysse ou le pénétrable La Menesunda de la compatriote de Le Parc, Marta Minujin, se valent comme autant de preuves de « la naissance d’un style, ce style nouveau de cet homme nouveau qui aborde aux rivages heureux du loisir et du jeu ». Même son de cloche avec Eddie Wolfram alors que Le Parc expose à la galerie Indica de Londres : ce qui s’est passé à Venise était une manière d’entériner « la banqueroute des conceptions esthétiques traditionnelles au regard du présent post-Pop de la situation culturelle ». L’art de Le Parc est l’art politique d’un changement de paradigme sociétal où le sujet participerait lui-même à la construction d’une autre communauté, où l’éducation et le travail seraient découverte et amusement, c’est-à-dire « une façon de choisir comment utiliser notre temps ».

 

Cet homo ludens, dont l’inspiration première est certainement à chercher du côté de Johan Huizinga, dont l’essai éponyme date de 1938, et de l’idéologie du Front Populaire, est selon Wolfram le sujet cybernétique par excellence, non pas celui que désignerait ainsi une techno-structure bureaucratique, mais le sujet qui, dans le dialogue renouvelé avec les objets participatifs que lui propose l’artiste, remet sans cesse en question ses propres attitudes programmées et accepte le changement comme seule constante de son expérience.

 

Alors que la triomphale tournée sud-américaine, qui emporte au cours de l’année 1967 les œuvres de Le Parc de l’Argentine au Venezuela et du Venezuela au Mexique, en passant par l’Uruguay et le Paraguay, suscite les mêmes débats passionnés autour de la justification de ce « parque de diversiones », le fameux critique vénézuélien Arturo Uslar Pietri s’enthousiasme à son tour pour cet art de la gratuité, qui n’explique rien car « il n’y a rien à expliquer ni à comprendre » : « Ni signification ni règle à observer dans le dédoublement des images et des formes qui se font et se défont sans cesse sous les yeux du spectateur et, la plupart du temps, avec sa participation. Ce n’est plus l’art de raconter ou de représenter, mais un jeu ou une expérience auxquels chacun peut participer, cultivé ou non, comme en un prodigieux spectacle d’invention continue et inespérée. » Son public n’est plus, ou plus seulement, celui des expositions, mais un public à la fois « plus hétérogène » et « plus pur », qui retrouve spontanément, nullement dépaysé, les attitudes qu’il adopterait en allant au cirque ou à la fête foraine. Ce qui s’accorde avec les propres intentions du GRAV telles que Stein les énonce au même moment : « Par le jeu nous arrivons à un engagement total du spectateur adulte ou enfant, ignare ou cultivé, qu’importe, il y a une mise en situation, une relance de l’attention qui ne s’appuie pas sur une préconnaissance, mais sur la surprise, le geste, la provocation. » Dans ces mêmes années, par un juste retour des choses, on assistera dans l’industrie médiatique du divertissement de masse à la réappropriation du vocabulaire de l’art optique et cinétique par ces modernes forains et bateleurs que sont les producteurs et les animateurs du premier âge d’or de la télévision. Ce sont les années « Dim Dam Dom », du nom de l’émission de Daisy de Galard, qui familiarise le grand public avec les applications du vocabulaire de l’art optique et cinétique à la mode et au design. Celles où les génériques de l’émission de variété « Tempo » (Michèle Arnaud et Michel Drucker) recyclent les effets de la Sphère-Trame de Morellet et des « recherches graphiques » d’Yvaral, deux membres du GRAV, tandis que Gilbert Bécaud chante dans des décors empruntés aussi bien aux compositions de Vasarely qu’aux Lames réfléchissantes de Le Parc, et que Serge Gainsbourg évolue sur une scène aménagée par Jesus Rafael Soto pour une autre émission de Michèle Arnaud,

« Les Quatre Temps ». Ce sont les années, enfin, où les effets optiques et cinétiques de Jean-Christophe Averty « douchent » un public qu’il s’agit de faire réagir jusque chez lui, par l’intermédiaire de la petite lucarne, en suivant un programme de démocratisation de l’image et de stimulation subversive du spectateur qui ne paraît pas si éloigné de certaines des prétentions du GRAV. 

 

Ainsi la transformation des relations œuvre-spectateur et artiste-société devait être le laboratoire des transformations sociales, la participation du spectateur et la « socialisation de l’art » allaient impliquer plus profondément le sujet démocratique dans la construction de la communauté à venir. L’« œuvre monologue », énoncée par l’artiste depuis sa position de surplomb, laisserait la place à l’« œuvre dialogue », de la même manière que l’exercice de la concertation allait immanquablement se substituer aux décisions d’un pouvoir solitaire. La participation était en effet devenue l’une des notions-clés du discours politique et social des années 1960. Elle se décline dans le programme de la présidence gaulliste en participation des travailleurs et en participation institutionnelle et électorale, dans les régions et à l’université, elle comporte une dimension individuelle et collective, directe et indirecte : « Organiser la participation là où elle ne l’est pas encore, la développer là où elle existe. Voilà ce que nous avons à appliquer. » Réponse à l’affrontement mortifère des idéologies capitalistes et communistes, la participation doit soutenir la conscience d’appartenir à la communauté et d’être co-responsable de son devenir. Son volet social connaît un début de réalisation par l’ordonnance du 17 août 1967 sur la participation des travailleurs aux fruits de l’expansion, tandis que le volet politique est intégré à la proposition d’un « référendum sur la participation » annoncé au beau milieu des événements de Mai-1968 : cette mutation sociétale devra « comporter une participation plus étendue de chacun à la marche et aux résultats de l’activité qui le concerne directement. » Si la société de participation se fracasse sur l’échec du référendum, au mois d’avril de l’année suivante, l’idée en anime encore le projet de « nouvelle société » porté par le premier ministre de Georges Pompidou, Jacques Chaban-Delmas, avant de se dissoudre dans le ronron giscardien qui lui fait suite. C’est que l’idée, même portée par la frange progressiste du gaullisme, n’était pas sans susciter beaucoup de défiance. Au début des années 1960, le sociologue Joffre Dumazedier avait posé la question de la viabilité politique de la « civilisation du loisir » apparue sous l’effet de l’accroissement du temps libre. Fondateur et animateur d’une association, Peuple et Culture, qui militait pour l’accès des masses aux loisirs culturels, il s’inquiétait pourtant de la propension des sociétés du loisir « à détourner une partie du

potentiel social du champ de la production et des tensions suscitées par les rapports sociaux » et mettait en avant la crainte de voir l’homo ludens s’évader de ses responsabilités sociales et politiques : « La vie jouée se développe alors au détriment de toute vie engagée », regrettait-il.

 

Voilà un genre de suspicion qui ne risquait pas d’atteindre Le Parc, si l’on considère la politique de la perception dont relève depuis le début la dimension participative de son « art-jeu », puis le durcissement que l’artiste manifeste dans son engagement à partir de 1968. Confronté au succès de sa tournée sud-américaine, et soucieux de ne pas laisser se développer autour de son travail comme de sa personne une mythologie semblable à toutes celles que le GRAV avait dénigrées, il annonce déporter son action sur le terrain d’une « guérilla culturelle » dirigée contre les structures du monde de l’art : « L’intérêt réside désormais non plus dans l’œuvre d’art (avec ses qualités d’expression, de contenu, etc.) mais dans la contestation du système culturel. Ce qui compte, ce n’est plus l’art, c’est l’attitude de l’artiste. » Après l’auto-dissolution du GRAV, en novembre 1968, il déclare adopter « un comportement de lutte » et « une vision plus politique et réaliste de la situation actuelle ». Cette même année, sa démission du comité directeur du Salon de Mai et le retrait de ses œuvres de la Documenta de Cassel marquent le début d’une suite de coups d’éclats contre les structures artistiques. Entre-temps, le 6 juin, Le Parc a été arrêté, avec Hugo Demarco, alors qu’il circulait à proximité des usines de Flins où de violents affrontements se déroulaient, et expulsé du territoire français par une mesure qui se prolonge durant cinq mois, en dépit d’une très large mobilisation des milieux artistiques et intellectuels. La fièvre retombée, la question se pose : « Que vont faire les très nombreux signataires qui, avant l’été, promettaient de ne plus collaborer avec le gouvernement gaulliste ? »

Le Parc tient sa réponse : en 1972, non sans panache, il joue sa rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris à pile ou face, la perd et — le seul des anciens membres du GRAV à assumer cette position — refuse en outre de participer à l’exposition « 72/72. 12 ans d’art contemporain en France » au Grand Palais, tant elle lui semble marquée au sceau d’une culture officielle soupçonnée de récupération politicienne. Il prend alors une part active aux activités du Front des Artistes Plasticiens, qui mène la vie dure aux autorités culturelles jusqu’à l’inauguration du Centre Pompidou en 1977. Sa participation à l’Atelier populaire des Beaux-Arts lui aura peut-être rappelé ses années de formation à Buenos Aires, quand, au moment de la chute de Perón, en 1955, les étudiants avaient occupé simultanément les trois écoles d’art de la ville et obtenu la destitution de leurs directeurs ainsi qu’une modernisation substantielle du cursus académique. Publié en France par les soins de Jean Clay dans la revue Robho, le texte et la notion de « guérilla culturelle » font également l’objet d’une forte diffusion en Amérique latine, par le sort de laquelle l’artiste se sent concerné au premier chef.

 

 

En 1969, il mène avec succès le boycott de la Biennale de São Paulo en protestation contre le régime issu du coup d’état de 1964. Tout au long des années 1970, il retrouve l’action collective, au sein du groupe Denuncia, qui montre en 1972 un ensemble d’oeuvres réalistes dénonçant la torture, mais aussi avec la Brigade des peintres antifascistes et le Collectif des peintres antifascistes qui défile bannières au vent dans les rues de Paris au 1er mai 1976. En ces occasions, il met au service des causes défendues un métier de peintre traditionnel et une figuration directe et efficace, aux sujets et aux intentions immédiatement lisibles. Renoncement ? Plutôt l’application d’une stratégie qui n’exclue pas les autres. Plus que jamais « simple ouvrier de la recherche plastique» (qui, à l’instar d’un Carl Andre aux États-Unis, ne quitte pas le bleu de travail dans lequel il range à portée de main les instruments de son activité), il oriente aussi le dispositif de la salle de jeu vers l’expression participative de la contestation : alors, écrit Jean-Louis Pradel, « le laboratoire interactif se transforme en jeu de massacre où les spectateurs sont invités à renverser les corps constitués ». La « Salle de Jeux » de la rétrospective que la Kunsthalle de Düsseldorf offre à Le Parc en 1972 est un des sommets de son art forain, où les attractions que l’on connaît déjà s’augmentent de plusieurs jeux d’adresse. On lance des pelotes sur les silhouettes d’un théâtre d’ombres où se reconnaissent les profils type du dictateur militaire et du personnage de Mickey, du prêtre et de la mère de famille, de l’idole de la variété et de la pin-up (Faites tomber les mythes, 1969). Plus loin, l’« impérialiste », le« capitaliste », le « militaire », l’« intellectuel neutre », le « policier » et l’« indifférent » se succèdent sur une cible noire et blanche contre laquelle le visiteur peut décider de lancer des fléchettes en étant sûr de faire mouche à tout coup (Choisissez vos ennemis, 1970). Au centre, près d’une vingtaine de grandes baudruches sérigraphiées à l’image des mêmes figures stéréotypées (plusle professeur, le juge, le sportif, l’acteur, le maire, le député, le journaliste, le médecin…, sans oublier l’artiste, sous les traits de Le Parc lui-même) peuvent être frappées comme des punching-balls (Frappez les gradés, 1971).

 

Dans le droit fil des enquêtes du GRAV, une série de questionnaires permettait aussi au spectateur de mettre à distance son impulsivité et de se retourner sur les motivations de ses actes, en indiquant l’ordre de ses détestations et de ses rejets. Participation et conscientisation pouvaient donc aller de pair dans la fun house de Le Parc. Il n’est pas sûr, cependant, que cela ait suffi à satisfaire les attentes du public acquis à une « culture cultivée » nettement séparée du divertissement et de la culture populaire. En revanche, l’art-jeu et l’art-spectacle de Le Parc aura comblé tous ceux qui recherchent aussi dans le frottement avec les formes et les situations visuelles les stimulations utiles à l’entretien de la vie, les « joies sauvages » dont parlait Vasarely — l’un des premiers maîtres à penser d’El Mago. Ceux-là savent instinctivement que le plaisir contemplatif du beau et celui actif du jeu ne sont pas loin, que tout jeu renferme des éléments esthétiques et, comme le pensait déjà un prosélyte du caractère vital de l’art et du jeu, le très moderne Jean-Marie Guyau, que « dans les grandes jouissances de l’art, voir et faire tendent à se confondre », car « le spectateur jouit d’autant plus qu’il est moins passif 60 ». Il y avait là au moins l’esquisse d’un manifeste de la participation dans l’art et l’apologie d’un spectateur total, compris dans l’ensemble de ses facultés actives et perceptives — mais bien avant l’heure, en pleine vogue des parcs d’attractions et des expositions universelles.