Après le GRAV
Pratiquement, le Groupe n’existait plus depuis quelque temps. Les efforts tentés au début de l’année se sont avérés insuffisants.
Une certaine indécision (une mollesse) à prendre de nouvelles initiatives nous faisait voir clairement que le peu de travail réalisé (accompli) au nom du Groupe sans l’accord ni la collaboration de tous les membres ne correspondait plus à la dénomination de travail collectif. À cause de cette déficience interne, les possibilités de travail collectif étaient insuffisantes, de sorte que le Groupe se voyait lui aussi (ainsi que ses membres en particulier), assimilé au milieu artistique ; il y avait un laisser-aller complice compensé ni par de nouvelles expériences, ni par des engagements souscrits au moyen de « prises de position ».
Un manque de volonté et de capacité de travail collectif (peut-être justifié de la part de chacun de nous) faisait que le Groupe marchait au hasard des circonstances. Pour chaque initiative nouvelle il devait traîner un poids mort dû au manque de résolution, à une lenteur paralysante, à une collaboration forcée, à une peur du ridicule ou d’une acceptation forcée et démentie par les faits.
En outre, le caractère fermé du Groupe qui faisait de nous des membres « honoraires à vie » empêchait un renouvellement et limitait naturellement son rayon d’action ; on se servait du prestige que le Groupe pouvait nous donner et cela à moindre frais.
C’est ainsi que des initiatives nouvelles (et en conséquence risquées) comme par exemple « Une journée dans la rue » a nécessité deux ans de réclamations insistantes pour pouvoir se réaliser. Et encore, au dernier moment, les défaillances furent nombreuses.
Au mois de mai dernier, le Groupe était devenu inexistant. On ne pouvait compter sur lui, on n’avait pas besoin de lui. Chacun de nous a pris position et s’est comporté par rapport aux événements comme il l’a cru opportun. Cette situation a mis en évidence le divorce existant entre la capacité d’action du Groupe et les exigences de la réalité.
Mon expérience à l’intérieur du groupe a été très positive, au cours des huit ans de son existence. En dépit de mon accord à sa dissolution, je crois plus que jamais à une démarche collective comme seule possibilité valable pour essayer de renverser les valeurs établies qu’on retrouve à l’intérieur du milieu artistique. Cette démarche collective s’avère impossible à l’intérieur du Groupe étant donné son évolution, sa composition et les exigences de la situation extérieure.
Pour clarifier davantage ma position dans l’actualité, voir le texte publié dans le numéro 6 de Opus International.
Julio Le Parc, décembre 1968.
Buenos Aires, Mendoza, Montevideo, São Paulo, Valencia, Caracas
Après un séjour de quatre mois dans quelques villes d’Amérique du Sud (Buenos Aires, Mendoza, Montevideo, São Paulo, Valencia, Caracas), et ayant assisté au Symposium des intellectuels et artistes d’Amérique qui s’est tenu en novembre 1967 à Puerto Azul (Venezuela) ; ayant eu, d’autre part, en d’innombrables occasions, la possibilité de dialoguer avec beaucoup de gens très divers, j’ai senti, dès mon retour à Paris, la nécessité d’éclaircir et de réaffirmer certains aspects de ma position.
À Paris, j’ai fait part de mes inquiétudes à plusieurs personnes, parmi lesquelles mes amis du GRAV et de Robho. Ces derniers m’ont demandé un éditorial pour leur prochain numéro. Telles sont donc les circonstances de cette rédaction qui s’est poursuivie tant bien que mal depuis novembre (quatre mois). Je dis cela à titre critique et autocritique. Car je pense qu’il faut agir. Agir dans chaque occasion. Agir pour créer d’autres situations où l’on pourra développer une action plus concertée, plus orchestrée. Agir même au risque de se tromper.
Pendant mon voyage, j’ai fait quatre expositions représentatives de mes recherches, avec une très grande participation du public (Buenos Aires : 180 000 visiteurs en seize jours). Je ne voulais pas que le climat de foire, de gaieté, de spontanéité qu’on pouvait remarquer parmi les visiteurs de mes expositions (la plupart non spécialisés) fût assimilé à l’attitude du visiteur habituel des musées et des expositions.
Je ne voulais pas non plus voir se développer un mythe autour de mon travail et de moi-même.
À chaque occasion j’ai mis en évidence une intention de changement dont ces recherches étaient le support occasionnel.
Le rôle de l’intellectuel et de l’artiste dans la société ?
Mettre en évidence à l’intérieur de chaque milieu les contradictions existantes. Développer une action afin que ce soit les gens eux-mêmes qui produisent les changements. La quasi-totalité de ce que l’on fait au nom de la culture contribue à la prolongation d’un système fondé sur des rapports de dominants à dominés. La persistance de ces rapports est garantie par le maintien de la dépendance et de la passivité chez les gens.
La société, en assimilant les nouvelles attitudes, en lime toutes les arêtes et change en habitudes ou en modes tout ce qui aurait pu avoir un début d’agressivité, vis-à-vis des structures existantes.
Or, aujourd’hui, se fait toujours plus évidente la nécessité de remettre en question le rôle de l’artiste dans la société. Il faut acquérir une lucidité plus grande et multiplier les initiatives dans la difficile position de celui qui, tout en baignant dans une réalité sociale donnée et tout en ayant compréhension de sa situation, essaye de tirer parti des possibilités qui s’offrent pour produire des changements.
Quand les gens commencent à regarder par leurs propres yeux, quand ils constatent que les schémas mentaux qui les emprisonnent sont très loin de leur réalité quotidienne, les conditions sont mûres pour une action de destruction de ces schémas.
Certes, le poids énorme de la tradition artistique et des conditionnements qu’elle exerce nous fait douter. Et plusieurs fois, nous tournons le regard vers le passé où se trouvent les stéréotypes historiques et les valeurs établies qui essayent de se prolonger.
On peut facilement voir dans la société deux blocs bien différenciés. D’un côté une minorité qui détermine totalement ce qui fait la vie de cette société (politique, économie, normes sociales, culture, etc.). De l’autre côté une masse énorme qui suit les déterminations de la minorité. Cette minorité agit en sorte que les choses se prolongent. Et tout en changeant d’apparence, les rapports demeurent les mêmes.
Si on se place dans cette perspective, on constate, dans la production intellectuelle et artistique, deux attitudes bien différenciées. D’un côté tout ce qui – volontairement ou non – aide à maintenir la structure des rapports existants, à conserver les caractéristiques de la situation actuelle ; de l’autre côté, éparpillées un peu partout, des initiatives, délibérées ou non, qui essayent de miner les rapports, de détruire les schémas mentaux et les comportements sur lesquels s’appuie la minorité pour dominer.
Ce sont ces initiatives qu’il faudrait développer et organiser. Il s’agit de se servir d’une capacité professionnelle acquise dans le domaine de l’art, de la littérature, du cinéma, de l’architecture, etc., et – au lieu de suivre simplement le chemin déjà tracé, celui qui consolide les structures sociales – de mettre en question les prérogatives ou privilèges propres à notre situation.
Il s’agit d’éveiller la capacité potentielle qu’ont les gens de participer, de décider par eux-mêmes – et de les amener à se mettre en rapport avec d’autres gens pour développer une action commune, afin qu’ils jouent un rôle réel dans tout ce qui fait leur vie. Il s’agit de faire prendre conscience que le travail, qui se fait au nom de la culture ou de l’art est seulement destiné à une élite. Que le schéma à travers lequel cette production entre en contact avec les gens est le même que celui sur lequel s’appuie le système de domination.
Les déterminations unilatérales dans le champ artistique sont identiques aux déterminations unilatérales dans le champ social.
La production artistique conventionnelle est exigeante vis-à-vis du spectateur. Pour qu’il puisse apprécier, elle sous-entend des conditions spéciales : une certaine connaissance de l’histoire de l’art, une information particulière, une sensibilité artistique, etc. Ceux qui répondent à ces exigences appartiennent évidemment à une classe bien déterminée.
Ainsi on collabore à toute une mythologie sociale qui conditionne le comportement des gens. On retrouve le mythe de la chose unique, qui va à l’encontre de la chose commune, le mythe de celui qui fait les choses spéciales, qui va à l’encontre de celui qui fait des choses communes, le mythe de la réussite – ou pire encore : le mythe de la possibilité de la réussite.
Tout ce qui justifie une situation de privilège, une exception, porte en lui-même la justification des situations non privilégiées du grand nombre.
C’est ainsi que naît et se propage, par exemple, le mythe de l’homme exceptionnel (politique, artistique, milliardaire, religieux, révolutionnaire, dictateur, etc.) qui implique son contraire : l’homme qui n’est rien, le misérable, le raté, l’ignorant. Ce mythe-là et quelques autres sont les mirages qui maintiennent la situation : chaque individu, dans un moment ou dans un autre, est incité à y adhérer. Car la « réussite » fait partie de l’échelle des valeurs qui sous-tend les structures sociales. Dans nos propres milieux, nous pouvons mettre en question la structure sociale et ses prolongements à l’intérieur de chaque spécialité. Nous pouvons coordonner les intentions de tous et créer des perturbations dans le système. D’une façon ou d’une autre, nous participons à la situation sociale. Le problème de la dépendance et de la passivité des gens n’est pas un problème local mais général, même s’il a des aspects variés. Il devient plus aigu dans les centres où la tradition et la culture ont un poids plus grand, et où l’organisation sociale est plus évoluée.
Les jeunes peintres conditionnés (par l’enseignement, par l’imprégnation d’idéaux qui obéissent à des schémas préétablis, par les mirages de la réussite, etc.) peuvent être stimulés par certaines évidences et orienter leur travail dans un sens différent. Ils peuvent :
– Cesser d’être les complices inconscients, involontaires des régimes sociaux où la relation est de dominés à dominants.
– Devenir des moteurs et réveiller la capacité endormie des gens à décider eux-mêmes de leur destin.
– Ranimer leur puissance d’agressivité contre les structures existantes.
– Au lieu de chercher des innovations à l’intérieur de l’art, changer, dans la mesure du possible, les mécanismes de base qui conditionnent la communication.
– Récupérer la capacité de création des praticiens actuels (complices généralement involontaires d’une situation sociale qui maintient la dépendance et la passivité chez les gens) ; essayer de fonder une action pratique pour transgresser les valeurs et casser les schémas ; déclencher une prise de conscience collective et préparer, avec clarté, des entreprises qui mettront en évidence le potentiel d’action que le gens portent en eux.
– Organiser une espèce de guérilla culturelle contre l’état actuel des choses, souligner les contradictions, créer des situations où les gens retrouvent leurs capacités à produire des changements.
– Combattre toute tendance au stable, au durable, au définitif, tout ce qui accroît l’état de dépendance, d’apathie, de passivité lié aux habitudes, aux critères établis, aux mythes – et autres schémas mentaux nés d’un conditionnement complice avec les structures au pouvoir. Systèmes de vie qui, même en changeant les régimes politiques, continueront à se maintenir si nous ne les mettons pas en question.
L’intérêt réside désormais non plus dans l’œuvre d’art (avec ses qualités d’expression, de contenu, etc.) mais dans la contestation du système culturel. Ce qui compte, ce n’est plus l’art, c’est l’attitude de l’artiste.
Julio Le Parc, Paris, mars 1968.
À Documenta, nous constatons une fois de plus que la fonction principale des « institutions culturelles » réside dans la sacralisation de l’art et, en conséquence, la mystification et son but, la commercialisation de la production culturelle.
Il nous est difficile, en tant qu’artistes, d’échapper à cette compromission dans la situation actuelle et nous en avons conscience.
Nous avons donc décidé de retirer définitivement nos œuvres de Documenta, apportant ainsi notre contribution symbolique à la prise de conscience collective en vue de la révolution culturelle.
Enzo Mari, Julio Le Parc, Kassel, 26 juin 1968.
Que peut faire dans l’actualité un artiste de ma génération ? Un artiste avec une situation ambiguë comme la mienne, un artiste compromis dans le système culturel et ayant conscience de cette compromission ? Un artiste comme moi qui voit avec quelle facilité la bourgeoisie assimile toute nouveauté qui se fait en art ? Un artiste comme moi qui, bien qu’ayant essayé de transformer la condition de l’artiste, de l’œuvre et de leur rapport avec le spectateur, demeure lucide vis-à-vis de la portée limitée de ces efforts et des contradictions de cette démarche à l’intérieur du milieu artistique ? Que peut-on faire ?
Depuis longtemps je sais que dans notre situation à double face peut correspondre une attitude double. Que tout en prenant appui dans le système culturel (reconnaissance, auditoire, moyens économiques, etc.), on pouvait essayer de percer à travers les structures rigides du système culturel en créant des conditions pour une liquidation de ce système.
Et cela de deux façons :
La première, c’était de mettre en évidence les contradictions du milieu artistique, du rôle de l’art dans la société, de nos propres contradictions. Ceci à travers des textes, manifestes, déclarations, dialogues publics, échanges d’idées avec d’autres artistes, etc. Cela visait surtout à éclairer les générations à venir, à leur faire voir l’aspect caché de l’art. La seconde façon était d’essayer de transformer, dans la mesure de nos possibilités, les données essentielles de l’art, c’est-à-dire : l’artiste, son œuvre et le rapport de celle-ci avec le public. Dans ce double sens, j’ai développé à l’intérieur du Groupe de recherche d’art visuel (GRAV) toute une activité depuis 1960.
À l’heure actuelle, depuis le raz-de-marée de mai-juin à Paris, les conditions sont tout autres, même si la situation à l’intérieur du milieu artistique demeure presque identique à celle d’avant. Un conditionnement souffert depuis toujours ne peut pas être ébranlé en deux mois de contestation. Les habitudes restent. Les peintres continuent à faire leurs œuvres, les galeries et les musées à les exposer, les critiques à les critiquer, les marchands et collectionneurs à leur donner une valeur argent, et le « grand public », à juste titre, reste comme avant indifférent. Indifférent et distant d’un art de classe, d’un art seulement consommable – et encore – par la bourgeoisie, d’un art qui réaffirme en soi tous les privilèges du pouvoir, d’un art qui maintient la dépendance et la passivité chez les gens. Malgré tout, l’expérience de mai-juin a créé des doutes plus profonds et a fertilisé des disponibilités positives qui peuvent engendrer de nouvelles démarches. Comme toujours, il peut s’agir d’une course entre l’effort pour dépasser la situation artistique et, d’autre part, la capacité de la société pour assimiler, intégrer, se servir de cet effort.
Il faudra continuer à opérer (comme en mai) une dévalorisation réelle des mythes. Des mythes sur lesquels le pouvoir s’appuie pour maintenir son hégémonie. Ces mythes, on les retrouve à l’intérieur de l’art : le mythe de la chose unique, le mythe de celui qui fait des choses uniques, le mythe de la réussite, ou pire encore, le mythe de la possibilité de la réussite.
À l’image du pouvoir politique « démocratique » ou dictatorial, l’art s’inscrit dans la même situation où une minorité tient en main les décisions dont la majorité dépend. Il intervient dans la formation des structures mentales, en déterminant ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Ainsi, il aide à maintenir les gens dans leur situation de passivité et de dépendance, créant des distances, des catégories, des normes, des valeurs. Tous les artistes et ceux qui tournent autour de l’art sont engagés. La plupart le sont au service de la bourgeoisie, du système.
Sans la possibilité d’affronter le conditionnement que le milieu artistique nous impose, sans la possibilité de mettre en question toutes les valeurs établies autour de l’art, sans la possibilité de mener une lutte, même de portée limitée, contre les prolongations du système social à l’intérieur de l’art, sans la possibilité de créer un rapport vivant avec les problèmes sociaux, l’attitude de l’artiste ne serait qu’un appui inconditionnel ou inconscient au système, ou bien elle se réduirait à une activité individualiste d’une prétendue neutralité.
À l’heure actuelle, plus qu’avant, le problème artistique ne peut pas être considéré comme une lutte interne de tendances, mais surtout comme une lutte tacite, presque déclarée, entre ceux qui, d’une façon consciente ou non, tiennent au système et cherchent à le conserver, à le prolonger, et ceux qui également d’une façon consciente ou non, avec leur activité et leur position, veulent le faire éclater en cherchant des ouvertures, des changements. Cette lutte devient plus effective et radicale quand nous nous mettons en question. Quand nous mettons en question notre attitude, notre production, notre place dans la société. En évitant ainsi un dédoublement de la personnalité qui permet d’avoir une position progressiste sur le plan politique tout en gardant des privilèges particuliers.
C’est justement ce refus tacite de mener la contestation jusqu’à l’intérieur des ateliers, dans le cas des peintres et sculpteurs qui contestent le système social, qui donne l’illusion d’apporter quelque chose, tout en évitant de voir que nous faisons partie de ce même système.
Ce qui est plus efficace pour une transformation profonde du système (en même temps qu’appuyer les mouvements de masse), c’est chercher effectivement à faire des changements profonds à l’intérieur de chaque domaine.
On ne peut plus espérer que les changements soient le produit de forces extérieures. Même dans le milieu artistique, les vrais changements ne peuvent provenir que de la base. Car c’est elle (conditionnée socialement) qui, par son comportement, accepte le système et c’est elle qui, aussi par un changement de son comportement, peut le faire éclater.
Ainsi, à l’intérieur du milieu artistique, il me semble peu efficace de s’attaquer au système culturel en mettant tous les torts sur le compte de quelque chose d’abstrait, placé on ne sait où, qui serait responsable de ce qu’est l’art d’aujourd’hui : quelquefois c’est Malraux, quelquefois les marchands, quelquefois les critiques d’art, parfois les directeurs de musées, mais presque jamais les peintres eux-mêmes. Par exemple, pour contester le Salon de Paris, on dira que les murs du musée d’Art moderne sont dégueulasses, qu’on manque d’espace, que la publicité pour faire venir les gens est insuffisante, etc. Mais c’est très rare d’entendre dire par les artistes : que les salons et expositions d’art sont sans poids social, parce que le produit de base (l’œuvre d’art) est lui-même sans poids ; que c’est un produit marginal, avec presque toujours une neutralité complice, ou bien alors se voulant à la fois engagé et « artistique » ; que la seule chose que ces salons et expositions méritent, c’est l’indifférence du public qui est son moyen de défense ; que tous les efforts pour avoir une plus grande diffusion de ces produits culturels (l’art dans l’usine, etc.) servent seulement à maintenir les conditionnements mentaux des gens en leur faisant accepter encore une fois les décisions d’une minorité. Pour nous, artistes compromis dans le système, et sentant ces problèmes, il nous reste une tâche à accomplir : en agissant surtout en francs-tireurs, faire voir aux jeunes qui s’intéressent à l’art les pièges du milieu artistique. Le plus urgent est de mettre collectivement en question le privilège de la création individuelle.
Cette révolution fondamentale sera la tâche des générations futures qui auront au départ une vision différente de la nôtre, et qui seront moins conditionnées mentalement et moins compromises par le système.
Que nous reste-t-il à faire ?
Un travail préparatoire. La création des conditions qui rendent possible cette révolution culturelle : – mettre en évidence les contradictions du milieu artistique ; – créer des paliers pour un changement ; – détruire l’idée préconçue de l’œuvre d’art, de l’artiste et des mythes qui découlent d’eux ; – se servir d’une capacité professionnelle en toute occasion où elle peut mettre en question les structures culturelles ; – transformer la prétention de faire des œuvres d’art en une recherche de moyens transitoires qui puissent mettre en évidence la capacité qu’ont les gens pour l’action ; – s’orienter vers une transformation du rôle de l’artiste, créateur individualiste, vers une sorte d’activateur pour sortir les gens de leur dépendance et passivité ; – envisager, même avec une portée limitée, des expériences collectives en se servant des moyens existants et en en créant d’autres, en dehors des musées, galeries, etc., non pas pour une divulgation de la « culture » mais comme détonateurs de nouvelles situations ; – créer d’une façon délibérée des perturbations dans le système artistique, dans les manifestations les plus représentatives ; – militer pour la création de groupes dans d’autres villes avec des intentions semblables, puis échanger les expériences.
Ainsi peut naître une activité parallèle au milieu artistique qui, tout en le contestant, essaiera d’avoir une action insérée dans la réalité, et créera dans chaque occasion les moyens appropriés.
En ce qui me concerne particulièrement, je vois mon attitude à l’intérieur du milieu artistique sur trois plans :
1. Continuer (jusqu’à l’apparition de nouvelles possibilités) de me servir des moyens économiques de cette société avec le minimum de mystification. Pour une étape transitoire, les multiples peuvent être le moyen approprié.
2. Continuer à démystifier l’art, et mettre en évidence ses contradictions dans la mesure de mes possibilités personnelles ou en m’associant à d’autres gens ou groupes ; en me servant d’un certain prestige qui donne accès aux moyens de diffusion existants ou en en créant d’autres.
3. Continuer à chercher (surtout avec d’autres gens) des possibilités pour créer des situations où le comportement du public soit un exercice pour l’action. Il est bien possible que ces trois plans se trouvent entrecoupés dans le développement de mon activité et qu’ils présentent des contradictions. Mais une activité insérée dans la réalité et voulant la changer doit tirer parti des possibilités existantes en créant des conditions pour un changement plus radical. Elle ne peut être dogmatique ni rigide.
Julio Le Parc, Carboneras, août 1968.
Publié dans Opus International, 1968.
Dans la situation actuelle, les artistes ne font que contribuer à un état de choses qui se limite à l’utilisation des schémas. Quelqu’un disait qu’il existe une espèce d’oligarchie culturelle, parallèlement à une oligarchie économique ou politique, qui fait que le produit culturel est conçu presque exclusivement par les créateurs pour être ensuite livré aux gens comme un objet de plus. Aussi les gens, et avec raison, se donnent le luxe d’être indifférents, parce que l’œuvre d’art n’est pas un produit de première nécessité. Ainsi la création artistique ne touche qu’un nombre très réduit de personnes qui ont eu accès à une formation de type culturel. En général il s’agit toujours d’une classe sociale unique et déterminée. Si les artistes prenaient conscience de cette situation, qui ressemble, en exagérant un peu, à celle d’un dictateur qui déciderait unilatéralement pour son pays des choses que les gens sont forcés d’accepter, ils se rendraient compte qu’ils ont la même fonction que celui qui produit, détermine et décide pour d’autres ce qu’ils doivent accepter, subir, utiliser, selon les circonstances. Ceci se produit en art comme en cinéma, littérature, politique, économie, organisation de la vie sociale et bien d’autres aspects, et je crois que cela constitue le problème le plus grave. On peut avancer l’hypothèse que, dans l’avenir, les intellectuels prendront conscience de cet état de choses et qu’ils chercheront à créer une espèce de subversion des valeurs par une action directe dans le milieu même où ils travaillent. Il faut donner aux gens une participation plus grande afin qu’ils puissent prendre conscience de leur capacité de décision, de participer à tous les aspects de la vie qui concernent l’être humain. Il s’agit de créer une situation qu’on pourrait appeler de guérilla culturelle ou guérilla intellectuelle, non d’une manière isolée mais en combinant les efforts des gens de partout, New York, Argentine, Venezuela, Rio de Janeiro, Paris. Ce serait peut-être un des apports les plus intéressants, c’est-à-dire qu’au lieu de chercher à se placer dans une nouvelle école ou d’essayer de produire des tableaux, des sculptures ou des objets en fonction d’une capacité plus ou moins acquise, il faudrait élucider les problèmes d’une manière plus précise et s’enfoncer directement dans la réalité. Je voudrais développer des contacts, même par correspondance, avec des gens avec lesquels d’autres possibilités très différentes pourraient être envisagées. Dans un symposium, nous avons trouvé un nom, prétentieux peut-être, mais qui peut fixer une idée et préciser certaines intentions : celui de « guérillas culturelles » ou « guérillas intellectuelles ». Telle attitude signifie certaines choses, l’intention d’agir de plusieurs manières contre un état de choses qui peut être appelé conservatisme intello-culturel. Il arrive que beaucoup de gens qui s’arrogent l’étiquette de révolutionnaires, et qui le sont intimement, essayent en fait d’imposer un message révolutionnaire en utilisant des moyens répressifs.
Extrait de : « Encuentros y desencuentros con Le Parc », entretien accordé à Clara Diament de Sujo, Caracas, 1967.
Robho : Parti d’une idée collective de l’art, vous affirmant contre « l’artiste unique et inspiré », vous faites pourtant carrière, à la manière d’un artiste classique. N’y a-t-il pas là contradiction ?
Le Parc : Oui. Mais il est vrai aussi que toute question
formulée implique une réponse, et question et réponse
se retrouvent insérées dans un schéma fixe. Or, la réalité n’est pas schématique et un oui peut valoir un non selon
les circonstances.
R : Le Prix de Venise, consécration traditionnelle de l’artiste individuel, vous a été offert en 1966 et vous ne l’avez pas refusé. Vous n’avez pas non plus fait de déclaration contre ce prix. Pourtant, n’était-ce pas un piège qui vous était tendu par le milieu de la peinture, un piège qui permettait de vous récupérer ?
LP : Refuser le prix de Venise ne pouvait être fait qu’à titre individuel. Cela exigeait une attitude conséquente. Avant
de refuser le prix, il aurait fallu refuser de participer
à la Biennale. Refuser de participer à la Biennale équivalait à refuser toute manifestation publique du circuit artistique. En conséquence, pas besoin d’avoir une production si on ne cherchait pas le contact avec le public. D’où – à la limite – l’inutilité de toute recherche et confirmation dans une blanche position puriste.
Je n’ai donné ni peu ni beaucoup d’importance à ce prix.
Si l’on veut, il y a une certaine complaisance de ma part à faire plaisir à mes amis, à mes compatriotes, à ceux qui avaient confiance en moi. Je suis allé à Venise et loin de moi l’idée d’y gagner un prix. Il est probable que si cette éventualité avait été analysée au sein du Groupe de recherche d’art visuel, je n’aurais pas été surpris comme je l’ai été – et peut-être aurais-je pu tirer parti de la situation d’une autre manière.
Le tonus à l’intérieur du Groupe ne peut pas être toujours à son niveau maximum. Le Groupe est composé d’individus qui en même temps qu’ils apportent parmi nous leurs travaux, leurs idées, leurs initiatives, apportent aussi leurs propres contradictions, selon chaque situation particulière.
Évidemment, on peut considérer le Prix de Venise comme un piège. On est continuellement soumis à des pièges – de l’extérieur comme de soi-même. Si une situation négative ne peut être changée en situation positive,
on la laisse en veilleuse jusqu’à avoir assez de lucidité pour la dominer et en tirer les conséquences. Toujours, devant les sollicitations de l’extérieur, il y a des choix à faire. Je crois que le Prix de Venise que j’ai reçu peut être négatif aussi bien que positif. La réalité, c’est que je l’ai accepté parce que je ne pouvais rien faire d’autre. Ce peut être un événement assez important dans l’évolution de ma démarche et celle du Groupe. Mais pas plus important
que certains manques d’initiative, que certaines indécisions, que d’autres compromis. Il est bien de déceler nos contradictions. Mais il faut placer notre démarche dans
le réel et savoir faire la balance entre possibilités et limitations. Surtout : il faut la voir comme une étape vers d’autres situations.
R : Par votre succès personnel, n’enlevez-vous pas tout sens à l’idée de Groupe ?
LP : Peut-être. Mais, surtout, c’est mettre en question une conception assez idéaliste du Groupe. En fait, on ne peut pas considérer notre Groupe (composé de six membres) comme un septième membre, comme une entité. Chacun de nous a sa part de responsabilité dans ce que nous faisons comme dans ce que nous ne faisons pas. Mon « succès personnel », que j’associe toujours au Groupe, peut être aussi un stimulant.
Personnellement, je cherche à obtenir que le Groupe fasse le maximum, mais il faut tenir compte d’un ensemble de limitations, surtout quand pour faire marcher le Groupe, il faut un travail précis qui prend un temps bien réel de chaque membre et des efforts personnels.
R : On vous accuse de faire de petits objets, des gadgets, des dessus de cheminée. N’est-ce pas une manière de vous insérer dans le commerce ?
LP : Peut-être. C’est une façon d’apprécier certaines
de mes recherches. Si c’est s’insérer dans le commerce que de tirer de la société dans laquelle nous vivons assez de moyens pour poursuivre notre démarche – alors oui, je m’insère dans le commerce, comme d’autres le font en fabriquant d’autres choses (critiques d’art, voitures d’enfants, photos, chaussures, films, etc.). Je crois que notre démarche doit trouver sa place socialement ; pendant que les rapports sont en train de changer, il faut se plier à la réalité et, tout en tirant parti d’elle, contribuer à produire des changements.
Il est à remarquer d’ailleurs, concernant les petits objets, que c’est souvent l’accumulation qui contribue à libérer
le spectateur. Il faut le faire entrer peu à peu dans l’esprit de l’ensemble et opérer, grâce au nombre, une transformation psychologique. À Venise, j’avais entassé de nombreux objets pour dévaloriser chacun d’entre eux et créer l’effet général. J’aurais pu isoler chaque pièce sur un mur blanc et limiter ma démonstration à dix objets. Or il y en avait 42, mélangés. Il s’agissait de se détacher de chaque objet pour réagir à la multiplicité des sollicitations. En général, l’accumulation fait que le spectateur entre plus facilement dans le problème, et accroît sa participation. Très vite, il devient familier de l’esprit de l’œuvre. Il se met à l’aise, décontracté.
R : Hostile à la conception traditionnelle de l’art et de l’artiste, vous vous insérez néanmoins dans le circuit économique qui y correspond. Vous êtes attaché à une galerie commerciale, vous n’exposez que dans ce cadre. N’y a-t-il pas là contradiction ?
LP : Oui, et je ne cherche pas à me justifier. Des positions extrêmes peuvent être soutenues seulement dans l’abstrait et dans la passivité – ce qui peut entraîner une complicité involontaire avec ceux qu’on combat. Inséré dans la réalité, il faut une souplesse d’action.
Affirmer que je n’expose que dans le cadre d’une galerie commerciale est faux. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’exposer. Le problème, en ce qui me concerne, peut être vu de deux façons et ma démarche au sein du Groupe de recherche d’art visuel a été orientée dans ce double sens. D’une part, mettre en évidence les contradictions de la situation de l’art actuel – et nous avons commencé par prendre conscience de nos propres contradictions (contradictions qui par ailleurs évoluent : aujourd’hui, en 67, elles ne sont pas les mêmes qu’en 1960 quand nous avons fondé le Groupe).
D’autre part et parallèlement, on a cherché à produire autre chose que le tableau de chevalet pour lequel nous avions été préparés, autre chose et d’une autre manière, en créant une distance entre la chose faite et le réalisateur, pour réduire la distance entre la chose faite et le contemplateur.
J’ajoute que pour qui connaît les déclarations du Groupe, une question semblable est mal venue. Le Groupe a toujours été conscient de ce que sa démarche devait se développer au sein de l’activité artistique en prenant les risques que cela comportait.
Ce n’est pas notre faute si nous sommes victimes d’une sorte d’aberration. Comment pourrions-nous quitter le milieu artistique ? Pour aller où ? Chez les architectes ? Chez les médecins ? Chez les scientifiques ? Nous n’y serions pas accueillis. À la Foire du Trône ? Mais
eux aussi ont leurs conditionnements. C’est encore dans une Biennale d’Art que nous mettons le mieux en question
ce qui se fait autour de nous. C’est là que nous contestons le mieux. Le spectateur vient de s’emmerder devant des centaines de fastidieuses « peintures » où se sont exprimés quantité de génies, de torturés (le gars s’étale : « voilà ce que je suis, voilà ce que je sens : c’est moi... regardez-moi... »). Quand ils arrivent chez nous, ils vivent un autre moment, un autre type de dialogue. Ils participent. Pour la première fois, paradoxalement, la nouveauté peut être directement assimilée par un public de non-initiés.
Il y a toujours eu distance entre l’art et le public : c’est l’Art qui était le coupable, pas le public. Il faut accélérer le processus d’assimilation. C’est ce que les « artistes » ne comprennent pas. Ils ne comprennent même pas qu’ils sont conditionnés. Qu’ils obéissent à des schémas préparés. Comment devient-on peintre par exemple ? Il y a un modèle collectif du peintre.
Sa carrière évolue sur une voie préparée à l’avance selon des archétypes créés avant lui. Même sa silhouette, son type social sont préconçus. Même sa conception de la peinture lui est dictée.
On lui a dit qu’il avait pour mission de créer l’œuvre monologue, alors que l’œuvre dialogue est possible tout autant. Un jour, vers 28-30 ans, nous nous sommes dit : « Nous voici les pinceaux à la main... faut-il conquérir cette petite gloire, entrer dans les collections, se battre pour réussir ? »
Cela nous a paru dérisoire, vieillot, dépassé. Alors nous avons essayé de faire autre chose. Ce qui nous a frappés par exemple, c’est que dans le système actuel, même le message le plus évident du peintre est falsifié. Regardez par exemple le destin de l’Op Art. Il a été généralisé, mais à quel prix... Alors que des hommes comme Albers ou Vasarely pensaient aborder les problèmes aussi intéressants que la mobilité et l’instabilité de la surface, l’Op Art s’est répandu dans la mode : il est devenu une certaine manière de faire les taches jolies. Une variété de costumes à rayures.
Le message profond a été récupéré à des fins commerciales et vidé de son sens. Quand Averty prend un tableau de Vasarely et le met comme toile de fond pour une de ses émissions (avec au générique : « avec la collaboration involontaire de Vasarely »), il dénature le sens, il donne un côté décoratif. Il ne reste rien du fameux message de l’artiste.
R : Vous vendez à la fois des œuvres originales et des multiples. Ont-elles des fonctions différentes ?
LP : Une œuvre originale peut avoir des fonctions différentes. Un multiple peut avoir des fonctions différentes.
Je ne vends rien personnellement. Il y a des gens qui achètent mes choses, ils s’adressent à la galerie.
En outre, toutes mes œuvres peuvent être multipliées, même par d’autres que moi – et en mieux...
Ça fait partie intrinsèque d’une démarche où l’intervention manuelle, personnelle de l’auteur n’a aucun sens. Quittant le schéma traditionnel d’appréciation qui cherche dans l’art le définitif et l’éternel, on peut voir les multiples comme une solution pour une étape intermédiaire.
R : Vous employez un matériel apparemment fragile. Est-ce que vos œuvres sont faites pour durer ? Ou ne durent-elles que le temps d’affirmer une proposition ?
LP : Mes œuvres sont faites. Elles durent et ne durent pas. En outre, je les appelle surtout recherches. De cette façon, elles ont moins prétention à l’immortalité. Dans la plupart de mes recherches, les contingences extérieures – lumières, etc. – jouent un rôle très important. On peut donc dire qu’elles n’existent que quand le rapport entre les éléments et les contingences extérieures se fait. Et si le spectateur peut être considéré comme une part de ces contingences extérieures, on peut dire qu’avec des matériaux fragiles comme avec des matériaux solides, mes œuvres ne durent que le temps d’un regard.
R : Vous tendez, dit-on, vers les groupes de spectateurs. Qu’est-ce que cela veut dire ?
LP : Cela fait partie d’un désir d’ouverture. Il s’agissait
au départ de faire évoluer le spectateur passif, dépendant, qui avait devant lui une œuvre fixe et définitive.
On a d’abord essayé d’établir des rapports directs – non esthétiques – avec son œil. On a fait disparaître tout message individuel et subjectif. Puis on a sollicité le spectateur avec divers degrés de participations plus ou moins actives. Aujourd’hui, la démarche peut être continuée.
Dans les nouvelles situations que nous proposons, la participation individuelle peut avoir une incidence sur le reste des spectateurs, de façon à produire une interaction. Ainsi la situation obtenue peut être le produit d’une action collective. Le rôle de l’artiste fabricant d’objets à consommation individuelle peut évoluer et se développer dans cette direction.
Certes, au départ, les groupes de spectateurs peuvent être agressifs les uns vis-à-vis des autres. C’est le fait des rapports d’agressivité qui existent à l’intérieur de la société tout entière. Mais l’esprit de ridicule n’est pas le fond de l’homme. Il évolue – peut-être dans le bon sens. Il ne verra pas toujours le ridicule dans l’activité de la salle de jeux. Peut-être s’agit-il de retrouver certains états des sociétés primitives où le sens du collectif n’était pas perdu (alors qu’il l’est dans le monde développé d’aujourd’hui).
Nous avons nos parodies de collectivités mais pas les collectivités réelles : un match de football correspond chez les spectateurs à une expulsion purement nerveuse. Il n’y a sur les gradins que 100 000 solitaires. Pas de communication entre eux. Ou alors elle se fait pour l’apologie de tel ou tel héros : celui du village, du pays, du continent, ou de la race. Avoir un champion, se projeter dans un héros... Ce que nous voudrions suggérer avec nos salles de jeux, c’est exactement le contraire : l’univers de la fête...
Déjà, en 1963, nous écrivions : « Le but final est de sortir l’homme de sa dépendance – passivité – et de son habitude des loisirs généralement individuels pour l’engager dans une action qui déclenche ses qualités positives dans un climat de communication et d’interaction. »
Parmi nos projets, il y a celui-ci : aménager un vieil autobus de la R.A.T.P. et faire une tournée dans toute la France. On y mettrait des panneaux dépliables qu’on installerait
à l’intérieur et tout autour. Un « autobus labyrinthe » !
Les vieux autobus ne coûtent que 2 000 francs. Ils roulent à trente à l’heure. Si on avait un seul véhicule comme ceux qu’utilisent les cirques gigantesques – Pinder, Bouglione, etc. – si on s’arrêtait tous les jours dans une ville différente, même si on s’associait à la tournée d’un chanteur connu, comme Antoine ou Johnny Hallyday, on toucherait un tout autre public. On aurait des papiers pour expliquer notre position, pour mettre en évidence le divorce entre l’art et le public ; pour souligner le côté fermé, antipopulaire de l’art actuel. C’est une chose que nous voudrions faire.
Robho, 1967.
Messieurs, je vous présente ma démission du comité directeur du Salon de Mai. Je vous remercie beaucoup de tout ce que vous avez fait à titre individuel ou en tant que Salon de Mai, pour moi et pour les artistes expulsés de France en juin. Cette lettre de démission, je l’avais en tête depuis la fin avril lorsque j’avais assisté à l’accrochage du dernier Salon. À l’époque, avec un minimum d’autocritique, je m’étais mis en cause moi-même, en me voyant bon gré mal gré membre du comité du Salon de Mai.
Une certaine faiblesse d’attitude entraînait un glissement qui me faisait accepter une suite de petites choses, concessions minimes chacune en soi mais qui donnaient, toutes ensemble, une coloration discutable à mon activité. C’est ce caractère d’artiste intégré que j’avais combattu, autant que possible, de l’intérieur du Groupe de recherche d’art visuel. D’où une situation contradictoire, et la légitimation de fait du milieu artistique.
Pour toutes ces raisons, et ressentant fortement que mes contradictions étaient en l’occurrence multipliées par 342 (nombre d’exposants du dernier Salon de Mai), j’ai décidé, dès le mois d’avril, de démissionner du comité de direction, et de renoncer à y exposer par la suite, en signalant par lettre mes raisons.
Les événements ont empêché la rédaction de cette lettre. Comme beaucoup d’autres problèmes, celui-ci est resté en suspens. Dans l’effervescence de mai, beaucoup d’artistes ont pris position vis-à-vis du Salon. Le mois de mai passé, je crois tout de même à l’utilité de cette lettre car ses causes datent d’avant les événements et n’ont pas disparu aujourd’hui. La routine du milieu artistique continue de l’emporter sur la volonté de changement.
Le Salon de Mai est un des aspects de la vie artistique parisienne. L’ayant expérimenté comme membre de la commission directrice – et bien que n’ayant pas assisté à une seule réunion – j’ai ressenti très fortement l’inutilité de l’effort qui se faisait en son sein. J’ai échangé à l’occasion des opinions sur ce sujet avec d’autres gens. Je m’inquiétais en nous voyant (la commission directrice) réunis pour décider de petites choses (choix des exposants, répartition des salles, etc.) comme si la situation à l’intérieur du milieu artistique était idéale et sans contradictions. Par la suite, pendant l’accrochage, je me suis trouvé parmi un grand nombre d’exposants, chacun soucieux de ses œuvres, pour les placer, les éclairer, etc. J’imaginais le temps matériel employé par chaque exposant depuis la conception de l’œuvre jusqu’au vernissage, les frais et le travail particulier dépensés pour aboutir à un salon tristement représentatif de « l’art d’avant-garde » ; un salon fait pour la complaisance des exposants, pour une critique qui allait répéter, comme d’habitude, plus ou moins les mêmes commentaires, pour un public réduit presque en totalité à des gens du milieu artistique. Je me suis vu complice et responsable de cette situation et j’ai essayé d’imaginer de quelle façon toute l’énergie, tout le temps qu’on dépensait pour le Salon de Mai pouvait être utilisé d’une autre façon, comment toute cette disponibilité et capacité professionnelle pourraient avoir une efficacité autrement plus grande que les productions tellement limitées d’œuvres pour un salon. J’ai essayé de voir si tout ce monde d’artistes ressentait la même sensation d’impotence, de stérilité, le même manque de résonance de son activité. Si on s’interrogeait sur le rôle de l’artiste dans le milieu artistique et sur le rôle du milieu artistique dans la société. Je me suis demandé si l’on pouvait accepter, comme on veut le faire croire, que le rôle de l’artiste se limite à produire des œuvres.
À produire des œuvres dans quelles conditions, avec quelle finalité, avec quel statut tacite ?
S’il n’avait pas le droit de réfléchir sur sa situation ?
S’il n’était pas une partie primordiale de l’enjeu, si son attitude ne conditionnait pas, autant que le milieu artistique, la situation de l’art ?
Je me suis demandé et je me demande encore d’où doivent partir les initiatives qui pourront transformer la situation. Et si ce ne sont pas les artistes eux-mêmes qui peuvent préparer de nouvelles conditions pour des changements plus radicaux en réfléchissant à leur situation, en essayant d’y voir plus clair, de se situer socialement, de trouver des attitudes adéquates pour expérimenter de nouvelles possibilités et entreprendre des actions qui aillent à l’encontre des structures sclérosées (par exemple, les Salons de Paris).
Je me dis qu’une nouvelle attitude pourrait naître d’une part de l’abandon progressif des compromis avec le milieu artistique et d’autre part de l’abandon de la situation individualiste de l’artiste vers des démarches collectives.
Je souhaite que cette démission soit comprise dans ce sens et je pense que peut-être la formulation publique de ses motivations me mettra en rapport avec les gens qui se posent les mêmes questions, qui vivent les mêmes contradictions et inquiétudes que les miennes. Je propose à la commission directrice de dissoudre le Salon de Mai.
7 novembre 1968.
Après avoir participé au Colloque de La Havane sur ce sujet, il faut tirer des conclusions et fixer des objectifs relatifs à ce qu’on appelle art plastique d’avant-garde.
1. L’art actuel est en crise parce que les valeurs de la société capitaliste sont en crise.
2. L’art tel qu’on le conçoit actuellement est le produit de l’idéologie bourgeoise.
3. En art, la plupart des idées directrices proviennent des pays qui exercent un impérialisme politique, économique et militaire où la culture est utilisée comme une arme parmi d’autres.
4. Une critique internationale et certains organismes culturels exercent un terrorisme intellectuel afin d’imposer des modes et des changements brusques dans les formes d’expression artistique.
5. Les pays sous-développés subissent les influences des courants d’« avant-garde » internationaux.
6. La création artistique n’a jamais un caractère politiquement neutre.
7. La réussite esthétique d’une œuvre d’art ne constitue absolument pas une garantie d’apport révolutionnaire.
8. Le divorce existant entre peuple et artistes ne saurait être justifié par le manque de culture du peuple. On n’y remédie pas ni en « culturisant » le peuple ni en abaissant le niveau de l’art, car l’art d’avant-garde est un art bourgeois au service de l’idéologie bourgeoise et l’indifférence du peuple par rapport à l’art est un moyen de défense contre l’intoxication de cette idéologie.
9. Le monopole de la création artistique d’avant-garde est entre les mains d’une petite minorité.
10. Ce monopole est exercé par les artistes, les collectionneurs d’« art », les galeries, les critiques, les musées, les esthètes, les historiens d’art et par un certain public.
11. Ce monopole est fondé sur : une notion abstraite de l’art, l’artiste considéré comme un être exceptionnel, l’œuvre d’art commercialisable, unique et impérissable, la prétendue appréciation des connaisseurs et la soumission et la passivité du public.
12. Afin de combattre cette situation, il faut placer l’artiste au niveau d’un travailleur commun, transformer la prétention de faire des œuvres d’art en constante expérimentation, s’abstenir du jugement des connaisseurs et tenir compte de l’opinion populaire, libérer le spectateur des inhibitions que l’art provoque avec sa prétendue catégorie de chose supérieure et développer en lui la capacité d’action et de création.
13. En général, les artistes des sociétés capitalistes ne font que soutenir, dans le domaine de l’art, les schémas de ces sociétés et transmettent ainsi l’idéologie bourgeoise.
14. Le moins que puisse faire l’artiste des pays capitalistes, c’est avoir conscience du rôle qu’il joue au service de la bourgeoisie.
15. Dans les pays capitalistes, l’accent doit être mis non tant sur la production artistique que sur l’attitude de l’artiste face au système capitaliste.
16. Dans une société révolutionnaire il faut en finir avec le complexe d’infériorité et la sujétion aux mouvements artistiques des centres internationaux. On doit les connaître, en tirer ce qui est utile et profitable mais rejeter toute la mystification qu’ils transmettent.
17. La culture révolutionnaire ne doit pas avoir la même structure que la culture bourgeoise, dont le but est le soutien de sa classe privilégiée. Elle doit être le produit de l’élan créateur de tout un peuple qui aspire à de nouvelles formes de vie.
18. Le dessin graphique est un moyen visuel opératif important pour véhiculer l’idéologie de la révolution et ses consignes politiques, pour mobiliser et informer les masses, mais l’éducation du peuple doit être prévue pour que celui-ci puisse répondre par des moyens similaires.
19. La situation de l’artiste, dont a hérité la révolution, doit être éliminée, doit partir de zéro avec des gens nouveaux et avec les artistes qui remettent en question les privilèges de la création exclusive.
20. L’enseignement artistique dans une société révolutionnaire ne doit pas conserver les principes et les schémas de l’art traditionnel, il doit cesser de magnifier la notion d’art.
21. La vraie avant-garde sera celle jaillie d’une action qui laisse totalement de côté la prétention d’être une avant-garde à la mode internationale.
22. Il est indispensable, pour s’intégrer dans un processus révolutionnaire, tant dans une société capitaliste que dans une société socialiste, de rompre les schémas en vigueur de l’activité artistique individuelle et rechercher collectivement un autre genre de rapport entre les artistes, la réalité sociale et le peuple.
23. La vraie révolution dans l’art sera accomplie par le peuple quand celui-ci sera en mesure de rejeter lucidement la notion bourgeoise de l’art et de créer les possibilités de nouveaux rapports entre les hommes.
3 août 1970.
(Julio Le Parc, conscient de ses contradictions en tant qu’artiste-expérimentateur dans une société capitaliste.
J’avais reçu plusieurs invitations par lettre et télégramme, auxquels je ne répondais pas car j’ignorais en quoi consistait cette biennale. La date limite de réponse était déjà dépassée quand, après avoir discuté avec des Colombiens, je me décidai à envoyer mon bulletin de participation.
Ma présence y était indispensable car je devais y installer deux jeux (les Mythes et les Fléchettes), y faire ma petite enquête et discuter avec les gens de là-bas de l’art, de la société, etc. Ils acceptèrent ma proposition et prirent en charge les frais de voyage et de séjour. J’ai donc envoyé les éléments nécessaires au montage des jeux ainsi que les enquêtes imprimées.
À ce moment-là, Carlos Granada (artiste et professeur colombien) accompagné de Diego Arango (un autre artiste colombien), sont passés à Paris. Ils proposaient le boycottage de la biennale. Cette proposition ne m’a pas semblé réaliste :
1. parce que c’était trop tard,
2. parce qu’ils ne connaissaient pas la liste des invités,
3. parce qu’ils n’avaient pas fait l’analyse de la situation de la biennale, son organisation, son financement, sa signification, etc.
Dans ces conditions, le boycottage serait un échec. Nous avons donc décidé de rédiger un texte de soutien aux luttes de libération en Amérique latine et de le faire signer par des participants. Les deux Colombiens ont commencé à recueillir des signatures à Paris, puis je m’en suis chargé moi-même.
Alors que j’avais déjà reçu le billet d’avion, je reçois un télégramme de la direction de la biennale me demandant
de renoncer à ce voyage, ma présence étant devenue indésirable à Medellín.
J’étais sur le point de partir – j’aurais d’ailleurs très bien pu déjà être parti – je décide donc d’y aller quand même.
À peine arrivé à l’aéroport de Medellín, la police m’arrête (!) et veut me mettre dans le premier avion au départ de Colombie, ayant reçu l’ordre de ne pas me laisser entrer.
Je proteste arguant que je suis invité, etc., mais rien à faire, ils sont en possession d’un rapport très clair sur mon compte et veulent m’envoyer en Argentine. Ils se mettent toutefois en rapport avec Medellín et quelque chose change car ils me demandent d’attendre pendant qu’ils vérifient mes bagages et mes papiers. Après quoi ils m’annoncent que je vais probablement pouvoir entrer mais que je dois d’abord passer à la D.A.S., section des étrangers (police) à Bogotá. Là, ils me posent des tas de questions, prennent des notes et me font signer un papier par lequel je m’engage à ne pas me mêler de questions politiques. Je peux donc continuer mon voyage vers Medellín où personne ne m’attend.
Deux jours avant l’inauguration, on ne sait toujours pas où se trouvent mes affaires (les éléments pour monter les jeux, etc.). À force d’insister, on finit par les retrouver, et je peux enfin terminer le montage.
Pendant tout ce temps-là, j’ai eu le loisir de rencontrer les participants argentins, mexicains, péruviens, colombiens, brésiliens, etc. Nous avons discuté du papier à signer. Les plus enthousiastes étaient surtout les jeunes peintres ou étudiants des Beaux-Arts de Bogotá.
Je propose une réunion générale avec les participants et le public. Le résultat est plutôt positif malgré une tentative de sabotage de la part des autorités de la biennale.
Le jour de l’inauguration, le texte était affiché sur un panneau à l’entrée de la biennale avec les noms des signataires. Sur un autre panneau nous invitions le public à se joindre à nous en signant aussi (voir photo).
D’autre part, sur les parois extérieures de mes jeux, peintes en blanc, nous avions écrit : « Donnez ici votre opinion sur cette biennale. »
C’est ce qui fut fait et l’endroit se transforma rapidement en un journal mural où chacun écrivait ce qu’il désirait ; on a d’ailleurs pu y lire des choses très intéressantes.
À part les problèmes avec la police de Medellín puis de Bogotá, le voyage s’est révélé très positif grâce aux retrouvailles avec de jeunes artistes, aux discussions, aux échanges d’expériences, etc. Ainsi, les étudiants des Beaux-Arts de Bogotá avaient organisé une rencontre avec moi, en présence de leurs professeurs, dans l’enceinte de l’école, qui s’avéra passionnante. D’autres réunions similaires se sont tenues entre Colombiens. Tout ceci permit de contrebalancer l’énorme appareil publicitaire que représente la biennale pour la société industrielle Coltejer.
Les Colombiens pouvaient ainsi rester en relation et prévoir la prochaine biennale.
Par la suite, j’ai appris que plusieurs mouvements de protestation eurent lieu dans une des écoles des Beaux-Arts et que de jeunes peintres ont participé à des manifestations populaires.
Paris, 1970.
Théâtre de la Cité internationale,
du 20 au 30 avril 1970.
Origine : en novembre 1968, se réunissait, à l’invitation d’un critique d’art, un groupe réduit d’artistes latino-américains. L’idée était de discuter de la possibilité d’organiser une exposition d’artistes latino-américains au musée d’Art moderne (A.R.C.) sur des thèmes politiques.
Rapidement, la conversation a bifurqué sur la recherche d’autres possibilités qui iraient plus loin que la simple présentation d’œuvres à caractère individuel, même si leur thème était politique.
Les participants à cette réunion avaient pressenti la possibilité de réaliser une expérience collective, qui traiterait le plus objectivement possible de la réalité latino-américaine.
Pour des raisons qui lui sont propres, l’A.R.C. n’a pas donné suite à notre projet.
La même idée d’expérience collective est revenue sur le tapis quand la ville de Saint-Denis décida d’organiser la Semaine latino-américaine, comprenant : exposition, théâtre, cinéma, débats... Un travail collectif a été organisé à l’intérieur du musée de Saint-Denis. Lors de nombreuses réunions, nous avons discuté des modalités de travail, analysé les projets individuels, échangé des idées, donnant – peu à peu – forme au projet.
Le travail de préparation était déjà bien avancé et la date fixée (10 mai 1969), quand, sans raisons apparentes, la mairie a décidé de l’ajourner. Nous avons appris par la suite qu’ils avaient craint que le contenu politique de notre expérience ne coïncide pas avec la ligne politique de la municipalité de Saint-Denis.
Le travail étant bien avancé et le groupe assez homogène et représentatif, il fut décidé de le poursuivre en espérant, cette fois, pouvoir mener l’expérience à son terme. Il nous fallut chercher un lieu d’accueil. Par élimination, le choix s’est porté sur la Cité Universitaire. L’endroit avait du pour et du contre.
Le pour : la complète liberté qu’on nous y laissait et aucune pression idéologique, sa grande salle (1 000 m2), son installation audiovisuelle, le théâtre pour les projections, etc.
Contre : le manque de moyens financiers qui s’est résolu en taxant (taxation) artistes et participants durant une assemblée. On a ainsi pu faire face à tous les frais matériels (bois, photos, imprimés, peinture, matériaux, etc.).
Tous les artistes résidant à Paris qui étaient d’accord avec le thème et les modalités choisis ont pu participer à cette expérience. De ce côté-là, on peut dire qu’à part quelques désertions ouvertes ou cachées, on a pu compter sur un groupe fort, décidé et représentatif. C’est pourquoi ce qui aurait pu être, comme les années passées, un salon d’artistes latino-américains de Paris où chaque participant s’occupait individuellement de la présentation de
ses tableaux réalisés individuellement, a été une expérience détachée des problèmes esthétiques ou personnels, où chacun apportait la collaboration qu’il jugeait la plus adéquate, que ce soit pour la conception de l’ensemble (réunir du matériel graphique, écrire des textes, etc.) ou pour la réalisation matérielle de l’ensemble (peindre des panneaux, écrire des lettres, porter des tubes, dessiner des documents, prendre des photos, etc.).
Le groupe, composé de gens venus des secteurs culturels et artistiques (qui a toujours été ouvert, où toute collaboration, suggestion ou initiative étaient les bienvenues), était bien conscient que même en faisant le maximum, ce ne serait pas suffisant pour transcrire la réalité sociale latino-américaine. Dans ce sens-là, l’expérience ne prétendait pas offrir un panorama exhaustif de l’Amérique latine non officielle. Mais en revanche, elle pouvait le faire par l’intermédiaire de moyens audiovisuels simples permettant d’établir une relation immédiate et directe avec les visiteurs, de les sensibiliser aux problèmes latino-américains et de susciter ainsi leur solidarité active.
Les thèmes principaux y étaient traités schématiquement tout au long d’une sorte de « Parcours » et ils étaient développés dans des textes imprimés, dans les livres en vente, dans les montages audiovisuels, dans les films projetés et dans les débats.
Les thèmes en étaient :
1. L’Amérique latine n’est pas seulement ça (vision superficielle de l’Européen sur l’Amérique latine).
2. L’Amérique latine « chasse gardée de l’impérialisme yankee ». Le pouvoir militaire (le Pentagone). Le pouvoir économique (ex. : Rockefeller).
3. Les drapeaux, symboles de lutte, l’utilisation abusive et dénaturée qu’en font les pouvoirs.
4. Les « gorilas » (réactionnaires). Connivences entre les capitalistes latino-américains et l’impérialisme soutenu par les militaires.
5. L’oppression. Pour défendre les intérêts de la classe dominante, le peuple souffre : la misère, la faim, les maladies, le chômage, le manque d’éducation et de logements, etc.
6. La répression. Quand le peuple, ne supportant plus l’oppression, transgresse l’ordre établi, l’oppression permanente se transforme en répression violente.
7. L’organisation de la répression.
8. Les tortures. Le moyen le plus cruel et inhumain de la répression.
9. Les luttes. Un coup d’œil sur les combattants pour l’indépendance contre le colonialisme espagnol, portugais, français, etc.
10. Les luttes populaires actuelles, leurs méthodes, leurs personnalités, leurs exemples.
11. Cuba. Premier territoire libre d’Amérique latine.
12. Les interventions yankees en Amérique latine.
13. Les slogans.
14. L’Amérique latine au jour le jour.
15. Atelier de proposition de thèmes et de slogans pour des affiches.
16. Enquête.
Pour réaliser cette expérience, en plus du travail collectif, la collaboration avec des groupes qui vivent au jour le jour la lutte du peuple pour se libérer du néo-colonialisme a été très importante.
Le fait que cette expérience, en plus d’être collective, soit anonyme, repose sur la conviction que la tâche d’information politique qu’elle s’est assignée est suffisamment forte pour se passer de noms ; il n’est pas nécessaire de la personnaliser en la signant car elle est le résultat de collaborations nombreuses et variées qui, à l’heure actuelle, représentent le maximum de ce que les Latino-Américains qui vivent à Paris peuvent donner. Outre le fait que cette expérience pourra se prolonger par des présentations dans d’autres villes de France ou d’Europe, nous avons l’intention de la recommencer l’année prochaine, ce qui permettra cette fois-ci d’en améliorer certains aspects, d’éliminer certaines contradictions, d’approfondir certains thèmes et de créer d’autres activités périphériques ; elles pourront être faites en connexion plus suivie et précise avec l’Amérique latine, apporter une aide matérielle (familles de prisonniers politiques et de victimes de la répression et des tortures), ou encore favoriser une meilleure information en Europe sur les luttes des peuples latino-américains.
Juin 1970.
Titres possibles :
1. Robho = Institution de l’art d’avant-garde contestataire
2. Robho = Super critique d’art
3. Robho = Gonflette
4. Voir son nom dans Robho, c’est une référence
5. Où achète-t-on Robho ?
6. Qui lit Robho ?
7. Robho = Vitrine de l’art contestataire
8. Robho dans la réalité ?
9. La réalité de Robho
10. Robho = Contester dans la vitrine
11. Robho ; leur mission est d’incarner dans le champ spectaculaire la divine singularité du « critique juge »
12. Robho = Récupération
13. Robho ou la critique comme alibi
à la non-intervention
14. Robho 4e garage culturel
15. Robho = spectacle
Après avoir pris connaissance du dernier numéro (5-6) de Robho, il nous semble nécessaire et urgent de faire quelques réflexions, signaler certaines contradictions et faire une proposition.
Pourquoi ?
1. Nous sommes contemporains de Robho, et donc aussi responsables de son existence.
2. Par le fait même de notre condition de praticien de l’art conscients de nos contradictions.
3. Parce que nous sommes concernés par tout ce qui se passe dans le milieu artistique dans le but de le transformer.
4. Par solidarité active et par là même critique avec l’équipe de Robho.
5. etc., etc.
– La lecture de Robho nous met dans la situation d’un lecteur passif.
– Le monde de Robho est analytique, précis et irréfutable ; il essaye de nous situer en dehors de la réalité.
– Cette situation provoque en nous un malaise ; ce malaise se prolonge après la lecture.
– Il nous semble que la cause en est que Robho se place en dehors du jeu et par là même sur un plan supérieur : Robho juge, valorise, choisit, critique, magnifie, détruit, etc.
– À un degré différent, mais semblable à d’autres publications spécialisées (Opus international, Art vivant, La Galerie), Robho nous situe, à travers ses articles, informations et photos, dans un monde fermé où les affirmations sont catégoriques et où le doute n’existe pas.
– Robho apparaît ainsi investi d’une prétendue portée avec une attitude exigeante, sans tache, et exemplaire.
– Cette image irréelle de Robho est celle qui est la cause du malaise.
– C’est ce désir de matérialiser à tout prix une direction esthétique, une orientation critique, qui nous fait apparaître Robho moins un moyen d’information qu’une intention de capitaliser certaines expériences. Robho dévoile alors sa mission : « Incarner dans le champ spectaculaire la divine singularité du critique-juge. »
– La réalité dans laquelle s’inscrit Robho est exactement la même que celle qu’il critique : c’est-à-dire le petit monde des arts plastiques d’avant-garde, qui fait partie de la culture bourgeoise.
– Nous ne reprochons en aucune manière qu’on puisse acheter Robho dans quelques librairies seulement, qu’on le retrouve dans certaines galeries d’Europe, que quelques critiques, directeurs de musées ou artistes d’avant-garde le lisent.
– Robho fait l’apologie de « l’art révolutionnaire », signale la voie d’une « praxis sociale », et conteste « l’art dans la vitrine ».
– Robho ne semble pas avoir conscience d’être lui-même une vitrine et qu’on le retrouve dans d’autres vitrines, non moins critiquables telles que galeries, musée, etc.
– À cause de cette prétention d’absolu, l’aspect positif de l’information que Robho transmet est neutralisé. Les critiques justes que Robho fait des artistes et de la situation culturelle en général ne peuvent être faites par Robho, si Robho ne s’y intègre pas.
– La réalité personnelle de chaque membre de l’équipe Robho est, à quelques différences près, susceptible des mêmes critiques que celles que fait Robho à Vasarely, César, Marx Ernst ou Buren.
– Le droit à une critique de cette nature est valable si on a une attitude exemplaire de révolutionnaire sans compromis ni faiblesses face à la bourgeoisie (ce qui n’est pas le cas de l’équipe Robho) ; ou quand on fait auparavant une analyse critique de ses propres contradictions sociales. Sinon on tombe dans l’attitude classique du critique d’art qui se donne à lui-même le droit du prince de juger de tout et de tous derrière son bureau.
– Plus honnête pour l’équipe Robho vis-à-vis d’elle-même et de ses lecteurs serait une prise en charge de sa partialité, de ses contradictions provenant d’un travail quotidien au service de la bourgeoisie, de son conditionnement culturel et des habitudes d’intellectuels bourgeois qu’on y contracte et qui nous sont communes à tous. Ainsi le travail de Robho pourrait être considéré comme un modeste effort à l’intérieur de cette situation et une tentative pour la transformer.
– Moins qu’une arrogante et olympienne position de critique-juge, Robho pourrait tendre à être l’instrument qui reflète le plus objectivement possible les démarches qui vont dans le sens d’une destruction des structures culturelles bourgeoises.
– En évitant ainsi de tomber dans une partialité flagrante dont voici des exemples extraits de son dernier numéro :
A - Robho accable Buren. Buren avait refusé de participer à l’exposition « L’Art dans la rue » organisée par le C.N.A.C. Ce refus est critiqué par Robho parce qu’« il ne lui est pas dicté par la connotation néo-gaulliste et réactionnaire du C.N.A.C. », non : ce qui lui déplaît c’est la promiscuité avec d’autres artistes parmi lesquels il ne serait « qu’un exposant parmi d’autres ». En agissant ainsi, Robho minimise l’action juridique engagée par Buren contre le C.N.A.C. pour avoir été inclus contre sa volonté dans l’exposition.
B - (contrepartie de A) Robho magnifie le geste de Takis (dans une double page) qui a pour origine un refus, semblable à celui de Buren, de ne pas se laisser exposer contre sa volonté. Le point de départ de l’action de Takis était le remplacement par l’organisation d’une œuvre actuelle et importante par une autre petite et ancienne dans l’exposition « Machine-show » au musée d’Art moderne de N.Y.
C - (A et B, contrairement à ce qu’affirme Robho, sont liés) Robho ridiculise Buren dans son aventure de décrochage au Guggenheim et n’informe pas, par exemple, qu’un des artistes qui avait soutenu l’action contre le M. d’Art M. de N.Y., dans laquelle Takis avait participé, CARL ANDRE, exposant du Guggenheim, retire son propre travail en signe de protestation contre la censure et solidaire de Buren.
D - Comme il est dit en A, Robho accable Buren car son refus d’exposer au C.N.A.C. « ne lui est pas dicté par la connotation néo-Gaulliste et réactionnaire du C.N.A.C. ». Par ailleurs, Robho publie le projet et le descriptif d’une expérience de Cruz-Diez sans signaler que cette expérience fut choisie et réalisée par le même « néo-gaulliste et réactionnaire » C.N.A.C., dans le cadre de la même exposition dans laquelle Buren a mené l’action qu’on connaît. Si effectivement Robho donne des informations utiles et existantes (dossier Argentine, Guerre au Moma), on remarque l’absence d’informations sur un certain nombre d’actions menées directement contre le système, ou d’autres, en appui aux mouvements populaires par exemple :
– Atelier Populaire en mai 1968 (sa création, son fonctionnement, son utilité, sa répercussion dans le monde entier).
– Le boycott international mené contre la Biennale de São Paulo en 1969.
– L’action de « la policritique » à l’exposition Yves Klein au musée des Arts décoratifs en 1969 (avec intervention de la police).
– L’action menée au Salon de Mai 1969.
– « Octobre 1969 » (manifestation à la Cité universitaire).
– Salon de la Jeune Peinture (Police et Culture, 1969 et 1970).
– « Amérique latine non officielle ». Expérience collective et anonyme à la Cité Universitaire 1970.
– Participation active des artistes au procès populaire de Lens contre les houillères.
– Occupation du Salon des Peintres de la police au musée d’Art moderne, par la Jeune Peinture (une vingtaine de gardes à vue), 1971.
– Participation des artistes au meeting pour la liberté d’expression organisée par le Secours Rouge à la Mutualité, 1971.
– Soutien d’artistes aux grévistes de la faim contre le régime pénitentiaire.
– Soutien d’artistes aux condamnés pour l’occupation du Sacré-Cœur.
– Création et réalisation d’affiches dans la ligne de l’Atelier Populaire pour le mouvement révolutionnaire français et d’autres pays.
– Floraison d’une capacité créative populaire qui se manifeste depuis 1968 à travers des dessins, affiches, graffitis, bandes dessinées, tracts, création de situation, théâtre, chansons.
– Censure et intervention policière dans certaines manifestations « culturelles ».
– Action de jeunes critiques vis-à-vis de la sélection de la Biennale de Paris, 1971.
– Occupation salle Goya (musée du Prado) par des artistes espagnols, 1970.
De la même façon que Robho se fait écho de critiques justes contre les organismes culturels (MOMA) dirigés autoritairement et où les programmes d’expositions et décisions en général sont du ressort d’un directeur ou d’un petit comité, de la même façon, Robho-Moma peut être critiqué, car un directeur ou une petite équipe décide autoritairement du contenu de Robho, de ses jugements, de ses critiques, de ses valorisations.
L’équipe de Robho est composée de deux professionnels critiques d’art (J. Clay, Christiane Duparc), d’un critique de théâtre (Alain Schifres), et d’un poète moderne (Julien Blaine). On peut remarquer, dans une publication dont 80 % est dédié aux activités du domaine des « arts plastiques », l’absence de praticiens eux-mêmes dans la décision rédactionnelle.
Pour que Robho ne se transforme pas en une conscience aristocratique et critique des mouvements d’avant-garde.
Pour que Robho ne soit pas un super critique d’art. Pour que Robho ne soit pas simplement un instrument de « gonflette » pour « révolutionnaires artistiques ». Pour qu’être publié dans Robho ne devienne pas une référence.
Pour que Robho ne soit pas la vitrine de « l’art contestataire ».
Pour que la critique à travers Robho ne soit pas un alibi à la non-intervention.
Pour que Robho ne soit pas un « garage » culturel de plus.
Pour que Robho développe des racines dans la réalité et dans la réalité de notre milieu artistique :
Nous proposons à Robho la convocation à une réunion générale de tous ceux auxquels Robho fait référence dans ses pages ainsi que d’autres qui d’une façon individuelle ou en groupe font, dans la mesure de leurs possibilités,
un travail pour transformer la réalité culturelle.
Par exemple des représentants du Salon de la Jeune Peinture, du Secours Rouge des peintres, d’étudiants d’art de Vincennes, des représentants de « l’Amérique latine non officielle », etc. Cette réunion générale convoquée par Robho pourrait avoir pour objectif parmi d’autres :
1. Mesurer une volonté de dialogue parmi ceux qui assisteront (l’absence injustifiée sera considérée comme une prise de position).
2. Mettre en question le statut de l’artiste dans la société actuelle (quand nous disons « le statut de l’artiste », nous incluons toutes les professions qui gravitent autour de la production artistique ; critiques d’art, directeurs de musées, marchands de tableaux).
3. Trouver des points d’accord pour fixer une nouvelle attitude.
4. Établir une relation entre les aspirations et le comportement réel soit sur le plan individuel ou collectif.
5. Restructuration de Robho en un instrument d’information objectif et comme véhicule efficace entre les différents groupes engagés dans la ligne décidée.
6. Voir de quelle façon Robho peut servir la capacité de création populaire et collective qui se développe.
Un groupe d’« artistes », Paris, juin 1971.
(Gérard Fromanger, Merri Jolivet, Julio Le Parc)
Note - Cette lettre ouverte a été rédigée par un groupe d’« artistes » qui ont eu une participation directe à plusieurs des actions énumérées plus haut. C’est volontairement qu’elle n’est pas signée, pour éviter de personnaliser le problème, se réservant le droit d’avoir une participation plus directe lors de la réunion générale que, nous l’espérons, l’équipe de Robho aura l’intelligence de convoquer.
Réponse aux thèmes développés par Enzo Mari dans son texte : « Propositions de comportement »
1. Énoncer sa propre vision utopique du développement de la société.
Je conçois les changements politiques, économiques et culturels qu’une révolution sociale peut apporter étroitement liés à un changement profond de la mentalité de l’individu comme être social et surtout un changement de ses rapports avec les autres dans sa vie quotidienne. De cette manière la qualité de la vie commune devient le produit de besoins, de désirs, d’aspirations individuels librement confrontés afin d’atteindre une évolution collective.
Cette situation d’une classe dépossédée de son pouvoir (pilier de notre société aliénante) est maintenue par l’idéologie de la classe dominante qui fait de l’être humain un individu auquel on a appris qu’il peut être sauvé isolément. On lui a dit qu’il trouverait la solution de ses problèmes en se pliant à l’ordre établi, en se confiant à ceux qui savent et qui détiennent le pouvoir, en montant l’échelle des niveaux sociaux, etc. Ainsi conditionné, ses capacités fondamentales (capacité de transformation, de création, d’action, etc.)se trouvent amputées. On l’incite à se reconnaître à travers les mirages de la « vraie vie ». Et c’est la bourgeoisie qui produit les modèles presque inaccessibles de cette vraie vie. Pour cela elle utilise l’information, la formation et l’intoxication constante par les moyens de communication (domination), parmi lesquels ceux qu’on appelle « culturels »,qui façonnent la mentalité des gens en leur faisant croireque le mode de vie et les prototypes propres à leur classe sont des idéaux universels. Nous voyons ainsi, hors du commun, l’image magnifiée du héros, du saint, du juste, du noble, de même que l’image de celui qui fait les lois, celui qui les fait respecter, celui qui détient le pouvoir entre ses mains, celui qui est riche, celui qui détient la connaissance, et aussi l’image de celui qui est capable de créer artistiquement.
C’est ainsi que pour le maintien des structures qui assurent le pouvoir à la bourgeoisie, toutes les clefs des activités valorisées socialement du point de vue de l’idéologie régnante doivent être entre les mains des gens hautement qualifiés d’après les normes établies. De cette manière, la bourgeoisie s’assure un grand pourcentage d’inconditionnalité.
Ce qu’on appelle communication est une mystification, car elle se fait dans une seule direction : du haut vers le bas. Ainsi la classe dominante imprime son sceau à toutes les activités sociales qui par leur structure, leur manière de subordonner les gens et d’imposer une vision du monde qui leur est propre, empêchent la vraie et libre communication entre les hommes.
La bourgeoisie prétend posséder tous les monopoles : ceux de l’économie, de l’action politique, de la morale, de la culture, etc. Les artistes lui assurent également le monopole de la création artistique. Atteindre la condition d’artiste est donc aussi difficile que tenir les commandes du pouvoir économique ou politique. Difficile mais point impossible. Et ici, grâce au mythe de la libre concurrence, n’importe quel citoyen, sans tenir compte de son origine sociale, peut devenir riche industriel, sénateur honoré,chef de police respecté, président de la République éluau suffrage universel, ou bien il peut sortir de sa condition obscure grâce à une activité artistique qui lui donne la notoriété et le détache de la masse. Un simple calculde probabilité détruit ce mythe. Et pourtant la bourgeoisie conserve le mythe du triomphe tout en détenant les modèles pour s’imposer, modèles qui la maintiennent au pouvoir, car ils exigent en contrepartie une classe soumise.
Et si quelqu’un de la classe soumise accède exceptionnellement à un poste de commandement, il passe automatiquement dans le camp des oppresseurs. Une vision utopique de la société : tout le pouvoir au peuple : pouvoir économique, pouvoir politique, pouvoir de déterminer le sens de sa propre vie, pouvoir d’action, pouvoir de transformer les rapports entre les individus, pouvoir de création.
2. Définir la stratégie qu’on croit utile à cette vision utopique.
Dans la mesure du possible, collaborer à un travail de préparation visant à introduire de profonds changements dans la structure sociale, afin que ceux-ci soient le produit d’une action des masses. Dans ce but, développer la communication entre les gens, encourager une attitude critique vis-à-vis de leur propre situation, une capacité d’analyse, une méfiance des valeurs sociales établies par la bourgeoisie, une revalorisation de leur propre réalité comme point de départ pour des changement possibles, développer enfin une capacité de détermination et d’action, ainsi qu’une capacité de création dans le but de transformer la réalité.
3. À quel moment tactique de cette stratégie vous placez-vous ?
Dans notre condition d’« artistes » accordée par la bourgeoisie et agissant socialement à travers le milieu artistique et dans un domaine culturel, il faut dénoncer les contradictions de l’art et de la culture en général, de leur rôle social, de leur structuration, de leur fonctionnement, de leur utilisation au service du maintien de l’idéologie bourgeoise. Il nous faut mettre en évidence le rôle que nous jouons,en tant qu’artistes qui détenons le monopole de la création artistique dans une société où une classe sociale détientle monopole de décision en matière économique, politique et culturelle au détriment des masses.
À l’intérieur du milieu artistique, accroître la lutte pressentie, tacite ou déclarée, entre ceux qui, défendant les intérêts de la bourgeoisie, sont pour le maintien des structures sociales ou ne souhaitent que de simples réformes,et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, tendent à renverser les valeurs sociales, à préparer ou à provoquer des changements.
Créer à l’intérieur du milieu artistique une situation différente visant à établir une discussion permanente qui dénonce les contradictions, encourage une attitude d’échange, prépare un possible travail collectif, mène peu à peu vers un abandon du monopole de la création artistique, incorpore la réalité quotidienne dans toute sa crudité, encourage les rapports avec d’autres groupes sociaux à la recherche de transformations.
4. Situer le travail de « recherche » dans ce moment tactique.
Mon travail actuel est le reflet de ma situation contradictoire. Contradictoire parce que je suis conscient du faitque je sais pour qui je travaille comme « artiste » producteur d’objets de consommation, conscient de mes aspirations qui s’opposent totalement à cela. Je connais mes limitations, je sais qu’il faut partir de cette réalité telle qu’elle est, sans la dénigrer, sans la magnifier, sans essayer d’y échapper, en l’assumant et en tâchant, à partir d’elle, de développer une action, même contradictoire, qui puisse s’associer à d’autres actions pour obtenir des changements radicaux d’ordre collectif.
Une attitude de pureté individualiste, refusant toutcompromis avec le système social, me semble inopéranteet irréaliste car les forces doivent être développées dans une situation antagonique de lutte permanente.
Sous cet angle, mon travail de « recherche » dans le milieu artistique vise à reconsidérer le spectateur (considéré habituellement comme contemplateur isolé et passif d’une création supérieure) afin de surmonter la distance entre lui et l’« œuvre d’art ». Éliminant d’une façon pratique le concept d’œuvre d’art, en faisant que l’activité artistique devienne une expérimentation établissant un rapport direct avec ceux qui la regardent. Refusant les exigences de la culture bourgeoise (connaissance de l’histoire de l’art, des lois esthétiques, tendances et sensibilité spéciales, etc.).
Dans ce sens j’essaie d’incorporer quelques problèmes réels en forme de jeux-enquêtes, par lesquels l’action et la réflexion, quoique limitées, sont exigées du spectateur. Action qui n’est pas isolée mais plutôt le résultat d’un comportement face à une situation et en présence d’autres spectateurs.
Une autre « recherche » se propose de tirer profit ou de créer des circonstances propices à provoquer des dialogues, des discussions, des analyses portant sur le rôle de l’art, en essayant de déclencher ou d’affirmer une attitude réfléchie et critique qui conduise à donner forme et réalité à un éventuel travail collectif dans le cadre de la réalité sociale.
5. Communiquer le travail en question.
Je donne ici deux exemples de ma « recherche » actuelle :
– Les images d’un des « jeux-enquêtes », celui dont le titre est « Renversez les mythes » et sa description : dans un espace de 5 x 4 mètres, fermé sur trois côtés par des panneaux de 2,54 mètres, avec le plancher en plan incliné, je place un rang de huit images découpées et éloignées du fond (voir illustration), m’inspirant des jeux de lancer de balles des foires et parcs d’attractions. Le public, réagissant immédiatement au mécanisme qui lui est familier, hésite à prendre une balle et à la lancer vers les images.Si un spectateur ne se décide pas, il se contente de voir faire les autres. S’il ose, il doit d’abord, avant de lancerla balle, faire une appréciation rapide des images et de ce qu’elles représentent, et décider ensuite laquelle il va viser. Si son tir est bon, l’image s’incline et émet un son (différent pour chacune d’elles). C’est la petite surprise qui récompense le spectateur. Une enquête accompagne le jeu,qui est une réflexion sur son acte et sur son choix. Quoiquede portée limitée, cette expérience situe le spectateurà un autre niveau que celui de la contemplation passive, puisqu’elle exige de lui un comportement physique et une réflexion.
– Texte d’une des rencontres auxquelles j’ai participé pour discuter collectivement du rôle de l’art.
Paris, 1971.
« Je me déclare incapable de prendre une décision pour accepter ou refuser l’invitation de M. Lassaigne. »
Résumé de la situation
Jacques Lassaigne, conservateur en chef du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, me propose, à partir de la mi-juin et pendant tout l’été, une importante exposition personnelle de mes expériences de la période 1959-1972.
Cette exposition a pour origine l’offre faite il y a plus d’un an par M. Gaudibert, directeur de I’A.R.C., à Mme Denise René, de faire une grande exposition d’un de ses artistes.
Mme Denise René me le proposa alors. L’A.R.C., ouvert à certaines expériences et confrontations, me semblait l’endroit officiel le plus proche de mes préoccupations. M. Gaudibert fut d’accord mais différait toujours la date parce qu’il ne savait pas s’il allait continuer à être directeur ou présenter sa démission. C’est ainsi que lorsque mon exposition personnelle à Düsseldorf fut décidée (exposition ouverte le 17 janvier 1972), M. Gaudibert, pour les mêmes raisons, ne put rien arranger avec les organisateurs de la Kunsthalle de Düsseldorf. C’est alors que M. Lassaigne déclara qu’il était prêt, soit à appuyer l’initiative de M. Gaudibert, soit à collaborer avec lui, soit reprendre à son compte l’idée d’une exposition.
Ce n’est qu’à la fin de janvier que M. Gaudibert proposa à M. Lassaigne de s’en charger, lui-même renonçant au projet pour des raisons que j’ignore.
Analyse
(Je me propose d’analyser ici des considérations d’ordre général ramenées à un cas particulier, mon propre problème face à la proposition de M. Lassaigne.)
- Sachant que mes recherches et ma production s’inscrivent dans les mécanismes rigides de l’offre et de la demande de la société bourgeoise.
- Sachant qu’il n’est pas d’art dépourvu d’un contenu politique et que l’art neutre est un mythe de l’idéologie dominante.
- Sachant que l’art actuel est en crise parce que les valeurs de la société capitaliste sont en crise.
- Sachant que l’art tel qu’il est conçu aujourd’hui est le produit de l’idéologie bourgeoise.
- Sachant que la plupart des idées directrices dans le domaine de l’art proviennent des pays qui exercent un impérialisme politique, économique et militaire, utilisant la culture comme une arme parmi d’autres.
- Sachant qu’une critique internationale et certains organismes culturels exercent un terrorisme intellectuel afin d’imposer des modes et des changements subits dans les formes d’expression artistique.
- Sachant que la réussite esthétique d’une œuvre d’art ne constitue absolument aucune garantie d’apport révolutionnaire.
- Sachant que le divorce existant entre peuple et artistes ne doit pas être justifié par le manque de culture du peuple, et qu’on n’y remédie ni en « culturisant » le peuple ni en rabaissant le niveau de l’art car l’art d’avant-garde est un art bourgeois au service de l’idéologie bourgeoise et l’indifférence du peuple à l’égard de l’art est un moyen de défense contre l’intoxication de cette idéologie.
- Sachant que le monopole de la création artistique d’avant-garde est entre les mains d’une minorité, au détriment du plus grand nombre.
- Sachant que ce monopole est basé sur une notion abstraite de l’art, sur l’artiste considéré comme un être exceptionnel, sur l’œuvre d’art unique ou multipliable, mais ineffable et commercialisable, sur le jugement autorisé des connaisseurs et sur la soumission et la passivité du public.
- Sachant que pour combattre cette situation il faut chercher à ramener l’artiste au niveau d’un travailleur ordinaire, transformer la prétention de faire des œuvres d’art en une constante expérimentation, s’abstenir de la prétention des connaisseurs en écoutant l’opinion du peuple, libérer le spectateur des inhibitions que l’art lui impose par sa prétendue catégorie de chose supérieure et développer chez le spectateur sa capacité d’action et de création.
- Sachant que, en général, les artistes des sociétés capitalistes ne font que soutenir dans le domaine artistique les schémas de ces sociétés et que, de ce fait, nous transmettons l’idéologie bourgeoise.
- Sachant que le moins que nous puissions faire en tant qu’artistes des pays capitalistes est d’être conscients de notre rôle au service de l’idéologie bourgeoise.
- Sachant que dans les pays capitalistes l’accent devrait être mis non pas sur la production artistique mais sur l’attitude de l’artiste face au système capitaliste.
- Sachant que la culture révolutionnaire ne doit pas avoir la même structure que la culture bourgeoise qui tend à soutenir sa classe privilégiée, mais qu’elle doit être le produit de l’effort de création de tout un peuple qui aspire a des nouvelles formes de vie.
- Sachant que la véritable révolution en art sera faite par le peuple lorsque celui-ci sera en mesure de refuser lucidement la notion bourgeoise d’art et de créer les possibilités de nouveaux rapports entre les hommes.
- Ayant accepté très souvent, par la force de la routine, de faire des expositions.
- Ayant quelquefois donné mon consentement à condition qu’on accepte mes exigences me permettant de développer mes analyses et de mettre en évidence mes contradictions et celles du milieu artistique, en organisant des discussions qui rendaient possible la recherche de solutions de changement, comme ce fut le cas pour ma participation à la Biennale de Medellín en Colombie et à la Biennale de la gravure de Porto Rico, etc...
- Ayant d’autres fois refusé de participer à des expositions pour des motifs explicites, comme par exemple à la dernière Documenta de Kassel, à la Biennale de São Paulo de 1969, à l’exposition en cours 72-72 (appelée exposition « Pompidou »), etc.
- Sachant qu’une acceptation passive de la proposition de M. Lassaigne ne ferait que confirmer le statu quo de la dépendance de l’artiste.
- Sachant que cette acceptation ferait apparaitre une évidente contradiction entre cette acceptation et mon refus public a l’exposition 72-72.
- Sachant qu’un refus individuel de la proposition de M. Lassaigne me procurerait une certaine tranquillité en m’évitant de devenir la cible des critiques que déchaînerait une acceptation passive.
- Sachant que bien que le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris est autonome et ne dépend pas du gouvernement mais de la Ville de Paris, il reste pour autant l’un des lieux officiels d’exposition à Paris.
- Sachant que dans ce musée d’art moderne, ainsi que dans l’A.R.C., le Musée national, le C.N.A.C., etc., le financement est fait avec des fonds publics et que son organisation et son système de sélection ne tiennent absolument pas compte d’une possible participation des artistes intéressés, et moins encore du public.
- Sachant que le rôle des activités artistiques développées dans ces lieux est celui de transmettre, volontairement ou involontairement, dans la plupart des cas, l’idéologie de la classe dominante.
- Sachant que par la discrimination et la sélection effectuées par ces organismes, la notion d’exclusivité de l’art est maintenue, et que conjointement avec les autres activités du milieu artistique, le comportement traditionnel de l’artiste est conçu comme celui d’un individu supérieur qui monopolise la création artistique au même titre que d’autres monopolisent les moyen de production, la gestion économique, la vie politique, etc.
- Sachant que bien qu’il existe un refus collectif de la part d’un grand nombre d’artistes au sujet de l’exposition 72-72, aucun n’a été pris à l’égard des lieux officiels d’exposition tels que le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
- Sachant qu’en dernière analyse, ces lieux officiels et d’autres lieux privés font, avec les moyens dont ils disposent, un travail limité de diffusion artistique et qu’ils constituent en même temps un écran qui cache la réalité sociale des problèmes du milieu artistique, comme c’est le cas pour l’exposition 72-72 avec son étalage publicitaire et les ressources considérables dont elle dispose.
- Sachant qu’il peut exister pour l’artiste une autre alternative que celle d’être un " coureur de fond " à la recherche du succès.
- Sachant que ce succès peut très bien être le produit d’une capacité adaptée aux exigences du milieu artistique, d’un coup de chance temporaire ou des hasards des relations, mais que la réussite est toujours consentie par ceux qui détienne le pouvoir artistique, c’est-à-dire : les collectionneurs, les marchands, les autorités artistiques, les critiques, etc.
- Sachant qu’il peut y avoir une autre alternative pour l’artiste que celle de se retrancher dans une attitude de refus total en se préservant certes de tout compromis mais en étant réduit à une position puriste qui lui fait perdre toute possibilité d’exercer une influence sur le milieu, se voyant obligé de devenir un éternel absent ou à changer de profession.
- Sachant que changer de profession signifie déplacer le problème, que les contradictions que l’on trouve quand on est dans le milieu artistique sont le reflet des contradictions de tout individu qui, ayant certaines aspirations, vit dans une société capitaliste et en tire les moyens économiques dont il a besoin pour subsister.
- Sachant qu’il n’y a pas de solution à titre individuel et qu’elle ne peut surgir que des solutions de caractère social, et que celles-ci pourraient être obtenues dans notre milieu par un travail préalable de préparation visant à créer les conditions indispensables à ces fins.
- Sachant qu’une analyse collective de la situation sociale de l’artiste est en cours, que les ambiguïtés, les compromis, les contradictions propres à la condition de l’artiste d’aujourd’hui deviennent de plus en plus apparentes.
- Sachant que de la compréhension de cette situation et de la prise en main par les artistes de leurs propres problèmes, une volonté de changement pourra être développée, ainsi qu’une vision de l’aptitude à effectuer ces changements.
- Sachant que je ne peux qu’approuver cet éveil positif parmi les artistes et que dans la mesure de mes possibilités, je suis à même de collaborer afin que ces aspirations se réalisent, mettant ainsi collectivement en évidence les problèmes de fond, qui sont : le rôle de l’artiste dans la société contemporaine et de l’art dans l’idéologie dominante, le monopole de la création artistique, la prise en main par le peuple des problèmes culturels qui se trouvent aujourd’hui entre les mains de la classe dominante.
- Ayant les raisons d’ordre personnel suivantes qui m’inciteraient à accepter la proposition actuelle deM. Lassaigne :
1 - Intensifier mon travail professionnel par la préparation et le montage de l’exposition.
2 - Voir réunies à Paris, dans un seul endroit, un nombre important de mes recherches.
3 - Essayer de montrer, par le mode de présentation de mes démarches analysées en détail et accompagnées de textes et d’enquêtes publiques, une intention obstinée et longuement poursuivie de renverser l’antinomie art-peuple en mettant en évidence la possibilité d’un peuple créateur. Essayer ainsi de compléter la vision fragmentaire qu’on peut avoir à Paris à travers mes expositions limitées du genre « multiples » comme celles faites à la galerie Denise René, rive gauche.
4 - Pouvoir éditer en français le catalogue de Düsseldorf, dont les reproductions et les textes rendent ma démarche plus intelligible, ce catalogue constituant pour moi un matériel important pour la compréhension de mes recherches et de mes attitudes.
5 - L’utilisation habituelle des expositions de ce genre pour mettre en évidence mes contradictions et celles du milieu artistique, en provoquant des analyses et des discussions, en montrant les problèmes et en créant des situations propices pour que les intéressés puissent poser ces problèmes.
6 - Pouvoir céder, dans le cadre d’exposition personnelle, une salle à un groupe de jeunes artistes afin qu’ils aient l’occasion de montrer leurs expériences. II serait utile de voir se multiplier cette tentative, si l’on tient compte des difficultés que j’ai rencontrées au début de mes recherches pour établir une confrontation avec le public.
7 -Profiter de cette exposition personnelle pour informer l’opinion publique, d’une manière ou d’une autre, au sujet de la situation des prisonniers politiques en Argentine (répression, torture).
8 - Pouvoir faire, à partir de l’expérience de cette exposition, un bilan de ma démarche, tiré des conclusions de la confrontation avec le public, affirmer ou corriger quelques-unes de mes hypothèses, établir des liens plus étroits avec d’autres artistes intéressés, voir le chemin à suivre soit dans mon travail individuel soit dans un travail commun avec d’autres. (Je rappelle aussi les avantages d’ordre publicitaire et économique dont la galerie qui me représente serait bénéficiaire.)
Sur la base de l’analyse qui précède, des contradictions énoncées et de mes intentions, je me déclare incapable de prendre une décision pour accepter ou refuser l’invitation de M. Lassaigne. Ne voulant pas que quelqu’un d’autre décide à ma place, je choisis de me soumettre au hasard une fois communication faite de mes réflexions aux personnes qui ont bien voulu se rendre au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris ce samedi 1er avril à onze heures.
M. Jacques Lassaigne, conservateur en chef du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, responsable de l’invitation qui m’a été formulée d’exposer dans les salles du musée.
Mlle Contensou, conservateur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, collaboratrice de M. Lassaigne.
Mme Denise René, directrice de la galerie Denise René à Paris, qui a un contrat d’exclusivité sur mes œuvres.
M. Cruz-Diez, artiste représenté dans la galerie Denise René.
Mme Martha Le Parc, représentant la partie familiale.
M. Gérard Fromanger et Merri Jolivet, président et vice-président du Salon de la Jeune Peinture.
MM. Alain Jouffroy et Otto Hahn, critiques d’art pouvant informer, si nécessaire, les milieux artistiques.
MM. Matieu et Rédélé, pouvant informer, si nécessaire les états généraux des artistes plasticiens qui auront lieu à Paris au mois de mai.
En présence des personnes citées et de moi-même, une pièce de monnaie sera lancée par un enfant. Si la pièce tombe sur le côté face, la proposition de M. Lassaigne de faire une exposition de mes œuvres au mois de juin de cette année dans le musée d’Art moderne de la ville de Paris sera acceptée. Si c’est le côté pile qui sort, l’invitation sera refusée.
Un acte sera dressé et signé par tous les assistants à la réunion.
À Paris, le 1er avril 1972.
J.L.P.
(Conscient de ses contradictions en tant qu’artiste chercheur dans une société capitaliste)
Observations :
Je sais bien que cette manière de répondre à la proposition de M. Lassaigne n’est pas la solution idéale. Pourtant, dans les circonstances présentes, j’estime que c’est celle qui convient le mieux. Sur le plan personnel, elle reflète la situation ambiguë de compromis et contradictoire dans laquelle se trouvent les artistes pour communiquer avec leur milieu social et aider à sa transformation.
À des niveaux différents, ma position d’aujourd’hui est celle de tous ceux qui, faisant partie du milieu artistique, essayent dans la mesure de leurs possibilités de dénoncer les incohérences et les contradictions afin de provoquer des changements. Ceux qui sont amenés à prendre des décisions sur le fait d’accepter ou non la participation à un salon, de se soumettre ou non à une interview, d’approuver une édition, une vente, ou tout simplement le fait d’aller proposer leurs œuvres à une galerie d’art.
On pourra m’objecter que ma situation privilégiée par le fait d’avoir un certain renom international et de compter sur l’appui économique de la galerie Denise René me permet des attitudes comme celle que je prends aujourd’hui. C’est possible mais, pourtant, un risque réel existe.
Je n’ai pas intérêt à ce qu’on voie dans mon geste un simple comportement esthétique ; je veux qu’il soit considéré comme un moyen (parmi d’autres) d’attirer l’attention sur les problèmes qui nous concernent et sur la situation artistique actuelle dont nous sommes tous responsables.
Note :
La réunion s’est tenue avec la présence de toutes les personnes plus haut citées.
Après la lecture du texte et au moment où l’enfant va lancer la pièce de monnaie, M. Lassaigne intervient pour manifester son désaccord avec ce procédé.
Cela donne lieu à une discussion d’environ deux heures parmi les assistants à la réunion.
M. Lassaigne est disposé à retirer l’invitation afin d’éviter que ce soit la pièce de monnaie qui décide.
Au moment où la pièce de monnaie va être lancée par l’enfant, M. Lassaigne et Mlle Contensou quittent le lieu de la réunion.
La pièce de monnaie est lancée en l’air par l’enfant.
Elle tombe sur le côté pile.
En conséquence, l’invitation de M. Lassaigne est refusée.
Sauf M. Lassaigne et Mlle Contensou, tous les assistants signent comme témoins un acte. Mme Denise René signe avec la remarque suivante : "Pas d’accord avec les lois du hasard"
Une série de questions furent posées à plusieurs artistes ayant participé au fonctionnement et aux actions du FAP (Front d’artistes plasticiens). Les différents apports ont été publiés en mars 1975 sous le titre « Que se lève l’aube radieuse des artistes » dans le n° 7 du Bulletin paroissial du curé Meslier.
Voici mon apport à ce travail. Je participe à ce travail, initiative du curé Meslier, en espérant que la confrontation des opinions des différents intéressés nous amènera à une connaissance mutuelle un peu plus approfondie et ensuite à une rencontre réelle où la confrontation continuera ; et surtout qu’il soit possible d’en dégager les éléments communs de base susceptibles de faire avancer la lutte contre l’arbitraire dans notre milieu. En ce qui concerne le FAP, j’étais dès le début solidaire de ses actions, parce que le FAP a été à l’époque un mobilisateur des artistes et à travers lui les principaux problèmes qui nous concernent ont été posés. Évidemment, son action la plus remarquée a été la mobilisation contre l’exposition Pompidou.
J’étais invité à participer à titre individuel et en tant qu’ex-membre du Groupe de recherche d’art visuel ; dans les deux cas j’ai refusé de participer, solidaire avec le refus des artistes. La mise en cause de l’organisation de l’exposition Pompidou par le FAP a été positive non seulement par la présence physique et pacifique des opposants au moment du vernissage qui a déclenché la répression policière, mais aussi par l’analyse critique qui a été faite collectivement de sorte qu’au moment du vernissage chaque artiste avait pris position en connaissance de cause. Le système de sollicitations individuelles des organisateurs de l’exposition était détruit car le problème était devenu collectif. Un autre aspect important de la tâche développée par le FAP a été celui des États généraux des artistes plasticiens. Les États généraux ont posé le problème de l’artiste, de son travail, de son rapport avec la culture, de son rapport social et surtout de sa dépendance vis-à-vis de ceux qui détiennent le pouvoir dans notre milieu. À travers les États généraux, les artistes ont posé le problème du rapport avec les officiels, mais ceux-ci n’ont pas cherché le dialogue. Ils sont restés et restent sur leur position de pouvoir de décision non partagée : les critiques d’art sont des critiques ne concédant jamais dans leurs publications un droit de réponse, les salons avec leur commission directive font leur choix sans consulter les exposants, les lieux officiels dits d’avant-garde (ex. : le CNAC et ARC) font leur programme d’exposition au bon désir des directeurs, les circuits commerciaux basant leurs activités sur le bénéfice économique, la CAVAR continue à traquer les artistes, etc. Si les artistes sont laissés dans l’ignorance, il en est de même du public. Les expositions officielles, on pourrait les faire à porte fermée, sans chercher l’alibi du public, en invitant seulement les critiques d’art, les marchands, les collectionneurs et les officiels de l’art, le résultat serait le même. En ce qui concerne les initiatives qui ont pour objectif de constituer un marché parallèle, elles sont positives dans la mesure où elles posent le problème du marché de l’art et dans la mesure où elles ne sont pas prises pour des solutions absolues et applicables à tous les artistes. Une diffusion différente aura plus de sens si la production commence à être différente.
On ne peut pas questionner les circuits de diffusion et de commercialisation de l’art d’une façon efficace, si on ne questionne pas la production artistique qui passe par une confrontation entre les peintres sur leur travail personnel. Chaque fois qu’il y a des initiatives dans ce sens cela a été très difficile. En général les artistes n’ont pas l’habitude d’une confrontation avec le public ; on attend passivement le verdict des critiques d’art, des marchands, des collectionneurs, des officiels de l’art, etc. En ce qui concerne mon travail personnel, je ne peux pas dire qu’il me satisfait totalement, mais je le fais dans le contexte actuel. Il fait partie de mes recherches individuelles. C’est ma profession et c’est aussi ma façon de gagner ma vie. Dans des conditions différentes (société socialiste), j’imagine une tâche plus intéressante à caractère collectif, ouverte vers les masses. Cela n’a pas empêché qu’en toute occasion j’ai lutté contre la mystification qui est faite autour de l’art, soit à titre personnel, ou de préférence en me liant avec d’autres peintres ; cette lutte prenait différentes formes : analyses critiques du rôle de l’artiste dans la société, recherches personnelles ou collectives au niveau du rapport avec le spectateur en cherchant à créer des rapports directs, sans intermédiaires culturels et avec des moyens contrôlables, utilisation des capacités professionnelles au service d’une contre-information, au service des luttes populaires, travaux réalisés particulièrement sous forme collective, les exemples les plus caractéristiques sont l’Atelier populaire d’affiches en mai 68 et America Latina no Official à la Cité Universitaire, qui dénonce l’oppression, la répression et la torture et montre les luttes populaires d’Amérique latine.
On peut se demander quel est le rapport entre mes recherches formelles individuelles ou collectives et ma participation à des travaux collectifs avec des images figuratives (salons de la Jeune Peinture) telle que : la mine, la torture, le travail, etc. Je répondrai que, quoique l’aspect des travaux soit différent, la démarche est la même : il y a les échanges d’opinion, les analyses collectives... Dans l’actualité il n’y a pas une recette d’artiste-révolutionnaire applicable à tout le monde. Et même les productions, les comportements, des actions qui sont positives dans un contexte peuvent devenir négatives dans un autre. Il n’y a pas de formule de salut dans l’absolu. Il y a des artistes qui axent leur production sur des thèmes politiques, mais qui ne sortent pas du circuit du marché de l’art, et qui vendent leurs tableaux aussi chers que les miens, géométriques, tout en faisant l’apologie de l’art de dénonciation, mais en restant isolés, dans une attitude individualiste, en ne participant jamais aux actions collectives contre l’arbitraire dans notre milieu. Vu la pénurie des initiatives positives dans notre milieu, en rapport avec les luttes, il ne faut pas privilégier l’une au détriment des autres. Il faut se méfier des querelles stériles. Quand certains groupes deviennent très exigeants, ils se réduisent ; alors c’est facile d’avoir des positions intransigeantes si on est seul, mais on ne mobilise personne, on n’a aucune incidence dans notre milieu. Il faut tenir compte des possibilités et des réalités.
Julio Le Parc, décembre 1974.
Sept ans après la dissolution du GRAV, une exposition rétrospective fut organisée en Italie. Un livre sur le GRAV fut édité à l’occasion en 1975. Dans ce livre, les ex-membres du GRAV donnèrent leurs réponses individuelles à des questions formulées par Luciano Caramel, organisateur de l’exposition. Voici les quinze questions de Caramel et mes quinze réponses.
Caramel : Quelles ont été pour vous les raisons les plus importantes qui vous ont amené, avec les autres cofondateurs, à créer le GRAV en 1960 ?
Julio Le Parc : Briser l’isolement, chercher la confrontation permanente, partager l’aventure de la recherche, tenter le travail collectif, démontrer qu’on pouvait avoir une attitude différente de celle à laquelle on a été conditionné.
C : Quel a été, selon vous, votre apport spécifique le plus significatif à l’activité du GRAV entre 1960 et 1968 ?
JLP : Mon obstination à pousser le Groupe vers des réalisations vraiment collectives en l’éloignant de l’idée : Groupe = addition de personnalités.
C : Quelles ont été, sur le plan de votre travail individuel, les conséquences principales de l’activité commune au sein du GRAV ?
JLP : Du fait de la confrontation, du fait d’une sorte d’émulation à l’intérieur du Groupe, j’avais des éléments d’appréciation plus vastes et mon travail individuel a eu une évolution plus active.
C : Quelles étaient les éventuelles et les plus importantes critiques que vous adressiez au GRAV pendant son existence ? Quelles étaient les éventuelles et les plus importantes divergences entre votre position personnelle et celle commune au Groupe ?
JLP : Les critiques que j’adressais au GRAV lors de son existence : pas assez de travail en commun, pas assez de confrontations, pas assez d’imagination et d’efforts pour les choses collectives, pas assez d’audace, trop de peur du risque, trop de peur du ridicule, trop de respect pour les conventions, trop de lenteur, d’être assez souvent en retard sur les événements.
Mes divergences avec les positions communes au Groupe ? J’étais solidaire, dès le départ, de toutes les activités du Groupe, de toutes ses prises de position, de tous ses textes.
C : Quelles ont été, d’après vous, aujourd’hui, les raisons réelles de la dissolution du GRAV ? Quel est, aujourd’hui, votre avis à propos de la dissolution elle-même, de son déroulement et de ses modalités ?
JLP : Les raisons ont été données avec l’acte de dissolution et dans les textes de quatre de ses membres en 1968. Vu d’aujourd’hui, le GRAV, avant sa dissolution, était devenu un poids mort et coupé de la réalité.
C : En général, quel est, actuellement, sept ans après sa dissolution, votre jugement sur le GRAV ?
JLP : Le même que j’ai fait à l’occasion de sa dissolution. En dehors des appréciations superficielles des critiques et historiens d’art, le GRAV a été, dans le contexte social et dans le milieu culturel pendant son existence, une expérience positive (malgré ses contradictions) qui a eu des prolongements par la suite.
C : En vous rapportant à l’expérience vécue à l’intérieur du GRAV, quels ont été, selon vous, les résultats les plus positifs du travail en commun ? Quelles ont été ses difficultés les plus importantes ? Et ses limitations principales ?
JLP : Les résultats les plus positifs ont été ses prises de position écrites (« Assez de mystifications » 1961 et 1963, « Propositions générales » 1961, etc.) et, d’autre part, les réalisations collectives (Labyrinthes, Salles de jeux, Sorties dans la rue, etc.).
Les difficultés les plus importantes ? Concilier les intérêts individuels avec l’intérêt du Groupe, composer pour établir un équilibre entre les différences de ses membres, différences de situations économiques, de disponibilité, de volonté pour le travail en commun, d’invention, etc.
Ses limitations principales ? Se voir inscrit dans un courant esthétique et n’avoir pu, directement, en s’élargissant, obtenir une prise dans la réalité.
C : Quel est, aujourd’hui, votre jugement sur le travail de groupe en général ? Considérez-vous qu’il soit souhaitable ? En quel sens ? Dans quelles limites ? Dans quel but ?
JLP : J’ai toujours cru au travail en groupe. J’y crois encore. Il est souhaitable pour une confrontation ; pour des échanges ; pour une mise en commun de la capacité de conception, de réalisation, pour mener à bien des démarches collectivement et il est souhaitable surtout, le travail en groupe, inscrit dans la réalité avec l’intention de la changer.
Dans le contexte social actuel et surtout dans notre milieu, on n’est pas en groupe chaque fois qu’on le désire et un travail de groupe ne peut pas être fait individuellement. Le but immédiat, en chaque occasion, a été de sortir de l’isolement individuel dans lequel notre milieu nous confine et dans lequel on peut être facilement manipulé par les détenteurs du pouvoir culturel.
C : Après la dissolution du GRAV en 1968, quels ont été les prolongements dans votre activité de l’expérience que vous avez eue au GRAV ? En particulier, avez-vous réalisé des travaux en commun ? De quel genre ? Avec qui ?
JLP : Au moment de la dissolution du Groupe, je disais : « En dépit de mon accord avec sa dissolution, je crois plus que jamais à une démarche collective... » Autrement dit, j’ai été d’accord pour dissoudre le Groupe pour pouvoir travailler en groupe. Je ne l’ai pas fait en exclusivité. J’ai continué ma recherche individuelle. Mais depuis la dissolution du GRAV en 1968 jusqu’à présent, je n’ai pas cessé de participer à des démarches collectives ; soit pour approfondir les analyses théoriques, soit pour entreprendre des réalisations en commun, soit pour combattre les arbitraires du milieu artistique, soit en me solidarisant activement avec la lutte des peuples latino-américains, etc.
Cela fait déjà sept ans et en ce laps de temps, j’ai fait d’avantage d’expériences collectives que pendant les huit années d’existence dans le GRAV À mon grand regret, parmi ces innombrables activités, démarches et réalisations collectives (il faut dire que dans la plupart des cas, la participation était anonyme), je n’ai pas trouvé mes ex-compagnons du GRAV, sauf une fois, mais malheureusement (quatre des ex-membres) ils étaient de l’autre côté, du côté du pouvoir.
De toutes ces expériences, avec des motivations et des gens différents, j’ai tiré un enseignement très utile qui m’incite à être partant chaque fois qu’une nouvelle occasion de travail collectif se présente, si ce n’est pas moi qui la provoque.
C : Après la dissolution du GRAV, vous, comme d’ailleurs les autres ex-membres du Groupe, vous avez totalement, ou du moins en partie, cessé de vous intéresser à l’art cinétique. Est-ce que cela ne tient qu’à des raisons contingentes ou s’agit-il d’un changement qui, à la lumière des expériences réalisées par vous-même et par d’autres, se serait produit dans votre opinion sur les possibilités du mouvement dans l’art visuel ?
JLP : Quand un certain nombre de nos recherches, dénaturées par certains critiques d’art, deviennent « Art cinétique » ou « Art lumino-cinétique et ou « Op Art », etc., c’est naturel de perdre tout intérêt à ces classifications. Comme toutes les autres classifications esthétiques, elles s’appuient sur les apparences, laissant de côté le sens de la démarche, ses origines, son implantation dans le milieu artistique, ses correspondances dans le social, ses prolongements. Bien que dans certains cas, l’apparence de mes réalisations (individuelles ou collectives) ne soit pas différente de ce qu’on appelle « Art cinétique », je trouve qu’elles ont un lien très étroit dans la façon d’appréhender un problème, d’analyser ses possibilités, de situer ses variations, de tirer les conclusions et d’enchaîner.
C : Quel sens et quel but assigniez-vous pour votre part, à l’époque du GRAV, à l’opération artistique ? En particulier, quelles possibilités et fonctions pensiez-vous qu’elle pouvait avoir à l’intérieur du contexte social ? Aujourd’hui, sept ans après l’expérience du GRAV, vos opinions ont-elles changé ? En quoi, principalement ? Et, si cela s’est produit, à quelles raisons attribuez-vous votre changement ?
JLC : Par une intention de démythifier l’art, de décomposer son fonctionnement, de théoriser notre travail, on a posé un certain nombre de problèmes. Notre point de départ, c’était nous-mêmes. Tels que nous étions conditionnés pour faire de l’art d’une certaine façon dans un milieu donné.
À l’époque, nos idées étaient refusées. Aujourd’hui, elles sont monnaie courante, et dans la plupart des cas, dépourvues de leur contenu initial. Elles ont été quand même développées positivement, sans besoin de prendre obligatoirement un aspect esthétique. Dans ce sens, et sans se donner beaucoup d’importance, on peut dire que même dans la situation contradictoire où nous débattions, le GRAV a eu un rôle particulier, rôle assez méconnu jusqu’à présent.
Mes opinions vis-à-vis du rôle du GRAV lors de son existence, étaient utiles pour poser, par des analyses, attitudes et réalisations, un certain nombre de problèmes concernant l’artiste dans la société actuelle, n’ont pas changé. Elles ont plutôt évolué avec les nouvelles situations, avec un comportement de lutte dans notre milieu, inexistantes à l’époque du GRAV, avec une vision plus politique et réaliste de la situation actuelle.
C : Quels ont été, à votre avis, les rapports du GRAV avec la tradition constructiviste et concrétiste ? Quels ont été les points de contact les plus substantiels ? Et les différences les plus sensibles ?
JLC : Avant la fondation du GRAV, les courants appelés constructivistes et concrétistes étaient en perte de vitesse. C’était le règne de l’informel, de l’art tachiste, de l’abstraction lyrique, etc. Courants encouragés par la mystification du milieu (critiques, historiens, marchands, officiels de l’art, etc.). C’était devenu d’un tel obscurantisme et d’une prolifération tellement exagérée partout dans le monde, que pour nous, les courants constructivistes ou concrétistes, avec leurs recherches précises, nous ont paru une base, un point de départ.
Personnellement, les points de contact ont été pour moi, déjà vers 1945 à Buenos Aires, la connaissance des activités et la production du « Groupe Art concret-Invention » qui se réclamait du matérialisme dialectique et qui avait soulevé des problèmes en travaillant avec des formes géométriques simples et avec des couleurs pures. Par la suite, les contacts les plus utiles ont été pour moi les textes de Mondrian, son œuvre, celle d’Albers, la connaissance de l’œuvre en blanc et noir de Vasarely, ses textes et mes rapports personnels (bien que sporadiques) avec lui ainsi qu’avec Vantongerloo.
Les divergences sont venues très vite dès que l’on a commencé à travailler sérieusement. On critiquait, d’une façon constructive, tous les artistes constructivistes de ne pas mener plus loin le détachement vis-à-vis de l’œuvre produite, d’être trop attachés à l’organisation de la surface en base à une composition plus ou moins libre, et qu’en dernier recours, avec des formes géométriques, le comportement « créateur » était le même que celui des autres artistes travaillant avec des formes irrégulières.
C : Quels ont été les résultats de vos rapports avec les autres groupes de recherche travaillant dans le domaine de l’art visuel dans les années 60 et avec les autres artistes opérant dans la Nouvelle Tendance ?
JLC : Les résultats ont été positifs, les rapports amicaux, mais pas toujours faciles. Au niveau de la Nouvelle Tendance, l’expérience a été très stimulante. Il y a eu une reconnaissance et une affirmation mutuelle et assez fraternelle de nos existences et de nos recherches ; chose qui ne se produisait pas avec les autres artistes cinétiques des années 55 (Agam, Tinguely, Soto, Bury, etc.). Le pas a été tenté d’aller plus loin sur une base de confrontation permanente et de prise de décisions démocratiques entre les participants de la N.T. Les projets ne manquaient pas mais nous n’avons pas été plus loin que la présentation à Paris au musée d’Art décoratif. Ce musée était à l’époque (1964) dirigé par M. Faré qui, fait exceptionnel, nous a laissés organiser l’exposition de la N.T. comme nous l’entendions.
Comme d’autres activités, cette manifestation, assez complète et bien représentative de la N.T., est venue trop tôt dans un milieu artistique bien parisien, hostile et rétrograde.
C : Pouvez-vous établir une comparaison, en soulignant les affinités et les divergences entre les principes méthodologiques du travail de groupe concernant le GRAV et ceux des autres groupes qui opéraient parallèlement ?
JLC : L’affinité la plus grande, je crois, était avec le groupe « T » de Milan, qui était composé d’une façon assez homogène et qui développait des recherches avec des éléments nouveaux (eau, air, etc.) en incorporant le mouvement et la lumière. Le groupe « N » de Padoue était aussi assez proche de nous mais plus attaché au côté théorique. L’« Equipo 57 », composée d’Espagnols travaillant anonymement à Paris, développait une recherche sur la surface et le volume selon un système d’organisation qui le caractérisait ; les divergences avec eux venaient de ce que nous donnions priorité à l’aspect visuel de nos recherches, laissant un peu en arrière le système conceptuel, qui était quand même pour nous une base de contrôle. Le groupe « ZERO » n’était pas vraiment un groupe de travail, le nombre de ses composants variait d’exposition en exposition et dans l’ensemble, c’était plus un état d’esprit qui les unissait qu’une recherche partagée.
C : Avez-vous d’autres remarques qu’il vous paraît utile d’ajouter, à l’occasion de cette première exposition rétrospective du GRAV ?
JLC : J’ai été d’accord pour la réalisation, après sa dissolution, de cette première exposition « historique » du GRAV, à condition que les organisateurs obtiennent l’unanimité parmi les ex-membres. Étant donné que le GRAV n’existe plus, quelques ex-membres ne peuvent pas exposer de force ceux qui ne le veulent pas, avec l’alibi d’une exposition historique du GRAV et, moins encore, exposer leurs œuvres et prétendre représenter le GRAV en totalité. N’importe qui, même avec un faible degré d’honnêteté, peut le comprendre. À l’époque du GRAV, avec le système de majorité simple, chaque membre pesait sur les décisions et si nous n’étions pas d’accord avec la majorité, on pouvait s’abstenir ou développer son idée à titre individuel ou, à la rigueur, démissionner. Actuellement, aucun des ex-membres ne peut démissionner rétrospectivement du GRAV Chacun de nous peut donner sa vision du GRAV mais sans prétendre que ce soit la seule et véritable. C’est pour cette raison que j’ai insisté pour qu’à cette occasion, la brochure préparée par le GRAV sur le GRAV en 1968 soit la base de la présente publication. De même, j’ai été d’accord pour qu’à travers le présent questionnaire, chacun de nous puisse donner maintenant, sept années après sa dissolution, quelques observations personnelles sur le GRAV et ses problèmes.
Un regret: qu’à l’occasion de cette exposition, il ne soit pas possible–à cause de certaines oppositions–de reconstituer l’une des expériences collectives du GRAV et que l’on reste à une addition de recherches individuelles.
1975
Que représente aujourd’hui Duchamp pour vous ? Appartient-il au passé de l’art ?
Duchamp, parmi d’autres, a constitué le soubassement de ma formation de peintre. Pour moi, il ne bouchait pas l’horizon.
Il était là à l’intérieur des livres sur l’art, où comme toujours les «experts» avaient fait leur rangement en lui trouvant une place dans l’histoire de l’art moderne. Fallait-il s’attarder sur ces ouvrages ? Fallait-il laisser Duchamp ou d’autres prisonniers de ces pages ?
Était-il suffisant de regarder des reproductions ? Fallait-il accommoder mon regard, pour comprendre Duchamp, en me bourrant la tête de ces explications, de ces analyses, de cette surenchère des spécialistes ?
Duchamp a mis en cause l’institution culturelle en dévoilant le rôle déterminant de ceux qui ont le pouvoir de décider ce qui est, ou ce qui n’est pas de «l’art» (directeurs de musées, des salons, marchands, critiques d’art, collectionneurs, etc.).
D’abord il les a provoqués ; par exemple: l’envoi d’un urinoir au Salon des indépendants de New York en 1917. Ensuite cette provocation a été hissée au rang «d’acte artistique», et l’urinoir est devenu objet d’art sacralisé par l’institution culturelle.
La mystification que Duchamp mettait au jour il y a soixante ans est toujours d’actualité.
Un geste de provocation, s’il n’a d’autres suites que la revendication individuelle, est facilement assimilable et neutralisable par les détenteurs du pouvoir culturel.
Par contre s’il s’élargit en décomposant le milieu culturel, en signalant les différents intérêts de ce milieu, en désignant l’existence d’un pouvoir dominant et la manipulation des dominés, en créant les conditions d’une prise de conscience collective, en établissant des liens avec la réalité sociale et les luttes sur différents fronts ; ce geste acquiert une réelle portée et il devient difficilement récupérable par les tenants du pouvoir culturel.
Julio Le Parc, octobre 1976
Réponse à Connaissance des Arts
J’ai depuis toujours été attiré par le travail en groupe. À l’époque où j’étais étudiant, je participais activement aux mouvements revendicatifs et luttais contre l’arbitraire du système d’enseignement, analysant avec mes compagnons notre formation et notre situation en relation avec le panorama de l’art moderne. Par la suite, installé à Paris, j’ai participé à la formation du GRAV et à tout ce qu’il a réalisé collectivement. Après sa dissolution, mon intérêt pour le travail collectif n’a pas décru, au contraire. Le travail collectif effectué avec des groupes différents a eu des résultats divers selon les circonstances, les objectifs et les modes de réalisation. Dans la plupart des cas, la participation était anonyme.
1. Analyses collectives du rôle de l’artiste d’aujourd’hui, discussions en groupes, discussions publiques, rencontres entre artistes comme celles de La Havane (voir Appel) ou celles organisées par le FAP (Front des artistes plasticiens), etc.
2. Lutte dans le milieu culturel et mobilisation d’artistes comme lors du boycottage de la Biennale de São Paulo en 1969, alors que la répression s’intensifiait au Brésil ; « Non à l’exposition Pompidou », pendant laquelle un grand nombre d’artistes, invités ou non, dénoncèrent la manipulation des artistes par les fonctionnaires officiels de l’art, pour une opération de prestige au service du pouvoir en 1972 et qui se termina par l’intervention de la police lors de l’inauguration ratée de l’exposition ; dénonciation du chantage exercé par la CAVAR (sorte de caisse de retraite qui poursuit les artistes pour les obliger à cotiser, allant même jusqu’à confisquer leurs outils de travail sans contrepartie) et occupation de lieux d’exposition officiels pour exiger leur élimination.
3. Recours aux capacités professionnelles, que ce soit pour soutenir des luttes locales (atelier populaire de confection d’affiches, « Secours Rouge des peintres ») ou des luttes populaires d’Amérique latine (manifestation « Amérique latine non officielle », etc.) sous forme de travaux graphiques ou d’organisation de l’espace lors d’expositions destinées à dénoncer l’oppression, la répression et la torture en Amérique Latine. Et aussi, dans d’autres cas, utilisation du prestige et de la reconnaissance de mon travail.
4. Réalisations de travaux collectifs : Une expérience conçue en commun avec Fromanger et Merri, dans laquelle le spectateur est réalisateur, grâce à son imagination et aux éléments mis à sa disposition (matériel de dessin, papier, journaux, revues, ciseaux, etc.), de cartes postales à envoyer à des personnalités ou pas, du monde entier (Nixon, Mao, fiancée, professeur, fils, Pie XII, prisonnier politique, Cassius Clay, etc.). Au fur et à mesure qu’elles naissent, ces images ainsi produites sont projetées en grand format dans la salle de jeux de mon exposition de Düsseldorf.
– Travaux collectifs à partir d’un album de photos de famille de la veuve d’un mineur mort dans un accident au fond de la mine, avec 15 de ses collègues, en 1970. Comme dans de nombreux autres cas, la cause de l’accident n’était pas la fatalité mais bien l’exigence du rendement maximum pour obtenir des bénéfices maximum, au détriment de la sécurité des mineurs. Ce travail collectif comportait : un album de photos imprimé en offset, un autre plus grand en sérigraphie, ainsi qu’un ensemble de 16 tableaux. Ont participé à ce travail collectif : Aillaud, Arroyo, Biras, Chambaz, Fanti, Fromanger, Gradas, Le Parc, Mathelin, Merri-Jolivet, Pancino, Rancillac, Rieti, Rougemont, Sarrazin, Schlosser et Spadari. Il a été exposé à Paris dans différents endroits et dans la région minière du nord de la France.
– Plusieurs travaux collectifs avec les étudiants de la faculté d’art, en 1973 et 1974, lorsque j’étais chargé de cours. Certains directement sur les murs de la faculté, sur des thèmes relatifs à la vie de la faculté et aux luttes qui y avaient lieu à ce moment-là. Un autre en deux parties, sur le thème du travail. L’une comportant 16 tableaux en noir et blanc, relatant les vicissitudes de la vie et du combat d’un ouvrier, et l’autre de 5 tableaux sur le thème de la déshumanisation du travail (des mains en blanc, noir et gris). Ces travaux furent exposés à Paris et en province, notamment au congrès de la CFDT (Confédération fédérale démocratique du travail).
– Travail collectif du Groupe Denuncia (Gamarra, Le Parc, Marcos et Netto) en 1972, sur le thème de la torture, réalisé en 7 tableaux blanc, noir et gris de 2 x 2 m, qui servirent de soutien à la campagne de dénonciation de la torture comme méthode de gouvernement dans les pays latino-américains.
– Réalisations collectives de la Brigade internationale de peintres antifascistes constituée en 1975 à Venise et composée de : Balmes, Basaglia, Boriani, Eulisse, Cueco, Gamarra, Le Parc, Marcos, Netto, Nunes, Perusini, Pignon-Ernest, Van Meel. Cette brigade a réalisé trois travaux collectifs. Le premier, de 12 mètres de large sur le port de Venise, pour appuyer le boycottage du transport maritime vers le Chili de Pinochet par les ouvriers du port. Un deuxième, à Athènes, dans le cadre du Congrès international de solidarité avec le Chili, et un troisième de 20 mètres de large a été réalisé à Paris à la demande du musée de la Résistance Salvador Allende.
– Travaux collectifs réalisés par le collectif de peintres antifascistes, par exemple : celui de la fête du PSU (Parti socialiste unifié) sur le thème « un monde à détruire, un autre à construire », réalisation sur place d’une série de panneaux mobiles que les participants ont ensuite promenés dans toute la fête ; en mai 1976, le collectif a confectionné une grande banderole de 10 mètres de large, sur le thème du « Centre d’Art Pompidou » et l’a fait défiler avec les travailleurs lors de la manifestation du 1er Mai à Paris. Le collectif se compose de : Bézard, Bouvier, Brandon, Colin, Counil, Derivery, Dupré, Fromanger, Lazar, Le Cloarec, Le Parc, Matieu, Netto, Perrot, Picart, Riberzani, Vegliante, Vignes, Yvel et Dego.
Ce genre de travail collectif exige une volonté, une disponibilité et une capacité de travail qu’il n’est pas toujours facile d’avoir ; cela pose à chacun le problème de sa propre relation avec la recherche et le travail personnel. Le travail collectif en soi n’est pas une garantie de bons résultats, mais dans la monotonie du panorama artistique où le quotidien se nourrit de disputes entre les différentes tendances esthétiques et de combats individuels pour réussir, le fait de travailler en commun pour quelque chose de positif, en dépit des déficiences et des nombreuses difficultés, réconforte. À travers lui se posent toutes sortes de problèmes, comme la relation entre la réalité sociale et la réalité de la réalisation collective et de son insertion dans la réalité. De là découlent tous les autres aspects relatifs à la manière d’appréhender le travail collectif, la part échue à chacun des participants, le système de décision, la réalisation pratique en commun, le choix du thème, l’opportunité d’une intervention, l’utilisation du résultat, la façon dont il est perçu, son efficacité ou non selon l’objectif fixé, etc.
Julio Le Parc, Paris, novembre 1976
Question n° 1
Peut-on encore aujourd’hui parler du mythe de l’art comme d’une sorte de religion ayant une élite d’adeptes ? du mythe de la liberté d’expression, sans voir les limites étroites dans lesquelles l’artiste travaille ? du mythe de l’artiste comme surdoué ? du mythe de l’œuvre d’art comme produit unique, surévalué, défiant le temps, du mythe d’un public ignorant, incapable d’apprécier l’art de son temps ? Peut-on encore croire en l’acte créatif, produit d’une révélation soudaine, d’une inspiration subite qui met l’artiste en transe, transmettant ainsi ses messages utiles et impondérables ? L’attitude créatrice n’est-elle pas non seulement la descente quotidienne au fond de soi-même, mais aussi la confrontation avec la réalité de tous les jours et avec la société en évolution ? Est-il logique, comme on l’affirme habituellement avec un certain cynisme, qu’un artiste doive aujourd’hui consacrer 50 % de son temps de travail à la production de son œuvre et le reste à faire sa propre publicité, pour essayer d’atteindre ce petit noyau de gens qui comptent dans le monde de l’art ? Les querelles intestines entre tendances à l’intérieur du milieu artistique, sans réelle confrontation, non seulement entretiennent l’individualisme proverbial des artistes, les opposent les uns aux autres, laissant ainsi le champ libre à ceux qui détiennent le pouvoir de décider ce qui est artistiquement bon ou non ? Que cache la succession de plus en plus rapide de modes artistiques qui s’excluent les unes les autres ? Un jeune artiste doit-il obligatoirement se jeter dans la course aux tendances pour chercher du nouveau, de l’original à tout prix ? De quels centres internationaux, par quels moyens de diffusion et à quelles fins les nouvelles modes artistiques arrivent-elles partout dans le monde comme des mots d’ordre ? Et pourquoi se reproduisent-elles à toute vitesse ? Pourquoi l’opinion publique a-t-elle l’impression que l’art contemporain, l’art d’avant-garde est déroutant, confus, incompréhensible ? Les nouvelles formes d’expression et les nouvelles techniques seraient-elles garantes d’un art nouveau ? Est-il possible que l’ensemble des artistes représente une masse informe, manipulable, de laquelle le pouvoir culturel extrait ce qui est utile à sa survie en ignorant le reste ? Les officiels peuvent-ils continuer à penser que les artistes sont si individualistes et obtus qu’il serait dangereux de les faire participer collectivement à la gestion de la culture ? Est-il acceptable que la situation actuelle de l’artiste (surtout les jeunes) soit la dépendance totale en ce qui touche la diffusion et la confrontation de son travail, tant dans les lieux d’exposition publics ou privés que dans les moyens de communication ? Est-il juste que l’artiste se sente toujours l’obligé du directeur de galerie, du collectionneur, du directeur de musée, du critique d’art ou du réalisateur d’émissions de radio ou de télévision, etc., qui a bien voulu faire « un petit geste » pour lui ? Peut-on affirmer que l’histoire de l’art qui se forge tous les jours soit restée objective, impartiale, informative, sans interprétations ni valorisations abusives ? Qui se charge de la sélection dans le milieu de l’art ? Selon quels critères ? quels intérêts ? Pourquoi un artiste qui vend est-il mieux considéré qu’un autre qui ne vend pas ? Peut-on admettre le critère de certaines galeries d’art selon lequel un bon tableau est un tableau qui se vend ? Peut-on admette que c’est en fin de compte aux nantis qu’il incombe de décider ce qui est bon ou non en matière d’art ? Un artiste devrait-il aspirer de nos jours à ce que son œuvre soit surévaluée sur le marché de l’art, qu’elle vaille des millions et termine enfermée dans les résidences des acheteurs, quand ce n’est pas dans leurs coffres-forts ? Est-ce un hasard si, imprégnés de cette situation, de nombreux artistes conçoivent leurs œuvres avec une seule obsession : arriver à les vendre ? Ne faudrait-il pas établir des relations étroites entre organisateurs officiels, artistes, public et autres catégories sociales ? Ces nouvelles relations ne faciliteraient-elles pas la création d’une nouvelle donne pour la création artistique, sa diffusion et la manière dont elle est reçue ? Ne pourrait-on pas appliquer d’autres méthodes de sélection pour les expositions, les activités culturelles, les commandes et les achats officiels, etc., que celles utilisées par les « spécialistes », si l’on veut engendrer une réelle responsabilité collective de tous les intéressés ? Pourrait-on imaginer une politique culturelle qui ne tienne pas compte des modèles qui monopolisent les centres internationaux, qui n’entre pas dans la compétition pour la suprématie internationale, ne se laisse pas influencer par les pressions gouvernementales, ne prenne pas en compte les intérêts du marché de l’art, ne s’appuie pas uniquement sur les jugements esthétiques de ses exécutants, etc. ? En un mot comme en mille, une politique culturelle non élitiste, fondée sur une information non partisane et la plus objective possible de la création contemporaine ? Une telle politique ne permettrait-elle pas une floraison de la culture, si l’on considère que la richesse culturelle réside dans l’hétérogénéité fébrile de diverses conceptions et tendances artistiques en confrontation permanente et en relation directe avec le public ?
Question n° 2
Peut-on encore affirmer :
– Que l’art latino-américain est un et indivisible ? – Qu’il est l’apanage historique des civilisations précolombiennes ? – Qu’il utilise aujourd’hui des signes extraits de l’imaginaire de ces civilisations ? – Que certains peuples le reproduisent dans leur artisanat ? – Qu’il est la représentation des indigènes ? – Qu’il tient sa place dans les confrontations internationales ? – Qu’il raconte les luttes populaires ? – Qu’il se vend bien ? – Qu’il s’intègre à un combat ? – Qu’il reproduit localement les canons des modes internationales ? – Qu’il tente de refléter le monde industriel et technologique ? – Qu’il triomphe à l’étranger ? – Qu’il est l’art des peintres naïfs ? – Qu’il respecte les normes académiques ? – Qu’il se crée sa propre avant-garde ? – Que certaines tribus indigènes du Matto Grosso encore inconnues le pratiquent ? – Qu’il défend les valeurs établies ? – Qu’il recherche une autre façon de communiquer, etc. ? Toute tentative de définition de l’art latino-américain s’avère aujourd’hui difficile et le résultat d’une telle entreprise serait forcément partial et imprécis. Peut-on considérer figé l’art latino-américain, le traiter comme un cadavre à disséquer pour doctement l’analyser en laboratoire, en prenant ses distances et en toute impartialité ? Bien qu’à la fois légèrement imprécis, mouvant et plein de contradictions, l’art latino-américain est ce qu’il est : le reflet de la réalité convulsive d’un continent où prédominent l’oppression, la répression et la torture comme système de gouvernement. La réalité de l’art latino-américain d’aujourd’hui n’est-elle pas quelque peu abstraite, éloignée de nous ? N’est-elle pas le produit conjugué de la réalité sociale et de ce que nous avons fait ? Nous, les artistes plasticiens, critiques et spécialistes de l’art, gestionnaires officiels ou privés, etc., qui prenons part à cette assemblée ? Pourrions-nous éluder cette responsabilité ? Chacun de nous avons eu et continuons d’avoir une responsabilité dans ce qu’est l’art latino-américain aujourd’hui. Et surtout, une responsabilité encore plus grande dans ce qu’il sera à l’avenir. Car une grande partie des personnes présentes ici occupent des postes clefs de direction du fonctionnement social des arts. Et c’est de ces postes clefs que s’opèrent les valorisations, que se font les choix, s’exaltent certains courants pendant que d’autres sont ignorés ou condamnés. Peut-on nier que la gestion de l’activité artistique de nos villes reproduise les mêmes schémas que les centres internationaux impérialistes ? Qui n’a jamais rencontré dans les grandes villes de notre continent le gestionnaire artistique rétrograde, défendant par principe tout ce qui est académique et s’opposant à tout ce qui est nouveau ; ou le gestionnaire d’avant-garde qui, grâce à ses voyages continuels en Europe ou à New York, se transforme en une tête de pont de l’invasion de ces centres internationaux, s’entourant d’une petite cour d’artistes à promouvoir dans la mesure où ils reproduisent localement l’avant-garde internationale ; ou encore, phénomène plus récent, les gestionnaires-tuteurs, qui manipulent les artistes, créant des groupes artificiellement constitués et les utilisant pour leur promotion personnelle au niveau international, la bouche pleine de mots finissant en « ismes » ? Peut-on croire que ce jargon en « isme » si cher aux critiques apporte quelque chose ? Ne contribue-t-il pas au contraire à maintenir l’artiste dans une situation de rivalité constante avec ses collègues ? Ne le laisse-t-il pas livré à son propre individualisme, vulnérable et susceptible d’être manipulé ? N’est-ce pas ainsi que, un à un, les artistes finissent par constituer une masse informe de laquelle les gestionnaires-tuteurs extrairont les plus « précieux » ? Selon quels critères ? Selon quelles normes ? Et l’acte qui consiste à sélectionner, classer, valoriser ou acheter n’est-il pas en fait un acte de pouvoir ?
Conclusion
Les classes dominantes sont conservatrices. Elles reproduisent localement les schémas capitalistes du pouvoir, imitent le mode de vie diffusé par les centres impérialistes, imposent les critères et les valeurs qui leur sont propres, empêchent le développement de la créativité. Dans presque tous les pays d’Amérique latine, la créativité est combattue par les régimes actuels car elle est synonyme de réflexion, critique, changement et action : pour se perpétuer, ces régimes aliènent les peuples, les maintiennent passifs et dépendants. De l’art, dans le meilleur des cas, ils n’acceptent que ce qui reflète leur vie et les aide à se maintenir au pouvoir, c’est-à-dire un art qui favorise la passivité et la dépendance, un art qui exporte des modèles esthétiques inoffensifs, un art qui s’inscrit dans le système de l’offre et de la demande. Ils dénaturent ainsi la créativité et considèrent l’artiste comme étant à leur service, comme quelqu’un que l’on peut aliéner comme les autres. On peut éventuellement dire que le véritable esprit artistique latino-américain est composé de créativité authentique et d’une attitude conséquente. Cette attitude créative correspondrait à la créativité du peuple qui, bien qu’aliéné, invente constamment de nouvelles formes de lutte pour combattre la répression, détruire les oppresseurs et inventer de nouvelles formes de vie en société. En art, serait créative une attitude permettant, d’une façon ou d’une autre, d’aider les gens à vivre ou à survivre, à rompre les schémas mentaux, à éliminer le conditionnement idéologique, la passivité, la soumission, la peur et à faire sentir la possibilité d’un avenir différent. Julio Le Parc, (Conscient de ses contradictions d’artiste expérimental dans une société capitaliste).
Exposé présenté lors des premières Rencontres hispano-américaines de critiques d’art et d’artistes plasticiens.
Caracas, juin 1978.
La Havane
Interrogations posées lors des Rencontres des arts plastiques de l’Amérique latine et des Caraïbes,
La Havane, 1979.
Voici quelques interrogations abruptes, désordonnées et sans intention agressive, sur la relation entre l’artiste cubain, son œuvre et le peuple, à travers la vente.
Ces interrogations sont posées avec l’unique intention d’établir un dialogue franc et utile entre les artistes et ses responsables culturels cubains.
– À quoi répond la mise en vente des œuvres des artistes cubains ?
– Est-ce qu’elle est faite dans le but de créer un marché intérieur ?
– Est-ce qu’elle est faite pour, grâce à la loi de l’offre et de la demande, établir un système de valorisation différent de celui qui est utilisé par les responsables culturels ?
– En achetant les œuvres, le public cubain va révéler ses goûts esthétiques. Ceux-ci vont se confondre avec ceux des touristes.
– A-t-on prévu la manière de découvrir et d’analyser les raisons de l’achat d’une œuvre d’art, qui crée au fur et à mesure une confrontation collective entre les artistes et le public ?
– Avant que le Fonds et la vente organisée ne soit mis en place, la vente de particulier à particulier n’existait pas ?
– La vente, telle qu’elle se pratique actuellement, a-t-elle été réclamée par les artistes ?
– Est-ce que le développement de ce système de vente peut finir par permettre à l’artiste de vivre uniquement de son art ?
– Pour faire partie de ce système de vente, est-ce qu’il faut être affilié à l’UNEAC (Union nationale des écrivains et artistes de Cuba) ?
– Sinon, pour exposer dans les galeries d’art qui sont des points de vente, faut-il être sélectionné par un jury ?
– Comment ce dernier est-il constitué ? Quels sont ses critères de sélection ?
– Comment les prix de vente sont-ils fixés ?
– Comment sont rétribués les artistes qui ne vendent pas ?
– Est-ce qu’on leur attribue des postes de travail qui ont quelque chose à voir avec leurs dons artistiques ?
– Le critère établi par l’achat du public sera-t-il déterminant ?
– Si c’est ainsi, les artistes qui fabriquent des affiches, des illustrations, des graphiques, etc., pour les organismes d’État, devront-ils mettre leurs œuvres en vente et, s’ils ne vendent pas, seront-ils remplacés ?
– Un artiste qui ne se vend pas devra-t-il changer de métier ?
– Ou y aura-t-il deux critères de sélection : celui du public qui se révèle par l’intermédiaire de l’acte d’achat et l’officiel, décidé par les différents responsables des organismes culturels ?
– Jusqu’à présent, cette sélection fonctionnait-elle de fait ? Un bon artiste était-il automatiquement reconnu et recevait-il des commandes de l’État ?
– À Varadero il y a une galerie d’art du Fonds ; n’importe quel Cubain peut venir à Varadero profiter du soleil et de la plage, le tourisme national et international y est organisé ; est-ce qu’un artiste qui n’expose pas dans la galerie peut vendre directement ses œuvres au public sur les plages et dans les rues de Varadero ?
– Si c’est possible, est-ce que l’artiste doit verser un pourcentage au Fonds ?
– Si la vente a lieu dans l’atelier de l’artiste, est-ce qu’il doit verser une commission au Fonds ?
– Comment est utilisé le pourcentage qui est versé au Fonds ?
– Si l’on considère que la vente est un critère de valeur, la recherche de l’acheteur ne devrait-elle pas constituer une part importante au travail de l’artiste ?
– Est-ce qu’un artiste ne peut pas compenser son manque d’imagination créative par une imagination lui permettant de promouvoir la vente de ses œuvres ?
– Quand ils arrivent sur le marché international, est-ce que les artistes cubains doivent se plier aux mécanismes de fer de l’offre et de la demande ?
– Est-ce qu’au travers de la promotion de l’art cubain au niveau international, on cherche à démontrer les succès de la révolution cubaine et à obtenir la reconnaissance de l’art cubain dans le monde entier ?
– Ou est-ce que le but est tout simplement d’obtenir des devises ?
La Havane, 1979.
Quelques réflexions tirées des premières Rencontres hispano-américaines des critiques d’art et artistes plasticiens, à Caracas, en juin 1978.
Ces rencontres ont été positives. Elles le resteront tant qu’elles permettront d’échanger des idées, d’analyser
des problèmes actuels, de réfléchir ensemble et d’ébaucher une stratégie commune.
Il est bien normal que, s’agissant de premières rencontres, on ait pu constater certaines lacunes, certaines erreurs dues au manque d’expérience dans l’organisation mais la bonne volonté de tous a permis de résoudre bien des problèmes.
Pour les exposants et les invités spéciaux, le prestig a été le critère dominant de sélection. Toutes les difficultés auraient pu être surmontées, surtout en ce qui concerne les expositions.
Un exemple : la participation vénézuélienne. Elle aurait été le résultat d’une opération en deux étapes.
Premièrement, un appel général aurait été lancé à tous les artistes vénézuéliens désirant participer à la célébration des quarante ans du musée des Beaux-Arts en envoyant une de leurs « petites » œuvres. Toutes ces œuvres auraient été exposées telles quelles. À partir de cette première exposition, on aurait pu opérer quatre sélections distinctes : les organisateurs auraient choisi dix artistes ; les critiques d’art, dix autres ; les exposants eux-mêmes, dix également et le public venu visiter cette exposition, encore dix. À partir de là, on aurait pu imaginer une série d’activités permettant un vrai débat lors de réunions publiques, s’aidant pour ce faire des moyens de communication.
Ce simple exemple montre que si on le veut vraiment et en utilisant les moyens dont disposent certains organismes, il est possible de mettre en pratique d’autres systèmes de sélection différents de l’habituel, ce qui laisse à un petit groupe la responsabilité de classifier, sélectionner, valoriser et promouvoir. Ces nouveaux systèmes permettent à tous les intéressés d’agir de manière responsable.
J’aurais également une critique à formuler quant aux invités spéciaux. Il y avait une telle disproportion entre les artistes invités et les critiques d’art que j’ai entendu quelqu’un rebaptiser ironiquement l’événement de Premières Rencontres hispano-américaines des critiques d’art et de quelques artistes plasticiens.
On a pu aussi observer que parmi les quelques artistes invités, rares sont ceux qui ont pris la parole durant les réunions générales. Ceux qui l’ont fait ont pourtant été les seuls à tenter de faire passer le débat du plan théorique, des digressions esthétiques ou des réclamations personnelles aux vrais problèmes actuels du quotidien qui montrent vraiment ce qu’est l’art hispano-américain d’aujourd’hui.
De toute façon, je n’ai pu assister à des prises de parole directes et efficaces qu’en dehors des réunions générales, que ce soit autour de tables de travail, dans les forums ou autres réunions. Telles qu’elles étaient organisées et bien qu’elles aient été modifiées, les réunions générales avaient gardé un côté cérémonie officielle, avec leur comité directeur, leurs participants privilégiés quant au droit de parole, leur programme un peu confus, leurs micros qui obligent ceux qui parlent à faire de petits discours, etc.
Le fait que les invités aient été sélectionnés sur le critère du prestige implique l’absence de gens de valeur pas encore « prestigieux », ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu d’éléments positifs parmi les sélectionnés. À mon avis il y en a eu et bon nombre d’entre eux étaient prêts à une confrontation loyale qui n’a pas toujours eu lieu.
Le problème de l’art hispano-américain d’aujourd’hui dont il s’est agi durant ces rencontres est très complexe et nous savons tous qu’il n’y a pas de solution miracle et qu’il est inutile d’espérer qu’une révolution à caractère socialiste nous l’apporte.
L’important, c’est de trouver pour chaque situation un début de solution qui permette de commencer à créer les conditions d’un changement plus radical.
Pour en revenir aux rencontres, il était indispensable tout d’abord de rompre le schéma rigide, formel, académique, d’une réunion de gens prestigieux, durant laquelle chaque critique d’art fait un discours magistral qui reflète bien l’image que l’on attend de lui et où les rares artistes invités ne sont là que pour écouter les doctes interventions des critiques d’art.
Il s’agissait ensuite pour nous de prendre la responsabilité du contenu de ces rencontres et de leur déroulement. Pour éviter autant que possible tout effet de rhétorique, il fallait préciser les thèmes réels et actuels et d’une certaine manière endosser la responsabilité de ce qu’est et de ce que sera l’art hispano-américain.
Une fois cette responsabilité établie et avant de la répartir en détail, il a fallu définir la situation de l’art hispano-américain. Schématiquement on peut dire qu’il est comme il fonctionne. Et en général, dans les sociétés capitalistes, il est le reflet du fonctionnement des centres européens et nord-américains desquels il dépend. Et comme la culture est un instrument de pénétration, tout comme l’économie ou l’armée, le pouvoir que détiennent les centres impérialistes fait que l’échelle de valeurs qu’ils imposent soit acceptée passivement comme normes universelles.
La production des artistes hispano-américains est donc conditionnée, d’une part, par les critères esthétiques des centres internationaux (New York, Paris, etc.), d’autre part, par le système de distribution de l’art. Ce système, basé sur la loi de l’offre et de la demande, utilise l’art comme courroie de transmission de l’idéologie de la classe dominante. Ce système détermine en grande partie comment l’art doit être conçu, son contenu et comment on doit le consommer.
La dernière tâche de ces rencontres consistait, après toutes ces journées d’exposés, d’analyses et de discussions, à concrétiser quelques suggestions, surtout celles à caractère pratique. Bien que noyées dans les derniers discours, ces suggestions existent. Il ne faut cependant pas se faire trop d’illusions sur leur application. Mais le fait qu’elles existent peut mettre en marche une mécanique qui ouvre d’autres horizons à l’art hispano-américain.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’énumérer ici toutes ces suggestions car je pense qu’elles sont publiées ailleurs dans cette revue.
Succinctement, elles se réfèrent :
– à une attitude différente des artistes qui développent leur indépendance créative en luttant contre l’arbitraire du système de sélection ; en se regroupant, ils peuvent concevoir d’autres activités liées à la créativité populaire ;
– à une attitude différente des critiques d’art, pour que la critique ne fonctionne plus seulement à partir des schémas des centres internationaux mais qu’elle développe ses propres méthodes d’analyse en accord avec la réalité sociale hispano-américaine. Pour que cette critique intervienne au sein d’une vraie confrontation sans discrimination de tendances, pour qu’elle aide à inventer des mécanismes favorisant la manifestation de l’opinion populaire ;
– à une attitude différente des gestionnaires publics et privés (directeurs de musées, responsables d’organismes culturels, etc.) pour que, dans une certaine mesure, ils partagent leur pouvoir de décision avec tous les intéressés, permettant ainsi de nouvelles formes de communication dans le domaine de l’art, ainsi qu’une diffusion vivante, détachée des critères élitistes, sélectifs et de prestige ;
– à une attitude de lutte contre toute forme de censure et pour une liberté d’expression totale, dénonçant les régimes répressifs fascistes ou à tendance fasciste, en Espagne et en Amérique latine.
Tous les participants à ces rencontres ont, d’une manière ou d’une autre, la possibilité de soutenir toute initiative allant dans le sens de ces suggestions, de créer les conditions pour que de nouvelles formes de conception de la création, dotées d’un autre sens social, puissent être expérimentées.
Le point de départ est la lutte contre l’arbitraire qui émane du pouvoir culturel qu’exercent en harmonie le public et le privé ; ce pouvoir monopolise les moyens de diffusion et se base sur des systèmes de sélection qui génèrent une compétition artificielle et conditionnent le monde de l’art.
Sans prétendre apporter des solutions définitives, on peut, pour chaque cas particulier, avancer des idées simples mais efficaces susceptibles d’être adoptées par un grand nombre de gens concernés. Les résultats de leur mise en pratique permettront de distinguer, parmi les responsables culturels, ceux qui sont disposés à promouvoir des changements de ceux qui veulent garder leurs privilèges.
Parmi ces derniers, on retrouvera ces personnalités des arts plastiques, fascisants, pro-yankees, réactionnaires et opposés à tout changement. Ceux qui profitent de la notoriété qu’ils ont acquise en occupant des postes importants dans le public ou dans le privé, en écrivant dans des publications à grand tirage ou qui ont acquis un certain prestige grâce à une de leurs œuvres, etc. Des personnalités qui se mettent en avant par des déclarations, des méthodes propres, en falsifiant la réalité dans leur intérêt.
Je pense que la commission qui a été créée pour organiser les deuxièmes rencontres est qualifiée, dans les circonstances actuelles, pour le faire correctement. Je pense qu’elle pourra, à partir de l’expérience positive des premières rencontres : premièrement, établir une plate-forme de base pour situer les problèmes de l’art hispano-américain dans leur réalité, en relation avec les différentes situations culturelles, politiques et sociales des différents pays ; deuxièmement, à partir d’un large consensus, établir des normes claires pour la constitution, le fonctionnement et le rayonnement des deuxièmes rencontres.
Ainsi, les deuxièmes rencontres pourront faire quelque chose de positif pour, d’une part, soutenir tout ce que les Hispano-Américains peuvent faire pour trouver leur identité en luttant contre la dépendance ; d’autre part, être un vrai point de départ d’une commission coordinatrice hispano-américaine de critiques d’art, d’artistes plasticiens, de gestionnaires officiels et privés ainsi que de toute personne intéressée. Cette entité aurait un plan d’action précis de lutte contre l’arbitraire du système actuel de diffusion, contre la pénétration culturelle des métropoles européennes et nord-américaines, contre le mimétisme, etc. ; pour une identité culturelle hispano-américaine qui est forcément liée à l’identité que recherchent les peuples hispano-américains au travers de leurs luttes de libération.
Août 1978.
Alors que vous êtes latino-américain, vous avez choisi de travailler à l’étranger. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Vers les années cinquante, les villes importantes d’Amérique latine étaient, en ce qui concerne les arts plastiques, des sortes de colonies culturelles qui dépendaient des centres internationaux et particulièrement de Paris. La création locale était presque toujours une prolongation, plus ou moins nuancée, des tendances artistiques parisiennes. Les normes de valorisation et le système de diffusion des arts plastiques correspondaient aussi à ceux qui se pratiquaient en Europe.
Pour un jeune artiste comme moi à l’époque, les échos déformés qui arrivaient jusqu’à moi de ce qui se passait en Europe dans le domaine des arts plastiques n’étaient pas suffisants. Ma curiosité naturelle et un fort désir de confrontation directe m’ont poussé vers Paris en 1958.
J’ai donc plongé dans cette réalité et y ai découvert ses mystifications. Après quoi j’ai pu y évoluer avec mes caractéristiques propres, celles d’un jeune homme venu du nouveau monde, à un moment où la création artistique s’universalisait.
Je n’ai pas coupé les ponts avec l’Amérique latine. Au contraire, pendant toutes ces années j’ai eu beaucoup de contacts avec la création latino-américaine. La situation politique de mon pays a fait que, d’exilé volontaire, je suis devenu exilé forcé. En 1973, j’ai pensé que, sans abandonner Paris, je pourrais me réintégrer peu à peu à Buenos Aires. Les événements politiques en Argentine en ont décidé autrement.
À votre avis, quelle est la relation entre le travail de création artistique que les Latino-Américains développent en Europe et celui qui a lieu en Amérique latine ?
Dans la mesure où la création de l’artiste latino-américain est authentique, où qu’elle s’exerce, elle aura une incidence sur le milieu et donnera lieu à une confrontation normale. Il est vrai que beaucoup de peintres latino-américains travaillent les yeux fixés sur ce qui se fait dans les centres internationaux qu’ils idéalisent ; c’est ce qui m’arrivait à moi quand je vivais en Amérique latine. Et il est possible que la même chose arrive à l’inverse aux artistes latino-américains qui vivent en Europe. Bien que nous ayons une vision plus globale de l’Amérique latine, nous courons le risque d’idéaliser ce qui s’y passe ; en outre, notre sentiment de culpabilité nous pousse à imaginer que le seul fait qu’une œuvre artistique soit créée en Amérique latine lui donne plus d’authenticité, d’originalité, de force et de capacité à transformer la réalité. Ce n’est pourtant pas toujours le cas, puisque certains artistes latino-américains vivant en Europe abandonnent tout esprit critique et se laissent totalement inféoder aux modèles des centres internationaux, particulièrement New York ces dernières années.
Comment peut-on renforcer les liens culturels notamment dans le domaine des arts plastiques, entre l’Europe et l’Amérique latine ?
Ces dernières décennies, New York a tout fait pour imposer ses artistes sur la scène internationale, instaurant ainsi son hégémonisme mondial. Hégémonisme dans le domaine des arts plastiques mais dans tous les autres aussi, depuis que les États-Unis ont découvert que la culture pouvait être une arme de pénétration et de domination aussi efficace que les autres.
Il s’agit pour nous de consolider, développer, intensifier les liens culturels entre l’Europe et l’Amérique latine, dans un climat de respect mutuel, afin de rompre la suprématie de New York sur les systèmes de valorisation ; une suprématie qui dévalorise la création non seulement latino-américaine mais aussi européenne.
Quelles seraient les initiatives les plus favorables à l’émergence, au niveau international, de nouveaux critères de valeur qui prennent en compte la création latino-américaine et qui favorisent le développement des potentialités de cette création ?
Pour que ceci se produise il faudrait combattre le monopole des États-Unis sur les systèmes de valorisation internationales et changer ces systèmes. Pour ce faire, il faudrait multiplier les initiatives qui facilitent les relations entre créateurs du monde entier, établissent une confrontation loyale, permettent la coexistence de plusieurs critères et donnent au public non spécialisé l’occasion d’exercer une critique populaire. Ceci permettrait aux créateurs de tous les pays d’être moins subordonnés aux valeurs en cours internationalement, des valeurs établies par le marché de l’art ; ceci permettrait aussi une plus grande diversité de tendances surtout si ces initiatives sont soutenues par une politique culturelle détachée elle aussi des influences du marché de l’art ; le tout rendant possible une création insérée dans sa propre réalité et libérée de l’obsession de vendre.
1981.
Ce texte a été présenté aux Rencontres d’intellectuels pour la souveraineté des peuples de notre Amérique. Casa de las Americas (Maison des Amériques), La Havane, septembre 1981.
L’Amérique latine est un continent qui lutte à la fois contre la pénétration politique, économique et militaire de l’impérialisme américain, et contre son désir d’y utiliser la culture comme arme de domination.
Les vieux schémas de fonctionnement culturel hérités de la vieille Europe y retrouvent toute leur vigueur et les moyens de communication de masse, aidés par l’accélération de la communication en général, s’avèrent l’instrument idéal pour propager directement ou subrepticement l’idéologie et le mode de vie impérialiste.
Dans le domaine des arts plastiques, qui est le mien, on peut clairement observer avec quel succès l’impérialisme s’efforce de contrôler tous les organes valorisateurs au niveau international. En sorte que la production de ses artistes, surévaluée, occupe en permanence le devant de la scène.
En ce qui concerne les arts plastiques dans notre monde occidental d’aujourd’hui, on ne peut pratiquer une politique rigide de protectionnisme à niveau national, comme cela se pratique avec d’autres produits, car il n’est pas indispensable que les produits artistiques des centres internationaux arrivent sur place : il suffit que la diffusion des nouveautés passe les frontières sous forme d’information pour que le système culturel local, qui fonctionne sur le modèle des centres internationaux, les adopte par mimétisme. Peu importe que ces produits soient bons ou non. Dans la mesure où les artistes du monde entier développent une authentique recherche investigatrice et créatrice en respectant les limites des paramètres des arts plastiques, leur apport est parfaitement valable. Ce qui ne l’est pas, c’est l’usage, la manipulation qui en sont faits, la valorisation artificielle et exclusive des détenteurs du pouvoir chargés de valoriser au niveau local et international.
Je pense que l’isolement, donc l’ignorance de ce qui se fait dans le reste du monde, n’est ni souhaitable ni possible pour les arts des pays d’Amérique latine ; un isolationnisme tourné vers le passé à la recherche d’une hypothétique identité nationale ; un isolationnisme qui, tout en conservant son actuel système de sélection et de valorisation, y ajoute ses propres critères détachés de la réalité locale ; un isolationnisme qui exalte de manière chauvine tout ce qui est national selon l’intérêt de la classe dominante ; un isolationnisme rétrograde qui renvoie aux vieux académismes ; un isolationnisme qui rejette la confrontation internationale rejetterait aussi toute confrontation interne.
J’ai noté, au cours de rencontres avec des groupes de jeunes artistes de plusieurs villes d’Amérique latine, une méfiance, justifiée d’ailleurs, envers l’art des centres internationaux. Je leur ai signalé que pourtant, dans ces centres, de jeunes artistes comme eux luttent en permanence contre un milieu hostile où la diffusion de l’art, hors du marché privé, est dirigée par des technocrates dans leur grande majorité sourds, insensibles et étrangers à leurs problèmes.
S’il faut bien évidemment résister à la pénétration culturelle qui exporte les nouveautés et les normes de valeur, il faut aussi établir un contact avec tous ceux qui, dans le monde entier, pensent d’une manière ou d’une autre à créer des conditions pour une condition artistique différente.
On ne peut pas poser le problème de l’art latino-américain en termes esthétiques. Il faut aujourd’hui, contre vents et marées, soutenir la pluralité des tendances. Il existe en Amérique latine une multitude de tendances, appliquées avec plus ou moins d’authenticité. Il est très risqué et aléatoire d’en qualifier certaines de progressistes ou de révolutionnaires et d’autres de rétrogrades au service de la classe dominante.
La création artistique n’a pas une valeur intrinsèque défiant le temps et s’étendant à toutes les latitudes. Mais le problème, c’est qu’il y a des gens bien décidés à ce que leurs normes de valorisation soient universelles et indiscutables. D’autre part, certaines œuvres ou tendances artistiques que l’on peut qualifier pour le moment de positives sont considérées et classifiées par la classe dominante pour ce qu’elles ont de plus superficiel. Elles restent donc inscrites dans « l’histoire contemporaine de l’art » pour ces mauvaises raisons ; leur apport et tout ce qui va contre les intérêts de la classe dominante sont neutralisés. Ainsi dévitalisées, ces œuvres ou tendances artistiques finissent par faire partie du patrimoine exclusif de la classe dominante qui dicte ses normes d’appréciation et indique au public comment il doit se situer par rapport à elles.
Ce n’est pas un hasard si face à ces œuvres, l’attitude du public est presque toujours d’infériorité, de passivité et de dépendance ; elles accentuent encore sa soumission à l’ordre établi, inhibent son jugement personnel, endorment sa créativité naturelle, l’isolent dans la contemplation individuelle, lui ôtant ainsi toute possibilité d’intervenir dans ce qui lui est présenté comme de l’Art avec un A majuscule et qui lui est complètement étranger.
On peut rencontrer ce mécanisme de manipulation du monde artistique dans toutes les manifestations culturelles et avec des résultats encore plus concluants dans d’autres secteurs que les arts plastiques, comme dans la presse, la radio, le cinéma ou la télévision. Ces moyens de communication ne servent plus seulement à freiner les impulsions naturelles de l’Homme à développer sa personnalité, mais, habilement manipulés, ils se convertissent en canaux privilégiés de pénétration mentale, promouvant, jour après jour, une attitude de résignation face aux injustices de ce monde, présentées comme inévitables et naturelles. Ils inculquent ainsi le mode de vie presque inaccessible des classes dominantes locales qui n’est guère que le reflet du mode de vie des classes dominantes au niveau international.
La corrélation entre le système général d’oppression utilisé au niveau international et celui appliqué localement est évidente. Cette même corrélation existe dans le domaine de l’art et de la culture.
Bien que mille fois rabâchées, il n’est pas inutile de rappeler ces généralités ; cela peut en effet permettre d’identifier plus précisément les moyens et d’y résister en établissant un registre de tout ce qui se fait dans ce sens. Par exemple, à côté du réalisateur de télévision ou de cinéma qui élabore un produit faussement anodin au service de l’idéologie de la classe dominante, il existe des gens dans cette profession qui, malgré les mécanismes de fonctionnement rigides de ces médias, essaient d’introduire dans leur travail créatif des éléments de réflexion destinés à réveiller le sens critique du spectateur, préparant ainsi le terrain pour des changements de société plus radicaux.
Il en est de même pour les arts plastiques. Partout dans le monde, on a pu noter ces dernières années des quantités d’attitudes, de comportements, de réalisations et de combats allant dans le sens d’une vision nouvelle du savoir-faire artistique. De même qu’il existe une internationalisation par le haut des normes de valorisation et des valeurs de la part des centres impérialistes, il doit y avoir une internationale qui unisse à la base les producteurs de tous les pays, qui luttent contre l’arbitraire dans le monde des arts plastiques et contre l’hégémonisme des États-Unis. La participation à ce combat d’artistes latino-américains, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Amérique latine, a été importante.
Il reste à établir un registre analytique de tout ce qui a été réalisé dans ce sens. Faire connaître ces expériences, leurs succès comme leurs erreurs, est probablement bien plus utile pour les nouvelles générations d’artistes que les incalculables livres sur les avant-gardes fondés sur des critères « esthétiques » et répondant aux normes de valorisation internationales.
Selon moi, la situation actuelle des arts plastiques est une chaîne où se trouvent le producteur et son produit, celui qui diffuse et ce qui est diffusé, celui qui consomme et ce qui est consommé, et dont le point clef est la « valorisation ». Cette valorisation se trouve entre les mains d’un petit nombre de gens chargés de séparer le bon grain de l’ivraie dans l’art, de diffuser ce qu’ils ont choisi ; l’œuvre élue va prendre toute sa réalité sociale par le truchement de l’acte d’achat du collectionneur ou par la sacralisation accordée par les officiels de l’art dans ses lieux privilégiés : salons, expositions internationales, lieux publics, musées, etc. Le public est exclu de tout cela, à peine comptabilisé par les entrées dans certains musées, considéré dans le meilleur des cas comme un amateur bien intentionné mais impuissant, sans aucun poids dans l’histoire des arts plastiques ; suspecté d’être un inculte à qui ne plaisent que les tableaux de bazar, qui se moque de l’art d’avant-garde ou tout simplement l’ignore, le considérant généralement comme hostile et incompréhensible, à mille lieues de ses préoccupations quotidiennes.
De même que la valorisation au niveau international détermine les goûts esthétiques au niveau mondial selon l’évolution des modes artistiques, au niveau local, la valorisation minoritaire détermine ce qui se fait localement avec une soumission plus ou moins égale selon le degré de mimétisme aux critères internationaux. Or c’est précisément là que l’on peut créer un espace dans ce système fermé qui exclut toute autre valorisation que la sienne.
On peut proposer une infinité d’initiatives et exiger leur mise en pratique, avec les deniers de l’État notamment, pour développer une politique culturelle différente par le biais d’une large confrontation qui permette de multiples valorisations et jette de nouvelles bases pour la création artistique.
La création, comme tous les aspects de la vie sociale, doit être l’affaire de tous et ne pas être déléguée à un petit groupe, qu’il s’agisse de créativité, de valorisation ou d’insertion sociale.
Dans nos sociétés ayant adopté le système capitaliste, il faut absolument rompre le légendaire individualisme des artistes pour qu’ils puissent réfléchir en groupe sur la place qu’ils occupent dans la société, sur le système de création, de valorisation, de diffusion et sur la fonction sociale de leur travail. Ils auront ainsi une incidence collective sur leur propre milieu et pourront dénoncer ce qui leur semble arbitraire, adopter des comportements susceptibles de transformer le système culturel, en s’unissant à des groupes progressistes d’autres disciplines pour coordonner leurs efforts vers le changement.
Ainsi, lors d’activités aussi ordinaires que les salons, les achats et commandes publiques, les sélections nationales, les expositions officielles, etc., on pourrait exiger une participation directe des artistes, des critiques, des spécialistes de l’art, des officiels et du public en général, par l’intermédiaire d’un système de sélections multiples et de valorisations en perpétuelle confrontation, qui laisserait son sédiment dans un échange constant d’opinions, de réflexions, de critiques constructives, de franc dialogue. Tout ceci permettant d’établir de nouvelles bases d’appréciation de la création artistique à responsabilité partagée et de créer de nouvelles relations entre tous ceux qui sont concernés par l’art. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra étendre la création, dans sa nouvelle forme, à un public plus populaire.
Il s’agirait dans un premier temps de ne plus considérer le spectateur comme un être passif, dépendant, sans importance, mais au contraire comme un être vivant dans une réalité à transformer, quelqu’un capable d’observer, de réfléchir, de comparer, d’agir, un être social à même de se forger une opinion ensemble avec les autres protagonistes, d’appréhender les problèmes et d’y apporter des solutions.
C’est de là que vont surgir les bases de l’identité latino-américaine. Elle ne peut pas être décidée par décret, ni par des voies académiques, ni même par les avant-gardes révolutionnaires. L’identité culturelle latino-américaine est une tâche du présent et du futur. C’est le problème de tous dans la mesure où pourraient se développer dans tous les domaines les énormes capacités créatives de l’homme latino-américain que ni les dictatures les plus atroces, ni l’oppression de l’impérialisme ne parviennent à détruire. Cette identité culturelle existe implicitement et prend en compte tout ce qui a été fait et qui, d’une manière ou d’une autre, a aidé à préserver les aspirations populaires à une autre forme de vie en société et de vie tout court dans notre Amérique latine.
Pour terminer mon exposé, j’aimerais suggérer quelques mesures concrètes telles que la réaffirmation et la généralisation de ce qui s’est fait et continue de se faire tous les jours dans notre domaine des arts plastiques, et qui concourt modestement aux efforts quotidiens de l’authentique latino-américain dans son combat. Citons notamment :
– de nombreuses prises de position face aux injustices sociales, soutien aux causes humanitaires, défense des droits de l’homme et des peuples, solidarité avec les justes aspirations populaires ;
– des attitudes ponctuelles face à l’arbitraire dans notre milieu culturel et des comportements destinés à changer le système qui régit le fonctionnement des arts plastiques ;
– un emploi des capacités professionnelles au service de causes précises liées aux luttes populaires ;
– une recherche sérieuse, investigatrice et créative à l’intérieur des paramètres des arts plastiques ;
– des attitudes ouvertes débouchant sur un travail interdisciplinaire et collectif, lié à la réalité sociale.
Et pour conclure, je ferai une proposition plus concrète à la « Casa de las Americas », qui, je pense, ira dans le sens de créer un large front latino-américain d’intellectuels et d’artistes. La Casa de las Americas a été et reste le centre d’une activité culturelle bouillonnante, lieu de rencontres, d’échanges et de réalisations qui ont donné une nouvelle physionomie au fait culturel latino-américain. Sa valeur et son importance pour les créateurs latino-américains et la diffusion de leurs œuvres ne sont plus à démontrer.
Nous sommes nombreux à souhaiter voir se multiplier les Maisons des Amériques sur notre continent et même en Europe. Nous y voyons l’instrument idéal de diffusion des créations latino-américaines. Cette initiative permettrait de développer et d’intensifier la connaissance mutuelle de ce qui se fait dans de nombreux domaines de la créativité. En ce qui concerne l’Europe, elle nous aiderait à resserrer les liens avec les éléments dynamiques de la culture européenne.
Même si cela peut paraître utopique, imaginons donc la création de toutes ces Maisons des Amériques. Je proposerais, comme base de départ, la formation, au sein de la Casa de las Americas cubaine, d’un large comité formé de créateurs de différentes disciplines, latino-américains ou non, dont les fonctions et la composition resteraient à déterminer.
En plus d’être à cause de leur formation investis officiellement de la représentation de la Casa de las Americas, les membres de ce comité seraient les coordinateurs de toutes les initiatives locales, chargés de conjuguer leurs efforts pour que se crée sur place, à défaut d’une Casa de las Americas locale, tout du moins un centre d’activités gardant l’esprit de la Casa de las Americas. Ils pourraient en même temps se charger de transmettre à la maison-mère tousles apports et les suggestions, initiatives, idées, critiques des créateurs locaux pour les soumettre à l’approbation du comité. Ainsi pourrait-on développer une relation plus étroite de responsabilité partagée et les créateurs de nombreux pays bénéficieraient d’un espace d’intervention directe. Ce comité pourrait se réunir périodiquement, bien évidemment dans la Casa de las Americas de La Havane, mais aussi dans d’autres pays, afin de diversifier les relations avec les créateurs locaux et les institutions concernées, ce qui pourrait donner lieu à des initiatives communes.
Ce travail consoliderait peu à peu des attitudes et des comportements nouveaux, qui eux-mêmes serviraient de base aux échanges et aux conditions nécessaires à la production, la valorisation et la diffusion de la créativité latino-américaine. Tout ceci rendrait possible le développement de la solidarité avec les peuples et pourrait donner naissance à un large front de la culture latino-américaine contre l’impérialisme.
Julio Le Parc, Carboneras, août 1981.
Lors de la conférence sur « Arts visuels et identité en Amérique latine », organisé par le Forum d’art contemporain de la ville de Mexico en octobre 1981, Juan Acha avait présenté fait l’exposé « La culture industrielle et les arts ».
Il est bien évident que l’exposé de Juan Acha est le produit de son activité professionnelle de critique et chercheur et qu’il reflète donc cette réalité-là. Ce commentaire ne peut donc que refléter ce que je suis également : un artiste expérimental dans le domaine des arts plastiques, plongé dans les problèmes auxquels est confronté tout artiste en système capitaliste, insatisfait du système culturel dans lequel il évolue. C’est pourquoi j’ai choisi de commenter cet exposé intitulé : « Les problèmes et les possibilités de nos arts savants ».
J’aimerais que mon commentaire ne se perde pas en considérations générales mais qu’il présente quelques idées qui permettent d’éclairer un peu les problèmes qui nous concernent et d’envisager des solutions.
J’essaierai donc d’éviter la polémique sans pour autant tomber dans l’acceptation aveugle des thèses de Juan Acha, bien que je sois d’accord sur de nombreux points, ce qui ne m’empêchera pas de demander des éclaircissements et parfois même de me lancer dans la controverse.
La situation actuelle de ce que Juan Acha appelle les arts « savants » serait due au fait que l’art basé sur une esthétique particulière (de la Renaissance) aurait une signification intrinsèque qu’il suffirait de changer pour changer la situation. Il ne faudrait pas oublier que, selon l’usage que l’on en fait, l’art peut être manipulé au service des intérêts de la majorité démographique. Si, dans les livres, on peut faire abstraction du contexte réel pour déterminer les valeurs intrinsèques et immuables d’une œuvre d’art (si tant est que cela soit possible), on ne peut ignorer le fait que celui qui est valorisé, ainsi que son système de valeurs, a des connexions bien réelles avec le monde qui l’entoure et avec une certaine idéologie.
La relativité de la valeur d’une œuvre d’art et sa fonction sociale sont des faits connus ; une même œuvre peut être utilisée, dans certaines circonstances, de façon réactionnaire, dans d’autres, faire partie du patrimoine révolutionnaire.
Juan Acha parle de la définition occidentale de l’art et d’une attitude « non objectuelle » qui englobe certaines tendances actuelles : les conceptualismes, ambiances, expressions corporelles, vidéos, films artistico-visuels et projections diverses. À mon avis, en valorisant une attitude non conceptualiste pour redéfinir l’art occidental, Juan Acha se lance dans une voie incertaine : celle de la lutte de tendances, qui considère que dans le domaine de la création artistique, une nouvelle base esthétique serait la panacée à laquelle devraient adhérer tous les artistes qui cherchent le chemin de l’identité nationale en accord avec les intérêts de la majorité démographique. Une attitude « non objectuelle » n’est absolument pas la garantie d’une absence de prétention à faire des « œuvres géniales et exclusives dépositaires de la structure artistique ».
Quant à la fétichisation, que Juan Acha considère inhérente aux objets, je ne vois pas pourquoi la production qu’il appelle non objectuelle y échapperait. Pourquoi une vidéo ne serait pas un objet de fétichisation comme peut l’être une sculpture ou un tableau ? De quelle manière un objet non objectuel échapperait-il aux différentes valorisations nationales ou à une « répercussion mondiale ». Comment n’entrerait-elle pas dans le jeu de la nouveauté au niveau international ?
Les classifications énumérées par Juan Acha comme exemple d’art non objectuel sont intrinsèquement liées à ce qui, internationalement, se nomme art d’avant-garde, et est plus ou moins à la mode. Quand on incorpore la durée à cet art non objectuel, il perd sa qualité d’objet ; dans la plupart des cas, il s’instaure un rituel proche des cérémonies d’initiation avec tout ce qu’elles ont d’« incantatoire » ; le spectateur est soumis à des normes ésotériques préétablies.
Juan Acha a raison quand il critique de manière acerbe le comportement de l’artiste « savant », « presque comme une autruche ». Ses critiques sont justes sans aucun doute, et elles pourraient l’être encore plus si on en ajoutait d’autres, aussi dures voire plus, sur les autres protagonistes responsables du monde des arts plastiques : outre l’artiste lui-même, ce serait le critique d’art, le marchand d’œuvres d’art, le fonctionnaire officiel des arts, le collectionneur.
Si l’on relit les critiques de Juan Acha sur les artistes, en changeant tout simplement le mot artiste par celui de critique d’art et vice versa, la corrélation est parfaite.
Par exemple, page 11 : « En général, son ego surdimensionné empêche le critique d’art d’accepter que les artistes lui signalent des erreurs ou des bizarreries dans sa production. Ils estiment qu’ils sont les seuls autorisés à parler d’art et sont habituellement furieux si nous osons occuper une tribune qui leur revient de droit. »
Page 12 : « En général, nos critiques d’art optent pour l’isolement le plus rétrograde, gardent la tête dans le sable (se comportent quasiment comme des autruches) et sont donc soumis aux idées reçues... »
Page 12 : « Car il est évident que nos critiques d’art, dans leur grande majorité, sont au service du capitalisme ou des classes dominantes... »
Page 11 : « D’une manière ou d’une autre, nous considérons que les problèmes principaux de nos critiques d’art sont les suivants : méconnaissance de la réalité sociale dans laquelle nous travaillons, absence de contacts avec les gens du peuple et de relation dialectique entre la théorie et la pratique. Ce qui conduit donc inévitablement notre critique d’art “savant” à se fonder sur l’empirisme et l’intuition », etc.
À la relation « production-distribution-consommation » décrite par Juan Acha comme « l’aspect décisif du phénomène socio-culturel qu’est l’art sous toutes ses formes », à mon avis, il manque une composante décisive, qui est la valorisation. Cette relation me semblerait plus complète comme ceci : production-valorisation-distribution-consommation.
La valorisation est le moment clef qui fait que la production existe socialement pour que puisse commencer le processus de distribution (ou de diffusion) qui culminera par la consommation.
Ceci, dans notre monde des arts plastiques, nous introduit les principaux protagonistes et leurs fonctions :
L’artiste : qui produit une éventuelle œuvre d’art ; produit une marchandise en puissance.
Le critique d’art : qui établit une valorisation esthétique ; aide ou non à ce que le produit artistique pénètre le marché de l’art.
Le marchand d’œuvres d’art : influencé dans ses goûts personnels par le critique d’art, investit dans ce qu’il croit beau pour le diffuser, fait du commerce et spécule sur la production artistique.
Le gestionnaire officiel (directeur de musée, commissaire de biennales, membre de jury, chargé officiel d’achats d’œuvres d’art, etc.), qui utilise des fonds publics pour soutenir et diffuser l’art, qui sacralise le produit artistique, presque toujours après qu’il a été valorisé par la critique et le marché de l’art, qui lui a imposé ses goûts personnels.
Le collectionneur, avec son goût exquis, fait œuvre de mécène ; au bout du compte, dans notre société de consommation, c’est lui qui donne sa valeur au produit artistique puisque c’est lui qui l’achète, s’attribuant ainsi un standing et réalisant, dans la plupart des cas, un investissement.
Le spectateur, lui, reçoit de la production artistique ce qui a réussi à passer par les filtres de la sélection et de la valorisation ; « ignorant par nature », il doit se cultiver pour être à la hauteur de cette production déjà consacrée par les experts ; dans le domaine des arts, tout se passe sans lui ; il ne compte pas puisqu’il n’est qu’un amateur sans pouvoir d’achat (impuissant) dont le rôle est impérativement réduit à la contemplation passive.
Pendant cette conférence, nous nous sommes trouvés en présence de ces protagonistes liés entre eux par des relations professionnelles plus ou moins réciproques de domination et de dépendance, qui constituent, avec les autres protagonistes, une partie du pouvoir culturel ; celui-ci, une fois conjugué aux pouvoirs politiques, économiques et militaires, constitue tout simplement le Pouvoir.
Plus que d’accuser les uns ou les autres d’être la cause de tous les maux dont souffrent les arts plastiques, que ce soit le comportement du producteur artistique ou l’exclusivité de la critique en ce qui concerne la valorisation, il faudrait bouleverser le système culturel qui s’inscrit actuellement dans le système de hiérarchie sociale de la classe dominante de la société capitaliste. Et comme le système capitaliste a une nation leader, les États-Unis, et comme cela fait un moment que cette nation impérialiste a découvert que la culture est une arme de pénétration aussi valable que la politique, l’économie ou l’armée, elle a tendance à contrôler tous les moyens de valorisation des arts plastiques au niveau international, créant une hégémonie en sa faveur.
Et quand ces systèmes de valorisation, avec leurs normes établies, leurs mythes, leurs manipulations, leurs sélections et leurs estimations trouvent un écho plus ou moins déformé en Amérique latine (et même en Europe), on se retrouve dans une situation où le savoir-faire, la valorisation, la diffusion et la consommation des arts plastiques ne font que renforcer cette hégémonie à son propre détriment.
De même que la valorisation exclusive d’un petit groupe dans un centre de production artistique est déterminante pour cette production, au plan international la valorisation surestimée de l’art nord-américain conditionne l’art du monde occidental tout entier.
Comment démanteler un système qui fait croire en la totale liberté de l’artiste, quand en réalité il conditionne toute la profession, imposant des normes tacites, manipulant les artistes et leur production, créant une hiérarchie artificielle, déterminant ce qui est et ce qui n’est pas de l’art, sous-estimant la créativité populaire et l’empêchant de s’exprimer, etc.
Juan Acha a raison, il ne faut pas attendre le socialisme. À son avis il faut dès à présent commencer à imaginer, à inventer et à mettre en pratique, même si c’est encore limité, d’autres relations qui fassent que l’exercice de l’art ne dépende pas de normes internationales et ne soit pas régi par le système actuel.
Sur le plan pratique, pourquoi ne pas adopter plus franchement les attitudes, les comportements et les expériences qui permettraient des changements plus radicaux ?
Ces dernières années, lors de rencontres comme celle-ci, on en a pris le chemin. Bien sûr, les meilleures intentions ne font pas le poids devant la réalité qui est imposée aux artistes et aux critiques. Dans notre milieu, la lutte pour la subsistance n’est pas un vain mot et nous savons bien que la plupart des artistes ne vivent pas de leur art. Et que le système de sélection les oblige à la compétition et à la rivalité permanentes.
Un tel système fonctionne presque comme une loterie, en sélectionnant les meilleurs sur la base de leurs propres normes et en exacerbant l’individualisme proverbial des artistes de manière à les manipuler plus facilement.
Ce travail de transformation ne peut pas être à la seule charge de ceux qui pratiquent les arts plastiques, artistes et critiques, mais on ne peut pas non plus décemment exiger que les marchands d’œuvres d’art qui investissent dans leurs galeries fonctionnent avec une autre optique ; de même qu’on ne peut pas obliger les collectionneurs d’art à arrêter de soutenir un art élitiste. En revanche, on peut exiger que les fonds publics destinés à l’art contemporain, en plus d’être augmentés, soient utilisés sur la base d’autres critères et que ceux qui les gèrent cessent de se plier aux lois du marché de l’art et de se fier à leurs goûts personnels. Avec un peu d’imagination et sans avoir besoin d’énormes moyens, on pourrait mettre en pratique une politique culturelle qui ouvre des perspectives nouvelles, tout du moins dans les pays qui, bien que dotés de régimes capitalistes, fonctionnent en démocratie libérale et où les responsables de la culture sont progressistes. Pour qu’une politique culturelle différente vraiment détachée du système de valorisation actuel organise une ample confrontation, elle devrait par exemple, dans le cas des salons officiels, établir un système de sélections multiples. L’une d’elle pourrait être faite par les artistes eux-mêmes, une autre par les critiques, une autre par les fonctionnaires officiels et une dernière par le public. Les confrontations et les échanges qui auraient lieu dans chaque sélection permettraient l’émergence de critères nouveaux ; une relation plus étroite entre les différents intéressés pourrait s’y établir, créant ainsi des bases d’appréciation nouvelles rendant possible une création artistique différente.
Ce serait la même chose pour les responsables officiels chargés d’une œuvre destinée à un lieu public ; au lieu que ce soit un fonctionnaire qui choisisse l’artiste, on pourrait établir un système de concours de projets, ouvert à tous dans un premier temps ; on laisserait décanter les opinions et jugements comparatifs de tous les intéressés qui s’exprimeraient dans un dialogue ouvert. Le pourquoi et le comment de cette œuvre publique se préciserait peu à peu, au fur à mesure que tous les aspects de son contenu, formes et techniques seraient envisagés. Les utilisateurs de ce lieu public auraient particulièrement leur mot à dire, enrichissant ainsi le débat. La responsabilité du résultat final serait donc partagée.
On pourrait également imaginer des expositions dans lesquelles des œuvres d’art dit « savant » seraient présentées aux côtés de réalisations à caractère populaire ; au moyen d’un sondage d’opinions, on pourrait définir le sens de chacune d’elle et son rôle social. On peut imaginer toutes sortes d’expériences pour établir comment le public perçoit cette œuvre par rapport à ce que l’auteur avait voulu en transmettre, etc.
Dans tous ces cas de figure, le spectateur est considéré, non plus comme un être passif, inculte, dépendant, auquel il faut mâcher le travail de valorisation, mais comme quelqu’un capable d’observer, de comparer, de réfléchir et d’intervenir, en confrontant ses opinions avec celles des autres, tirant ainsi des conclusions communes.
Dans une étape de possible transition, capitalisme-socialisme, il est juste, comme le suggère Juan Acha, de penser à former des forces locales pour lutter contre l’arbitraire dans le domaine qui leur est propre, les arts plastiques en l’occurrence, et préparer le terrain pour des changements plus rapides. En effet, ce n’est pas parce qu’un mouvement révolutionnaire prend le pouvoir que tous les problèmes du monde de la culture se résolvent comme par miracle ; les habitudes et les mentalités ne changent pas du jour au lendemain.
Juan Acha écrit à la page 9 de son exposé : « Nous sommes donc obligés de redéfinir l’art en fonction des intérêts de nos pays respectifs ». Je ne crois pas qu’une redéfinition peut être faite par décret ou de manière académique ou décidée par les avant-gardes nationales révolutionnaires. Dans le jeu dialectique des forces en conflit et les difficultés que doivent affronter ceux qui veulent des changements radicaux, il faut tirer parti d’une conjoncture qui permet d’avancer dans la bonne voie.
Au-delà d’une redéfinition opérée par on ne sait trop qui, au-delà même du désir que l’on peut avoir que les arts « savants » produisent « pour la vie quotidienne de l’homme ordinaire et plus pour les musées, les boutiques ou les collectionneurs » comme le déclare Juan Acha, il faut considérer tout ce qui se fait et tout ce qui pourrait se faire tous les jours sous tous les aspects de l’activité artistique, qui sont notamment :
– De multiples prises de position quant aux injustices sociales, soutien aux causes humanitaires, défense des droits de l’homme et des peuples, solidarité avec les justes aspirations populaires.
– Des réactions précises face à l’arbitraire dans notre milieu culturel et des comportements visant à changer le système qui régit le fonctionnement des arts plastiques.
– Mettre les capacités professionnelles de chacun au service de causes précises en relation avec les luttes populaires.
– Une recherche sérieuse et créative à l’intérieur des paramètres des arts plastiques.
– Des attitudes ouvertes débouchant sur un travail interdisciplinaire et collectif, lié à la réalité sociale.
Les grands historiens de l’art d’aujourd’hui ont encore du pain sur la planche. Il leur faut : enregistrer en les analysant tous les faits, productions, attitudes, comportements et luttes qui vont dans le sens d’une vision nouvelle de l’art. La participation des artistes latino-américains, résidents ou non, à ce combat a eu son importance. On ne sait trop pourquoi, presque toute la critique locale ou internationale ignore tout de cela. Les efforts déployés se perdent dans la nuit des temps, considérés un peu comme folkloriques, ils disparaissent dans l’oubli et la routine du quotidien qui se chargent de remettre l’artiste dans le « droit chemin ». Dans le domaine de la critique d’art, il est une autre mesure pratique et immédiate qui semble difficile à réaliser mais qui en vaudrait la peine, c’est le droit de réponse des artistes à ces critiques. Le critique d’art possède sa colonne dans le journal où il peut critiquer à son aise l’œuvre de l’artiste. Eh bien, si cet artiste le désire, pourquoi ne disposerait-il pas lui aussi d’un espace dans le numéro suivant pour y répondre. Ce serait une manière d’entamer un débat public entre les artistes et les critiques. Je ne suis d’ailleurs pas d’accord avec le postulat de Juan Acha en page 11 :
« Il me semble qu’il est nécessaire de s’éloigner d’eux [les artistes] et de leurs œuvres, si nous voulons vraiment comprendre l’art d’aujourd’hui. »
Je pense, pour ma part, que vu les circonstances et le milieu dans lequel nous vivons, il faut soutenir toutes les initiatives qui vont dans le sens d’une ouverture, qui permettent le développement de l’imagination, qui augmentent la créativité, qui donnent lieu à un dialogue généralisé, qui créent une confrontation loyale et ouverte, qui renforcent les aspirations populaires à une autre forme de vie et ceci dans tous les aspects de la vie artistique et en s’appuyant sur la réalité pour y introduire des changements ; que ce soit dans le domaine de l’enseignement artistique, de la façon de produire, du système de valorisation, des moyens de diffusion officielle ou privée, de la relation œuvre-spectateur, du statut social de l’artiste, etc.
C’est pourquoi, à la différence de Juan Acha qui considère qu’une attitude non objectuelle peut représenter une solution à la situation actuelle des arts, je pense pour ma part qu’il faut respecter la pluralité des tendances. Et comme fer de lance du changement, j’insisterai sur la nécessité d’une confrontation intense entre producteurs d’art, entre ces derniers et les spécialistes et entre tous ceux-ci et le public. Ce serait une manière de générer une multitude de valorisations qui pourraient constituer une base nouvelle pour le monde de l’art et en même temps soutenir et développer la création populaire. Car la réalité qui nous entoure doit être changée avec la participation de tous.
L’identité latino-américaine ne peut surgir que de là, d’une créativité libre et authentique, exercée par tous et qui jaillit sans normes imposées et sans restrictions. Cette identité-là ne verra le jour que dans l’avenir. Sans qu’il faille pour cela renier le passé bien sûr, mais au contraire en tirer tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, a façonné ce continent nouveau, aux habitants dotés d’un énorme potentiel de créativité dans tous les sens du terme, que ni les dictatures les plus atroces, ni l’impérialisme n’ont réussi à détruire.
Carboneras, août 1981.
Exposition ELECTRA (L’Électricité et l’Électronique dans l’Art du XXe siècle), décembre 1983 à janvier 1984, musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Principaux responsables de l’exposition :
Conservateurs-Commissaires : Marie-Odile Briot,
Sylvain Lecombre ; Frank Popper, universitaire, concepteur de l’exposition.
Une exposition sur le thème de l’électricité ?
Bien qu’étant contre ce type d’expositions – qui rassemblent de façon superficielle et artificielle des artistes, que dans leur majorité rien ne relie, ni leur conception esthétique, ni leurs positions, ni leur comportement – on pouvait imaginer que l’on allait contourner la contrainte du thème imposé (EDF, Électricité de France) en faisant un travail qui mettrait en confrontation loyale les différentes recherches qui ont utilisé ou utilisent l’électricité afin de dégager et
de mettre en évidence les aspects fondamentaux des différentes voies. Aspects qui, sûrement, vont plus loin que la simple utilisation d’une prise de courant, d’une ampoule électrique, d’un micro-moteur, d’une cellule photoélectrique, d’un appareil vidéo ou d’un ordinateur.
Ayant utilisé l’électricité dans certaines de mes recherches, ayant été membre du Groupe de recherche d’art visuel, lequel faisait partie, dans les années 60, du mouvement international N.T. (« Nouvelles Tendances -Recherche Continuelle ») j’ai signalé, dès le premier contact avec les organisateurs d’ELECTRA en mars 1983, l’importance historique de N.T., l’originalité de leur démarche tant sur le plan de la recherche proprement dite que sur les analyses et positions prises quant au rôle de l’art et de l’artiste dans la société contemporaine et aussi du traitement collectif des problèmes les concernant (différents groupes d’artistes existaient à l’époque à l’intérieur de N.T.).
Naturellement, un bon nombre d’artistes de N.T. ont utilisé de manière sporadique, ou de manière plus intensive, l’électricité.
Bien que mal connus en France, les apports des artistes de N.T. commencent à être considérés par certains historiens d’art européens comme l’une des contributions les plus fortes de l’Europe à l’art contemporain.
J’ai cru, en conséquence, que les organisateurs d’ELECTRA seraient capables par eux-mêmes de faire une valorisation historique assez juste du rôle de N.T. J’ai donc, au mois de mars 1983, donné une liste des noms des groupes et des artistes de N.T. ayant utilisé l’électricité dans leurs travaux.
Quelle ne fut ma surprise quand, le 15 septembre, ayant été invité par le commissaire de l’exposition, Mme Marie-Odile Briot, au musée d’Art moderne, pour parler du mouvement N.T., j’ai découvert avec stupéfaction que seulement quatre artistes ayant appartenu à N.T. avaient été invités à ELECTRA et que, parmi ces quatre artistes, il n’y avait pas un seul Italien, pas un seul Espagnol, pas un seul Allemand, etc. Et ce n’était pas tout : en regardant le plan de l’exposition on se rendait compte au premier coup d’œil de la taille ridicule de l’espace accordé aux artistes de N.T. par rapport à l’énorme surface dont disposait l’exposition.
J’ai fourni, une fois encore, une liste complète des artistes de N.T. ayant utilisé l’électricité et j’ai demandé pour eux (pour nous) un espace dans l’exposition correspondant à l’importance de N.T. J’ai signalé que s’ils n’étaient pas invités à y exposer d’une façon correcte je n’exposerais pas à ELECTRA, préférant être solidaire des artistes de N.T. ignorés par les organisateurs que jouer le rôle de parent pauvre, de faire-valoir, d’alibi d’une conception erronée, de complice des organisateurs.
Par la suite, j’ai appris que les organisateurs se sont affolés, à quelques semaines de l’ouverture d’ELECTRA, et que l’on cherchait à la sauvette et au rabais à rattraper leur incompétence en essayant d’avoir une œuvre de quelques-uns parmi nous, artistes de N.T. de la liste que j’avais donnée, bien que la date limite d’acceptation ait été largement dépassée.
À ce moment-là, j’ai été contacté par « le concepteur de l’exposition », Frank Popper, qui à ses dires essayait de corriger le plan de l’exposition pour donner au mouvement N.T. un espace en conséquence. Et nous avons encore apporté notre concours afin de trouver une solution honorable. Le résultat a été une pénible réunion au musée avec Sylvain Lecombre (l’un des commissaires) et trois artistes (Demarco, Garcia Rossi, Le Parc). Dans cette réunion, en observant en détail la composition de l’exposition ELECTRA, on a pu constater que certains noms de N.T. étaient incorporés in extremis à ELECTRA avec une petite œuvre historique pour un petit espace appelé pudiquement « Mémoire ». Cet espace, dans lequel ils veulent parquer les œuvres des artistes de N.T., est à peine un peu plus grand que bon nombre d’espaces individuels accordés à d’autres artistes. On constatait ainsi la disproportion suivante : quelques artistes de N.T. auraient 1 m2 et, à côté, quelques artistes n’appartenant pas à N.T. auraient chacun 100 m2. Le rapport de 1 à 100 nous a paru d’une injustice flagrante. Surtout parce que les artistes de N.T. sont encore vivants (sauf Gerhard von Graevenitz qui vient de mourir et qui aurait mérité, dans cette exposition, une salle d’hommage), vivants et toujours créatifs, ayant fait la preuve de leur sérieux, ayant contribué dans les années 60 à configurer l’art actuel. La plupart d’entre eux auraient pu faire à ELECTRA un important apport, soit en présentant leurs recherches historiques avec l’électricité, soit en donnant une dimension spectaculaire à l’une d’elles, soit en réalisant un vieux projet, soit en faisant une création nouvelle pour ELECTRA.
Malheureusement, ces considérations ne sont pas suffisamment entrées dans la tête des organisateurs. Naturellement, les organisateurs peuvent se prévaloir du droit de l’organisateur de décider par lui-même, de ne pas faire une exposition exhaustive, d’être partiel, de suivre ses pulsions et ses goûts personnels. D’ailleurs, nous n’avons jamais demandé d’éliminer tel ou tel artiste déjà choisi par ELECTRA, ni de refaire la conception de l’exposition, comme nous n’avons pas non plus essayé de convaincre qui que ce soit de ne pas exposer à ELECTRA ; la seule chose que nous ayons faite a été d’essayer de convaincre les organisateurs de donner une place juste et digne à N.T. dans cette exposition.
Si les organisateurs s’attribuent le droit de faire ce qu’ils veulent, nous avons dans le cas présent le devoir de signaler leurs partialités, leurs injustices, leurs arbitraires et nous nous demandons si elles sont le fruit d’un parti pris délibéré ou d’un manque de connaissances. Ce qui est évident c’est qu’une fois encore en France, on ignore les apports de N.T. (mouvement à l’origine européen, avec des apports latino-américains) et on préfère regarder outre-Atlantique, vers le nord, en créant la confusion et en faussant l’histoire.
En tout cas, Marie-Odile Briot, Sylvain Lecombre et Frank Popper ont fait preuve d’une incapacité professionnelle grave et la responsabilité qu’ils ont dans ELECTRA ne pourra pas être éludée avec des palliatifs superficiels. Ils ont raté une occasion de faire à Paris une véritable œuvre d’historiens d’art.
En conséquence, pour la considération que j’ai de moi-même, pour le travail de recherche que j’ai développé pendant 25 ans en France, pour la considération que j’ai envers les artistes de N.T., je ne peux pas exposer à ELECTRA.
J’écris ces lignes pour que ce refus ne soit pas un acte isolé, inconnu de tous et sans conséquence. Je le fais aussi pour secouer un peu la passivité générale qui, une fois encore, permet à des décideurs culturels officiels d’utiliser les fonds publics pour refaire à leur guise l’art contemporain.
Avant l’ouverture d’ELECTRA, je porte ce texte à la connaissance des artistes ayant appartenu à « Nouvelles Tendances - Recherche Continuelle » et je le rends public.
Cachan, 1er novembre 1983.
C’était nous qui recevions les réponses. Nous, un petit groupe de volontaires qui, à force d’insistance, avions réussi à obtenir du directeur du musée du Centre Georges-Pompidou, en phase terminale de construction, qu’il convoque une réunion d’artistes. Tout avait commencé avec une demande simple et naturelle. Quelques amis peintres et moi avions appris que M. Pontus Hulten, qui venait d’être nommé directeur du Centre, avait organisé une visite du chantier du Centre avec un groupe de directeurs des meilleures galeries d’art parisiennes et, qu’ensuite, il leur avait offert un déjeuner dans un très bon restaurant du coin. Un peu plus tard, il avait fait de même avec une trentaine de directeurs de galeries d’art de moindre catégorie. Peut-être qu’en guise de déjeuner, il ne leur avait offert qu’un thé. Nous nous sommes dit : il commence bien ! Bientôt, ce sera le tour des artistes. Mais comme cela tardait, nous nous sommes renseignés : il n’y avait rien de prévu. Je connaissais Pontus Hulten depuis 1961, quand il avait organisé une exposition sur le mouvement dans les pays scandinaves. Nous avons obtenu un rendez-vous où il était disposé à nous donner des renseignements mais pas à convoquer une assemblée générale car, disait-il, cela se transformerait en assemblée revendicative. À partir de là, nous nous vîmes dans l’obligation de continuer notre démarche de rassemblement des artistes intéressés par cette réunion, en multipliant les rencontres et en élargissant notre petit groupe initial afin de rassembler un nombre important de signatures d’artistes pour l’obtenir. Après des négociations sans fin, des pressions, des sollicitations de toutes parts, Pontus Hulten et son équipe nous accordèrent la convocation de la réunion demandée. Pour nous, il était tout à fait nécessaire que la convocation soit faite par le Centre et signée de son directeur Pontus Hulten, même si nous devions nous taper tout le travail d’impression de la convocation, les adresses, les enveloppes, la poste, etc. Pour ce faire, nous avions obtenu un petit coin dans le Centre. Les artistes recevant la convocation de Pontus Hulten devaient répondre, pour obtenir une invitation officielle et éventuellement poser des questions que Pontus Hulten se compromettait à transmettre à la commission d’artistes. C’est ainsi que nous nous sommes trouvés en possession d’un courrier d’artistes où il y avait d’innombrables questions à poser pendant l’assemblée, questions que nous avions intégrées au questionnaire général. Il y a eu deux lettres qui ont attiré mon attention : l’une d’un artiste, assez connu, qui profitait de l’occasion pour demander à Pontus Hulten de lui acheter un tableau pour l’aider à financer son installation à la campagne ; l’autre, celle d’un peintre qui disait être ému car, après des décennies de travail, c’était la première fois de sa vie qu’il était invité à dialoguer avec un directeur de musée. Malheureusement, son âge avancé et sa maladie l’empêchaient d’assister à la réunion, en conséquence il demandait la permission d’être représenté par sa fille pour être au courant des délibérations. Après un an et demi d’insistance, nous avions obtenu de Pontus Hulten et de ses collaborateurs une réunion, non pas à Paris, mais à Créteil ! Le jour qu’ils ont fixé était le 3 janvier 1977 ! Juste après les fêtes de fin d’année ! Malgré tous ces inconvénients, plus de mille artistes étaient présents à la réunion, et la fille du vieux peintre également.
Julio Le Parc, Paris.
Je ne veux pas m’étendre sur la situation actuelle en Amérique latine soumise à une terrible crise économique provoquée par la dette extérieure, et sur ce qui en résultera dans l’avenir. Des gens plus qualifiés et compétents que moi analysent ici même la situation de manière claire et exhaustive. On sait très bien que ces graves problèmes qui affectent notre continent ont obligatoirement des répercussions sur la culture, dans chacun de ses domaines.
Comme je l’ai déjà signalé dans mon exposé de la première réunion, la dépendance économique de l’Amérique latine se reflète au niveau culturel. Elle correspond à une volonté manifeste de pénétration culturelle, de nivellement, d’uniformisation, d’appauvrissement de notre capacité créative. Cette attitude des centres d’art internationaux et particulièrement des États-Unis a bien les couleurs du colonialisme culturel. Elle commence par ignorer l’autre, pour ensuite lui demander qui il est, tout en essayant de le modeler à son image en le laminant ; elle se pose en modèle, dictant ses normes et établissant des règles du jeu qui lui sont toujours favorables.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister sur les mécanismes de cette pénétration dans le domaine des arts plastiques mais j’aimerais signaler que tant que se maintiendront les schémas de création existants, la valorisation et la diffusion de l’art actuel seront obligatoirement dépendantes des centres ; ces derniers peuvent ainsi imposer leur hégémonisme dans le domaine des arts plastiques, au niveau national ou international.
Toutes proportions gardées, les mesures qu’il faudrait prendre dans le domaine économique en Amérique latine, comme former un front uni contre le FMI, seraient également nécessaires dans le domaine culturel et notamment dans celui des arts plastiques.
Pour ce faire, il faudrait tout d’abord que les protagonistes eux-mêmes établissent un état des lieux ; après quoi en tirer les conséquences, réviser les politiques culturelles nationales et établir une stratégie continentale. Ces dernières années, à l’occasion de séjours dans différentes villes d’Amérique latine, j’ai eu l’occasion de rencontrer différentes personnalités du monde des arts plastiques, que ce soit en privé ou lors de réunions organisées. De ces conversations est née l’idée d’une réflexion collective sur la situation actuelle des arts plastiques, au niveau national, latino-américain dans sa spécificité et au niveau international.
J’ai donné forme à cette idée dans une proposition adressée au secrétariat à la Culture argentin en août 1984. Proposition à laquelle je n’ai toujours pas reçu de réponse.
Je reprends ici les grandes lignes de cette proposition, car il me semble que, pour bon nombre de pays d’Amérique latine, sa mise en application serait un point de départ permettant de réunir des points de vue et de prendre des initiatives pour créer un Front latino-américain des arts plastiques.
Pour que cette réflexion collective soit efficace, elle doit concerner tous les membres du monde des arts plastiques.
Cette participation générale n’est possible que si les instances culturelles du pays lancent une convocation officielle.
Si cela était rendu possible, ce serait la preuve que l’État considère les membres du monde des arts plastiques comme des citoyens à part entière, capables, à travers leur expérience et leur pratique quotidienne, de produire une réflexion commune pour définir la situation actuelle des arts plastiques dans leur pays et d’avancer des propositions pour son amélioration.
Voici quelques suggestions pratiques permettant d’organiser cette réflexion collective :
Titre : États généraux des arts plastiques
Invitants : Instances supérieures de la culture au niveau national (ministères de la Culture, de l’Éducation, secrétariat à la Culture, etc., selon les pays). Peuvent s’associer
à la convocation les secrétariats à la Culture des provinces et des villes, ainsi que les institutions, les organismes et associations qui ont à voir avec les arts plastiques. Il est préférable d’annoncer à l’avance la tenue des états généraux des Arts Plastiques pour que les intéressés, individuellement ou en groupe, puissent se préparer au niveau national et local.
Participants : Les artistes plasticiens professionnels ou amateurs, artisans, critiques, historiens de l’art et chercheurs, directeurs de galeries et de boutiques d’art et d’artisanat, éditeurs de livres d’art de toutes sortes ainsi que les responsables officiels des arts plastiques ; les directeurs de musées et de lieux de diffusion ; les collectionneurs privés ou publics ; les responsables de l’enseignement artistique, les directeurs et représentants des étudiants des écoles des Beaux-Arts privés ou publics ; les responsables culturels des syndicats et associations populaires.
À titre d’observateurs invités : les responsables culturels, artistes, critiques, etc., de pays latino-américains.
Lieu : grande salle officielle et lieux annexes.
Durée : environ 15 jours.
Responsable : comité de coordination.
Fonctionnement : inauguration générale, sessions de commissions générales et session de clôture.
Thèmes : ce que sont et ce que devraient être les arts plastiques, aujourd’hui et demain.
1. Conditions de la création : statuts de l’artiste, professionnalisme, couverture sociale, impôts, ateliers.
2. Producteur artistique : destinataires, rôle social de l’art.
3. Diffusion et commercialisation du produit artistique et sa valorisation.
4. Éducation et enseignement artistique. Développement de la créativité. École primaire, collège, lycée et université ; Beaux-Arts ; plans d’études, statut, corps professoral, locaux, insertion sociale.
5. La critique, l’histoire et la recherche sur l’art. Critique de spécialistes - critique populaire.
6. Lieu de l’art national : art latino-américain, art international, identité - dépendance.
7. Les mesures à prendre.
Le succès de ce genre de congrès dépend de son organisation. Une fois dépassés les inévitables affrontements idéologiques, économiques ou de pouvoir, le bon sens des participants allié à une bonne organisation des débats feront que, une fois analysée la situation de l’art national, le travail de réflexion commence.
Il consiste à chercher des propositions pratiques réalistes, capables de jeter les bases d’une conception nouvelle de l’art, de le diffuser, de l’insérer dans la communauté et de le valoriser, permettant ainsi d’étendre l’art créatif sous sa forme nouvelle, vers des couches plus populaires de la société. L’authenticité ne pourra surgir que de la volonté et du travail vraiment responsable et commun de tous les intéressés.
L’importance de ce type de congrès ne sera pas seulement locale. Il peut être très stimulant pour les pays frères d’Amérique latine qui pourront, de la même manière, dans un premier temps, affronter leurs problèmes particuliers, puis établir des liens visant à mettre en place une stratégie continentale. Cette dernière permettra de valoriser, soutenir et diffuser notre création à l’intérieur de l’Amérique latine puis de la propulser à l’extérieur. On peut ainsi imaginer bien des rencontres de ce type réunissant les responsables culturels, les créateurs et les amateurs latino-américains. Ce type d’événement peut aussi s’envisager dans d’autres disciplines culturelles.
Maison des Amériques, La Havane, novembre 1985.
Texte présenté lors des deuxièmes Rencontres d’intellectuels pour la souveraineté des peuples de notre Amérique.
Pour étayer le petit texte que j’avais écrit pour la revue espagnole Guadalimar, voici quelques réflexions supplémentaires. Je n’insisterai pas sur tout le bien que je pense de la Biennale de La Havane.
Présentation des œuvres
Considérons tout d’abord deux paramètres importants : l’espace physique (mètres carrés, mètres linéaires de panneaux et de murs) et la présentation des œuvres de chaque participant. Pour éviter que la présentation des œuvres ne ressemble à celle des habituels salons nationaux, c’est-à-dire une accumulation désordonnée de petites participations individuelles, de diverses tailles et tendances, il faut prendre le parti d’accorder à chaque participant au moins 10 mètres de long, de préférence en forme de U, de manière à ce que le spectateur se trouve à la fois face à l’exposition de chaque artiste et entouré visuellement par elle. À partir de ces données, pour obtenir le nombre de participants à inviter, on divise l’espace réservé à l’exposition-concours. On peut ainsi attribuer des quotas à chaque pays en leur garantissant de bonnes conditions d’exposition. Ceci rendrait inutile une éventuelle présentation des œuvres regroupées par tendance.
Sélection de la section exposition-concours
L’idée de sélection évoque souvent l’intervention de « professionnels ». On imagine un petit groupe de personnes qui prétendent connaître tout ce qui se fait dans le domaine des arts et les normes infaillibles pour décider ce qui est bon et ce qui ne l’est pas.
Quant à la sélection à proprement parler, elle se doit d’être le plus transparente possible. La postulation aussi doit être la plus ouverte possible. Quant aux critères de sélection, ils doivent être nombreux et fondés. Une biennale qui se ferait selon les critères ou les goûts d’une seule personne (aussi professionnelle soit-elle), conçue dans le secret le plus rigoureux et n’autorisant aucune postulation, serait bien triste, ma foi. On a déjà vu des biennales monotones et ennuyeuses de ce genre, organisées par quatre ou cinq critiques à la mode, superbement autosuffisants.
La sélection nationale
Une possibilité : la sélection nationale cubaine pourrait répondre à différents critères. Imaginons une sorte de convocation ouverte à tous les artistes qui voudraient exposer dans cette biennale. Ceci pourrait donner lieu à une ou plusieurs expositions, à La Havane seulement ou dans les principales villes cubaines. À partir de là, on pourra organiser d’autres sélections qui permettront de déterminer, selon les quotas établis, quels seront les participants. Les exposants pourraient en organiser une, les critiques d’art une autre, ainsi que les responsables officiels, les jeunes artistes, le public, les artistes confirmés non candidats, etc. Si chaque sélection est argumentée et fondée, on verra surgir de nouveaux critères, non plus statiques ni secrets, mais sujets à discussion dans une ample confrontation entre les sélectionnés, les sélectionneurs, les non-sélectionnés et tous les gens intéressés à faire évoluer la situation. Ce qu’il faut éviter, c’est arriver à une situation comme celle qui s’est produite à l’époque des impressionnistes, où on a été obligé d’organiser un salon de ceux qui n’avaient pas été sélectionnés pour le salon officiel. Peut-on imaginer une pareille situation à La Havane ?
Sélection dans d’autres pays
On peut imaginer un système similaire au précédent, adapté à la situation particulière de chaque pays, ce qui permettrait de faire connaître la biennale à l’avance ; des quantités d’artistes latino-américains, asiatiques et africains, pourraient ainsi postuler et participer en toute solidarité. De nombreux jeunes artistes inconnus auraient ainsi une chance de participer. La pratique de ce système de sélection, qui est bien sûr perfectible, permettrait peut-être l’apparition de nouveaux critères de valeur.
Transparence
Les postulations, les différents mécanismes de sélection, leurs résultats et fondements devraient être publiés pour information, sur des panneaux situés dans les salles de la biennale réservées à chaque pays ; il faudrait aussi les consigner dans le catalogue général afin de révéler clairement comment et pourquoi les artistes arrivent à la biennale ; ceci établirait un climat de confiance qui permettrait de perfectionner encore le système de sélection.
Compétition et récompenses
Il serait erroné de prétendre que la deuxième Biennale a été seulement une compétition. Si on compte tous les mètres carrés consacrés à l’exposition, dans et autour de la biennale, on se rend compte que l’espace consacré à la partie concours était très mineur. Pourtant, le cœur de la biennale était bien l’exposition. La polémique sur les récompenses est toujours d’actualité. On peut bien sûr soutenir que la Biennale ne devrait pas donner de récompenses, que si vraiment il faut en donner, ce ne soit pas sous forme d’argent, que les œuvres ont une valeur en elles-mêmes sans qu’on ait besoin de leur attribuer une distinction, que participer à la Biennale est déjà une récompense, etc. Ce sont des arguments valables dans l’absolu, mais dans le contexte actuel, ils ne collent pas à la réalité. Car si l’on défend l’idée d’attribuer des récompenses non monnayable, si l’on pense que participer à la biennale est déjà une récompense, c’est parce l’on considère que celui qui participe a déjà gagné la compétition en étant sélectionné et aussi parce que l’on croit un peu dans le caractère sacralisateur des biennales. Affirmer que les œuvres ont une valeur intrinsèque et n’ont donc pas besoin d’être distinguées, c’est oublier qu’elles l’ont déjà été en étant choisies pour la biennale. De plus, dans le monde des arts, on vit en compétition permanente et on est l’objet d’une sélection terrible fondée sur le jugement de quelques rares personnes dont les critères sont en général commerciaux. Soutenir que l’on ne doit pas donner de prix, c’est vouloir ignorer cette réalité. Il est louable de prétendre créer une biennale idyllique, non contaminée, en-dehors du monde hautement compétitif des arts plastiques mais on court le risque de se mettre en dehors de la réalité.
Les prix sont basés sur la compétition ; l’esprit de compétition exacerbé a un caractère négatif qui engendre expectatives, espoirs, désillusions et rancœurs qui conduisent à des critiques destructrices, causées et perpétuées par un individualisme égoïste et prétentieux.
Cependant, si de cet esprit de compétition résultait une confrontation généralisée des critères en matière d’esthétique, des formes d’expression, des expériences, etc., les récompenses ne seraient rien de plus qu’un prétexte permettant aux jurés d’exprimer des jugements induisant une réflexion collective.
Dans ce cas-là, la compétition se doit d’être la plus équilibrée possible. C’est-à-dire qu’il ne faut mettre en compétition que ce qui est compétitif. À qualité égale, si deux œuvres sont présentées de manière inégale, celle qui l’emportera sera celle qui est la mieux présentée, c’est évident (deux petits dessins ne peuvent rivaliser avec une installation de 30 m2).
Dans le cas de la Deuxième Biennale, il aurait été préférable de garder les prix par discipline, les prix nationaux, un grand prix international, de décerner trois grands prix supplémentaires (Amérique latine, Afrique, Asie). À partir des prix du jury international, d’autres prix auraient pu être accordés en diversifiant les critères. Par exemple une récompense pour l’ensemble des artistes invités, une autre pour les jeunes artistes cubains, une autre pour les critiques d’art, etc. Et pourquoi pas un prix aux visiteurs de la Biennale ?
Le petit cheval bleu
On aurait dû répéter en corrigeant les erreurs, ce qui avait été fait, de manière imparfaite, lors de la Première Biennale (prix de la popularité). À cette occasion, si j’ai bien compris, le prix de la popularité était un prétexte. Il s’agissait en fait que tout le public, par le biais d’une enquête, soit invité à une réflexion comparative sur les œuvres exposées, qu’il sente que son jugement était pris en considération par les organisateurs de la biennale.
Ceci aurait pu déboucher sur une analyse comparative entre le goût du public et celui du jury international. Malheureusement, cette enquête est passée par les mains du service de consommation interne, qui a modifié les termes de l’enquête, considérant que pour avoir une idée du goût du public il suffisait de consulter un échantillon de spectateurs, ôtant ainsi à l’idée toute sa dynamique. Quoi qu’il en soit, le fait est que le tableau gagnant représentait un petit cheval bleu.
Or, un autre fait est qu’après ça, les organisateurs de la deuxième Biennale ont renoncé à répéter l’expérience. Cela suscite quelques réflexions. Ne se sont-ils pas rendu compte que l’idée avait été déformée lors de la première Biennale ? Le choix du public leur a-t-il fait peur (un vulgaire cheval bleu) ? S’il était si mauvais ce tableau, on est en droit de se demander ce qu’il faisait dans une biennale internationale (le système de sélection laissait-il à désirer ?). Si ce petit cheval bleu représentait vraiment le goût du public (un goût « exécrable ») on peut se demander à quoi ont servi tous les efforts prodigués depuis 1960 dans le domaine culturel, l’enseignement et la diffusion de l’art actuel ? On est en droit de se demander si le fait de supprimer cette enquête dans la deuxième Biennale ne revient pas à vouloir délibérément ignorer les critères populaires. Ou est-ce que l’on courrait le risque dans cette deuxième Biennale de se retrouver, par un malheureux hasard, avec un petit cheval bleu préféré du public ? Que se passera-t-il si, lors de la dixième Biennale petit cheval bleu continue de plaire au public ?
Le prétexte du prix de la popularité décerné après enquête générale peut donner des indices sur les goûts et les aspirations des gens, répartis par âge, profession, occupation, etc. On pourrait ainsi connaître le goût des jeunes de moins de 20 ans, celui des femmes au foyer de plus de 40 ans ou le pourcentage d’ouvriers qui visitent la biennale.
D’autre part, il faut savoir que dans les biennales à venir, il y aura toujours des cas comme celui du « petit cheval bleu », produits des critères « savants » de gens qui se croient bien informés et à qui ne plaisent que les œuvres qui correspondent à la mode du moment.
Si l’on veut vraiment une biennale de La Havane nouvelle, qui ouvre des perspectives, qui permette des confrontations, qui ait des conséquences positives, qui donne et reçoive le meilleur du public cubain, quelle importance cela a-t-il que ce dernier choisisse un petit cheval bleu ? L’évolution des choix peut être le thermomètre de l’évolution des goûts du public. De même que les autres sélections peuvent indiquer l’évolution des professionnels de l’art.
Biennale thématique
Autour de la Biennale-Concours, il y a eu et il doit y avoir de multiples expositions et activités. L’idée d’une biennale entièrement thématique me semble inadéquate. Que ce soit sur la base de thèmes réducteurs (la terre, la science, l’an 2 000, etc.), ou sur la base de conceptions esthétiques (l’art figuratif, abstrait, expressionniste, militant, etc.), ou encore sur la base d’une limite d’âge des exposants (biennale des moins de 30 ans, des plus de 50 ans, des moins de 20 ans, des plus de 70 ans, etc.).
Cependant, parallèlement à la Biennale-Concours et comme cela s’est fait lors de la Deuxième Biennale avec l’exposition d’invités d’honneur en dehors du concours, il peut
y avoir de multiples possibilités d’expositions à l’intérieur de la biennale, en plus de celles qui ont lieu dans d’autres salles d’exposition de La Havane. Ces expositions pourraient se donner un ou plusieurs thèmes en particulier, soit à caractère historique (le muralisme mexicain et son influence en Amérique latine, l’art primitif d’Afrique et sa répercussion dans les Caraïbes, Torres Garcia et les mouvements d’avant-garde des années 50, le surréalisme latino-américain, la nouvelle figuration des années 60, l’évolution de l’art populaire, la narration picturale, etc.) ; soit à caractère esthétique (nouveaux courants picturaux, géométrie sensible, forme et concept, expériences éphémères, etc.) ; ou soit à caractère générationnel (25 artistes de 25 ans, 25 ans passés à faire de l’art abstrait, 7 artistes en 70 ans, etc.) ; ou encore à caractère technique (photos grand format, la céramique aujourd’hui, la sculpture en kit, la sérigraphie, l’art avec des matériaux non professionnels, etc.) ; ou même à caractère général (le clair-obscur, la technologie, les systèmes, la magie, la musique dans l’art, etc.).
Ces perspectives d’expositions thématiques retiendraient l’attention de spécialistes de l’art et de tous ceux qui participent à la biennale dans différents pays ; ils pourraient imaginer des idées de thèmes, adapter leur contenu, les proposer et peut-être les préparer pour l’exposition, ensemble avec les organisateurs de la biennale. Ils participeraient ainsi à l’histoire de l’art de nos continents tout en créant des conditions nouvelles pour le développement du présent.
Échanges
Parallèlement à l’exposition de la biennale et pendant les jours qui suivent son inauguration, il est bon d’organiser des rencontres, des discussions, des tables rondes, etc. Mais il me semble que l’on pourrait en tirer meilleur parti. Il serait souhaitable, par exemple, que les critiques d’art, les propriétaires de galeries et les directeurs de musées discutent entre eux. Mais pendant la Deuxième Biennale, il n’y a eu aucune réunion de réflexion avec les artistes et cela n’est pas sain. Une seule a été improvisée au Centre Wifredo Lam, dans de très mauvaises conditions. Quelques artistes étrangers y ont assisté mais aucun Cubain. Il y a eu quelques débats intéressants mais limités.
En fait, tous ces échanges sont restés marginalisés, sans réelle coordination.
Forum
Pour la Troisième Biennale, on pourrait imaginer une espèce de forum où, lors de réunions générales et de commissions de travail, on pourrait passer en revue les problèmes actuels de l’art dans le tiers-monde : les conditions de la création, les relations entre les continents et les pays, la dépendance aux modes internationales, les systèmes de valorisation, la critique spécialisée, la critique populaire, le marché de l’art, l’art-culte, l’art populaire, le fonctionnement des systèmes de sélection et de diffusion, etc. En coordonnant tous ces échanges, on pourrait dresser une carte approximative de la situation de l’art dans le tiers-monde, cela aiderait à poser les problèmes, à réfléchir sur la réalité et à stimuler les imaginations pour trouver des solutions.
Dialogue avec le public
On pourrait entamer un dialogue entre les spécialistes, les artistes, étrangers et cubains, et un large public, au cours de réunions de libre accès ou, avec les différents groupes des différentes organisations professionnelles, de masse ou de quartier, en inventant des situations qui permettent le dialogue. Il faut absolument éviter, comme pendant la Deuxième Biennale, d’organiser un débat sur « Art et Public », auquel n’était invité aucun représentant du public. Quand on y a demandé combien de représentants du public participaient au débat (qui ne soient ni artiste, ni critique d’art, ni directeur de musée, ni professeur, ni étudiant en art), une seule personne a levé la main.
On pourrait beaucoup mieux profiter de la présence simultanée à La Havane au moment de la biennale des nombreux professionnels de l’art qui viennent de l’étranger, en inventant pour eux des échanges, entre eux ou avec les professionnels cubains, les jeunes, ou les gens ; des rencontres qui ne se résument pas seulement aux multiples inaugurations et cocktails habituels. On pourrait par exemple apporter trois œuvres dans une faculté et, autour de cet événement, lancer une discussion entre professionnels de l’art et étudiants ; on pourrait aussi demander aux professionnels invités de devenir les jurés des œuvres d’artistes cubains (par catégorie professionnelle), ou encore développer avec eux la très bonne idée des ateliers ouverts, qu’ils soient théoriques ou pratiques, qu’ils durent un mois, 15 jours ou un seul, mais qu’ils apportent quelque chose d’utile.
Espace informatif
À l’intérieur de la biennale il pourrait y avoir un espace où l’on puisse s’informer sur ce qui se fait dans les différents pays, entre deux biennales. L’information pourrait être transmise par texte, photo, vidéo, etc., ou en direct par les protagonistes eux-mêmes.
Le bulletin de la Biennale
Un bulletin à parution régulière serait utile pour prolonger les échanges, faire circuler l’information sur ce qui se passe dans le domaine des arts du tiers-monde et diffuser des analyses et des critiques.
L’atelier de sérigraphie
Mon expérience de l’atelier se limite à la réalisation d’une sérigraphie. Ma participation fut tardive. Je n’ai pas pu assister aux rares réunions qui ont eu lieu à cause de mes autres activités mais j’ai quand même pu être en relation avec les participants et travailler dur avec eux pendant quinze jours.
Observations
L’atelier de sérigraphie devrait aller bien plus loin que la simple réalisation par les artistes invités d’une œuvre chacun. Toujours dans le but de favoriser les échanges, il faudrait inventer des situations qui optimisent l’apport des participants. Chacun d’eux développe une œuvre personnelle, entretient des relations avec le milieu culturel sur son lieu de travail, se maintient informé et se forge sa propre conception des arts plastiques actuels. Les participants à l’atelier René Portocarrero sont presque tous de jeunes artistes.
Outre la réalisation d’une œuvre, chaque artiste invité, ensemble avec un petit groupe d’autres participants, pourrait réaliser un travail expérimental en utilisant la technique sérigraphique. Ceci donnerait lieu à des réalisations individuelles ou collectives et à une réflexion commune, tout d’abord à l’intérieur du groupe puis généralisée, permettant d’analyser ce que l’atelier produit au fur et à mesure et même ce qu’il a élaboré dans le passé.
La partie commerciale de l’atelier doit être compatible avec un esprit d’ouverture, de recherche, d’information, de confrontation et de responsabilité partagée.
Le choix des thèmes pourrait donc donner lieu à des échanges d’idées à l’intérieur de l’atelier ; un comité pourrait se constituer autour d’Aldo Menendez qui prendrait la responsabilité des décisions concernant les œuvres à éditer : opportunité, aspect esthétique ou économique, de manière qu’à la fin de chaque année, on puisse faire une évaluation collective des résultats. Les artistes invités pourraient multiplier leurs activités pendant leur séjour : rencontres libres ou à thème avec des étudiants de l’art, des artistes cubains, etc.
1986.
En 1970, il y a de cela dix-huit ans, lors de mon premier séjour à La Havane, j’avais visité le Salon de l’Art de l’UNEAC (Union nationale des écrivains et des artistes cubains). Aujourd’hui, je visite de nouveau ce salon et ce sont les mêmes impressions qu’alors... J’y ai trouvé des œuvres superbes, d’autres intéressantes, d’autres médiocres et même des franchement mauvaises. Mais ce n’est pas important car les goûts et les couleurs varient selon la personne.
Ce qui m’inquiète dans ce salon, qui par ailleurs réunit des artistes de valeur, intelligents et actifs, c’est qu’il semble que le temps s’y soit arrêté.
Ce qui me perturbe, c’est l’absence de confrontation critique à tous les niveaux.
Par l’intermédiaire de leur organisme l’UNEAC, aujourd’hui rénové et renforcé de jeunes talents, les artistes plasticiens doivent rompre l’inertie qui caractérise la diffusion et l’insertion sociale de leurs œuvres ; il leur faut inventer d’autres mécanismes pour entrer plus directement en contact avec le peuple et surtout obtenir de lui des indices précis sur la manière dont leur création est reçue.
Dans les congrès de critiques d’art et d’artistes auxquels j’ai participé dans les pays capitalistes, après les conférences, discussions parfois même disputes, on en arrivait
à se mettre d’accord et on établissait des listes de mesures à prendre pour résoudre certains problèmes de l’art actuel. Ce n’est qu’ensuite que l’on se rendait compte de notre impuissance qui venait du fait que les détenteurs du Pouvoir Culturel étaient absents.
Ce n’est pas le cas ici et j’espère que la relation grandissante entre créateurs et autorités culturelles permettra la réalisation des magnifiques intentions qui se sont manifestées ici.
Cela ne me surprendrait pas car, à chaque visite que je fais à Cuba, je trouve des nouveautés qui sont la preuve que le peuple cubain ne cesse de grandir.
J’adresse à ce congrès mes vœux les plus sincères de succès.
Texte lu au congrès de l’UNEAC, La Havane, 1988.
Cette vieille bâtisse bourgeoise avait une plaque : Académie des Beaux-Arts.
C’était dans la rue Las Heras, à Buenos Aires, à cent mètres d’où nous habitions. En passant devant, ma mère se rappela ce qu’une institutrice du petit village ferroviaire (Palmira), de la lointaine province de Mendoza, lui avait conseillé : son fils devait suivre des cours de dessin.
En haut de l’escalier il y avait, de chaque côté de la porte d’entrée, les moulages des deux esclaves de Michel-Ange. En montant les marches avec ma mère, je me souvenais de cette jeune et harmonieuse maîtresse d’école, de son équilibre, de son caractère, de sa douceur qui inspirait confiance et donnait assurance.
Ma mère ayant obtenu des renseignements, nous étions dirigés vers la MEBA (Mutualité des étudiants des beaux-arts), où je pourrais être préparé à intégrer, non pas l’Académie, mais l’École préparatoire des Beaux-Arts (sorte d’école secondaire avec spécialisation artistique).
La MEBA, c’était une cave avec deux pièces : l’une, une sorte de bureau, et l’autre, une petite salle à dessin.
Les formalités passées je me trouve, peut-être le soir suivant, de retour de la petite usine où j’étais apprenti, avec une table à dessin sur les genoux, qui comportait une feuille de papier Ingres et un fusain dans la main, face à un modèle en plâtre éclairé par une lampe. C’était le cours de préparation pour l’examen d’admission à l’École préparatoire.
Le professeur, un jeune étudiant des dernières années de l’Académie, m’indiqua ce que je devais faire : copier le modèle avec la barre de charbon sur le papier Ingres.
Pour moi, c’était une illumination. Moi, assis en train de dessiner ! C’était ça ! Il n’y avait rien d’autre. C’était comme si une éternité de création se présentait devant moi. Et j’étalais le noir du charbon pour faire les ombres et les variations de gris en écoutant les conseils techniques du professeur. J’étais dans un état de compréhension et d’exaltation qui me remplissait d’une heureuse assurance et me sortait, je le sentais, définitivement de l’angoisse partagée avec ma mère de ne pas savoir comment orienter mon avenir.
Mon dessin fini, l’enthousiasme et la satisfaction d’avoir fait quelque chose à moi m’amenèrent à écrire, bien visibles, mon prénom et mon nom en bas du dessin. C’était comme si je voyais écrit pour la première fois : Julio Le Parc. Le professeur, voyant cela, me conseilla, avant de fixer le dessin avec de la résine diluée d’alcool, de le gommer. Il me donna de simples explications qui me firent me sentir un peu honteux. Mais je compris sa leçon : ce qui était important, c’était le dessin, pas la signature. Ce professeur s’appelait Uzal. Plus tard, j’ai pu constater que, dans le marché de l’art qui pervertit la création contemporaine, une signature peut être plus importante que l’œuvre produite, que l’œuvre d’un artiste dont la signature a une reconnaissance est plus valorisée que l’œuvre d’un artiste inconnu, même si cette œuvre est supérieure. Et dans certaines tendances, le mythe de la signature fait office de création artistique.
La MEBA organisait, tous les samedis après-midi, des séances de croquis avec des modèles nus. Je me souviens encore de l’expression de ma mère, de ma sœur et de mon frère en voyant les dessins de nus que j’apportais à la maison avec mes pantalons courts et mes quatorze ans. Pour moi, c’était seulement des dessins, des lignes de crayon sur un papier. Même si la vue de la femme nue qui posait me renvoyait aux images des femmes nues que, tout petit, j’avais vues au bord d’un ruisseau : c’étaient ma jeune mère et d’autres jeunes femmes qui s’amusaient, nues dans l’eau, un dimanche à la campagne, à l’abri des regards.
Paris, 1995.
À l’École préparatoire des beaux-arts, j’attendais avec impatience les cours de dessin. Les autres cours m’ennuyaient beaucoup : histoire de l’Argentine, religion, géographie, instruction civique, histoire de l’art (qui consistait à apprendre par cœur les dates de naissance et de mort des artistes de la Renaissance)...
Assis, toujours avec le papier Ingres punaisé sur la planche à dessin, on dessinait des modèles de plâtre, des thèmes ornementaux comme la fleur de lys, ou des calques de bustes des sculptures grecques, romaines ou de la Renaissance. Pour moi, c’était passionnant de voir apparaître peu à peu sur la feuille de papier, toujours au fusain, la reproduction du modèle. Derrière nous se promenait un professeur silencieux (il s’appelait Canale), il faisait des observations, mais son coup de maître, c’était, lorsqu’un élève avait trop mis du charbon en reproduisant les zones d’ombres, de sortir de sa poche un petit chiffon noir. Sans rien dire, il le mettait dans la zone sombre du modèle, et nous comprenions aussitôt qu’il fallait nuancer, il nous faisait constater qu’à l’intérieur d’une zone d’ombre, ce n’était jamais noir, mais qu’il y avait des quantités de gris qu’il fallait déceler, différencier.
Bien que l’enseignement dans l’école fût académique, des détails comme ce petit chiffon noir du professeur Canale ont été, pour moi, formateurs et ils m’ont toujours accompagné. Aujourd’hui encore, ce serait avec un grand plaisir que je me mettrais, avec une feuille de papier Ingres punaisée sur une planche à dessin, face à la tête de plâtre du David de Michel-Ange, éclairée de côté par une lampe électrique, pour la dessiner avec un fusain. Et je suis sûr que je ne ferais pas mieux que cet adolescent passionné de dessin que j’étais alors.
Paris, 1995.
On travaillait l’argile dans l’atelier de modelage de l’école préparatoire des beaux-arts. Nous étions 20 ou 25 élèves. Dans les différents cours, dès qu’ils en avaient l’opportunité, les plus facétieux se mettaient à faire des blagues plus ou moins grossières suivant la tolérance ou le caractère du professeur.
Il est arrivé un soir comme professeur de modelage. Il avait une présence tranquille, pas de méthode d’enseignement. Je ne me rappelle pas avoir appris quelque chose de particulier ou d’important, concernant le modelage ou la sculpture, avec lui. Mais il avait une personnalité rayonnante qui s’imposait d’elle-même. Il n’a souffert d’aucune blague de la part des plaisantins. D’une façon toute naturelle et presque sans rien, il éveillait l’enthousiasme qui était en nous, il l’aiguisait et il nous transportait du cadre formel de l’académisme vers l’idée d’un art hors limites.
Les plus intéressés de ses élèves de ce cours nocturne (j’avais 17 ans et les plus âgés, 22 ou 24 ans), avides de connaissances sur l’art contemporain, dévoraient, à la bibliothèque du musée des Beaux-Arts, les livres sur le fauvisme, le cubisme, le surréalisme, etc. Nous suivions de près le mouvement d’art concret – invention qui s’initiait à ce moment là à Buenos Aires, nous étions fortement attirés par les idées de Lucio Fontana (car c’était lui notre professeur de modelage) sur le « spatialisme ».
Bien que nous n’arrivions pas à tout saisir, il nous faisait entrevoir un monde de création différent.
Les débats entre nous, après avoir discuté avec lui, étaient très intenses quand il nous proposa de faire un manifeste. Les discussions redoublèrent.
Je trouvais cela passionnant mais irréel : nous faisions des dessins académiques à l’école, le dimanche nous allions dessiner des animaux au zoo, le peu de temps libre que nous laissaient le travail diurne et l’école le soir, nous l’utilisions à faire un peu de peinture (natures mortes, personnages, etc.) et nous nous amusions à combiner cercles, triangles et carrés dans le style de l’art concret, mais quand on essayait de faire quelque chose qui collerait aux idées de Fontana et du « spatialisme », ça ne donnait rien !
Le Manifeste blanc était rédigé. Ma position était qu’on ne pouvait signer un manifeste sans avoir un soutien en œuvres ou, au moins, un embryon de production conséquente.
Je crois que, de tous les élèves du groupe qui gravitait autour des idées de Fontana, je fus le seul à n’avoir pas signé le Manifeste blanc.
Paradoxalement, de tout ce groupe, je suis le seul à persévérer dans les arts plastiques. Plus tard, avec d’autres jeunes artistes, après réflexions, analyses et échanges, j’ai signé avec eux des manifestes bien à nous. Mais l’esprit d’ouverture, la vision vers d’autres choses, le goût de l’aventure en art de Fontana furent toujours présents. J’ai rencontré Fontana quelques fois à Paris ou à Milan et, la dernière fois, c’était chez lui en 1968, quelques mois avant sa mort. Il communiquait toujours une vitalité et un enthousiasme plein d’humanité et de simplicité.
Paris, 1995.
Être ou ne pas être
Yvaral a écouté la voix tonitruante de l’histoire de l’art qui lui disait : ou tu parles maintenant, ou tu te tais pour toujours. Dilemme : apparaître comme des gens aigris, jaloux, ruminant une revanche genre « artiste inférieur » attaquant une « valeur sûre » pour se faire remarquer, ou se taire à jamais et être considéré pour toujours comme un épigone de Soto, ayant fait quelques petites merdes en le copiant. Entre ces deux extrêmes, il doit y avoir une attitude consensuelle et digne (consensuelle ? peut-être péchais-je encore par naïveté) qui permette de préciser les faits de la réalité historique d’une façon objective, sans tomber dans la triche, ni dans l’insulte et sans se mettre tout le monde à dos. Si cette précision est juste et s’appuie sur des faits incontestables, même Soto pourrait y souscrire sans perdre la face.
Cas de conscience
Scrupule mal placé à gommer ; il aurait pu me glisser l’oreille : n’attaque pas Soto, il est de la même tendance artistique que toi ! n’attaque pas Soto, il est latino-américain comme toi ! n’attaque pas Soto, il est presque ton ami, etc. Je revendique le droit de dire ce que je pense, ce que je crois juste historiquement et en le disant, je souligne la différence entre Soto et moi et affirme ne pas appartenir à la même tendance que lui ; les apparences peuvent tromper. Plus les choses seront claires, mieux ce sera pour l’art latino-américain. Plus on est sincère, plus on a de chances de construire une véritable amitié (encore de la naïveté ?). Ce faisant, je n’ai nullement l’intention d’attaquer Soto ni comme personne, ni comme artiste. J’apporte des éléments qui viendront s’ajouter à d’autres, pour alimenter une nécessaire polémique constructive, en vue d’une clarification devenue urgente.
Un peu d’histoire
Avec la fondation du Groupe de Recherche d’Art Visuel (GRAV) en 1960, nous avions pris à bras-le-corps le problème de la création artistique et particulièrement tout ce qui avait été fait ayant trait aux phénomènes optiques, à la construction de l’œuvre (son ossature, sa conception), au mouvement sous toutes ses coutures, etc. À partir de là, nous avons développé un travail singulier. Pour nous, les travaux de Paul Klee, Mondrian, Pevsner, Vantongerloo, Moholy-Nagy, Sophie Taeuber, Duchamp, Albers, les constructivistes en général, Max Bill, Schöffer, Vasarely avec sa forte présence et les plus jeunes (Tinguely, Agam, Bury, Soto...) ont été à la base de notre réflexion (nous l’avions signalé dans nos publications). En analysant leurs points forts, leurs contradictions, leurs limitations, nous avons développé notre démarche personnelle, qui va au-delà de la voie qu’ils avaient tracée.
Recherche continuelle
À l’intérieur du GRAV et à l’intérieur de la Nouvelle Tendance (le groupe « N » de Padoue, le groupe « T » de Milan et d’autres artistes), de très intéressantes propositions furent avancées, soutenues par des expériences précises, par des réalisations concrètes, par des positions claires. Elles concernaient la priorité visuelle de l’œuvre, le travail systématique, la participation du spectateur, l’aspect ludique, etc. Elles dénonçaient la mystification qui est faite de l’art et de l’artiste, elles dénonçaient aussi, en nous compromettant, l’arbitraire du système artistique officiel, la dépendance vis-à-vis du marché de l’art, etc. Nous avions au sein du GRAV une forme de travail éloignée de celle qui se pratiquait a l’époque et qui était basée sur l’individualisme, l’œuvre sacralisée, le culte de la personnalité, etc. Notre démarche à nous s’appuyait essentiellement sur une attitude de recherche continuelle, sur des échanges, sur une confrontation permanente ; en bref, nous tendions vers le travail collectif.
Refus
Ceux qui nous précédaient sont restés dans la position traditionnelle. C’était compréhensible pour Vasarely qui était âgé et dont l’œuvre était en pleine maturation (nous avons d’ailleurs eu des échanges positifs avec lui et son œuvre, et ses textes étaient toujours présents). Ce sont les autres qui nous ont déçus. Ceux qui avaient le même âge que certains d’entre nous ou un peu plus, et qui avaient participé à l’exposition « Mouvement », chez Denise René, en 1955. Nos tentatives de nous rapprocher d’eux, pour réfléchir ou même travailler ensemble, sont toujours restées lettre morte. Ces artistes (Agam, Bury, Tinguely, Soto...) nous ont bien fait sentir qu’ils tenaient à leur indépendance et défendaient jalousement leur particularité artistique. L’attitude que nous prônions les mettait en cause. Ils voulaient conserver leur chasse gardée.
Absurde
Le plus extrême et caricatural d’entre eux était Agam qui se vantait d’avoir déposé au registre des inventions « son » système de tableaux avec barres triangulaires, système utilisé dans la publicité depuis toujours. Quand j’étais adolescent à Buenos Aires, je me souviens que les péronistes s’en servaient dans leur matériel de propagande politique : sur un grand panneau, on pouvait voir le portrait de Peron qui, au fur et à mesure que l’on se déplaçait, s’effaçait pour laisser la place à celui de sa femme Evita (il faut dire que c’était efficace).
Le moteur de Tinguely
Je me rappelle que nous avions suggéré à Soto d’inclure le mouvement réel dans son travail. Lui s’interdisait le moindre moteur électrique pour ne pas empiéter sur le domaine de Tinguely. Ils pensaient également tous deux, tacitement, que faire des recherches sur les aimants, cela reviendrait à trahir, voire voler Takis, etc.
Le truc
Soto avait introduit I’effet de moirage dans ses tableaux. II utilisait le déplacement du spectateur autrement qu’Agam. Chez ce dernier, en se déplaçant, le spectateur découvrait différents tableaux géométriques dans un même relief. Chez Soto, il y avait une vibration optique. Et il y tenait, à sa vibration optique ! C’était son truc à lui. Quand nous l’avons connu, fin 1958, il confectionnait des séries d’œuvres dans lesquelles des éléments hétéroclites, trouvés peut-être dans la rue, composaient des reliefs, où il y avait différentes sortes de rayures sur lesquelles des morceaux de fils de fer en désordre créaient le fameux phénomène optique vibratoire. Un phénomène optique que I’on a retrouvé à un degré moindre chez certains artistes informels, qui introduisirent la maille de fer dans leurs assemblages.
Débandade
À la fin des années cinquante, ceux qui avaient participé à l’exposition « Mouvement » chez Denise René n’ayant jamais constitué un veritable groupe ni de réflexion, ni de travail en commun, ont poursuivi leur voie individualiste, accentuant, chacun dans leur coin, leur propre particularité artistique. Ils ont déserté le champ de bataille ; Tinguely happé par le néo-dada, Pol Bury personnalisant son travail par des mouvements inquiétants, Agam répétant ses tableaux constructivistes superposés, Vasarely s’envolant vers la gloire, Soto s’acoquinant avec I’informel... La plupart d’entre eux se sont rapprochés d’Yves Klein, chez Iris Clert ; l’esprit de la galerie Denise René s’était endormi.
Irrésistible ?
L’œuvre de Soto était très influencée par la mode de l’époque : le tachisme, l’art informel. Une mode suivie au même moment par un autre artiste d’importance, un Vénézuélien du nom d’Alejandro Otero, de la même tendance que Soto, mais qui, n’avait lui, aucune particularité supplémentaire. Tachisme, art informel... précisément ce que nous combattions, à cause justement de son caractère de mode et de son académisme envahissant. Nous le combattions non seulement par dégoût d’un faire facile et excluant d’autres démarches possibles, mais aussi par nos analyses et nos textes, comme celui que nous avions distribué sous forme de tract en 1961 à la Biennale de Paris. Mais surtout, nous le combattions en adoptant dans notre réalité artistique une attitude bien différente de celle des artistes de la génération de Soto et de ceux qui étaient sur les cimaises des galeries et des musée à ce moment-là.
Cher Jean-Pierre
Dans l’œuvre d’Yvaral, il ne s’agit pas de quelques petits trucs improvisés et vite oubliés. II s’agit d’une démarche sérieuse et approfondie qui s’est prolongée pendant dix ans et a produit une quantité appréciable de recherches. Tout ce travail s’est largement concrétisé, notamment à la Biennale de Paris en 1963 où il a exposé son mural avec fils plastiques transparents, ou au musée des Beaux-Arts de Buenos Aires et à l’exposition « Nouvelle Tendance », au Palais du Louvre en 1964, avec son cube de 1961 en grand format. Une partie du travail développé à l’intérieur du GRAV par Yvaral avait le même point de départ que Soto, le phénomène du moirage. Phénomène qui faisait par ailleurs partie des différentes illusions optiques exploitées par Albers, Duchamp, Vasarely et particulièrement Pevsner. Mais Yvaral a exploité le phénomène d’une toute autre manière que Soto. Alors que ce dernier se contentait de « dématérialiser » des éléments hétéroclites exposés devant des rayures par des vibrations optiques, Yvaral développait un veritable travail de recherche, exploitant à fond le déplacement du spectateur en jouant avec les accélérations et décélérations du mouvement optique, produites par ses constructions « prémonitoires » en fils plastiques. En 1962, dans mon texte « À propos de art-spectacle, spectateur actif, instabilité et programmation dans l’art visuel », le passage suivant en faisait état : « Dans le cas d’œuvres cinétiques en volumes – celles qui se réalisent avec le déplacement du spectateur – elles ont vraiment une valeur quand la perception totale du spectateur, en se déplaçant, répond aux mêmes données de conception et réalisation. La valeur de cette perception réside non pas dans l’addition capricieuse des différents points de vue, chacun d’eux peut-être l’équivalent d’un tableau fixe traditionnel, mais dans l’étroit rapport de déplacement du spectateur et des multiples situations visuelles qui en résultent. Chacune n’ayant en soi qu’un minimum de valeur, l’important est un troisième état produit par le déplacement. Les œuvres les plus remarquables dans cette voie sont celles qui incluent la notion d’accélération qui produit un véritable sens du mouvement, car le moindre déplacement du spectateur produit un mouvement visuel plusieurs fois supérieur au mouvement réel du déplacement. Ce mouvement visuel est soumis à des constantes permanentes. » Évidemment, Yvaral aurait été aussi ridicule qu’Agam, s’il avait déposé au registre des inventions I’effet visuel que produisent les alignements d’arbres vus d’un train en marche. Les recherches d’Yvaral, tout comme celles des autres, étaient et restent latentes, ouvertes et susceptibles d’être prolongées.
Retour. Soto II
Le travail de Soto, qui avait été à nos yeux doté d’une problématique intéressante, nous semblait irrémédiablement perdu, trop longtemps prisonnier de l’académisme informel, une production devenue sans intérêt pour nous. Quand Soto mettra à la porte de son atelier cet académisme informel, il se souviendra de ce qu’il avait fait auparavant et il retrouvera cette vaste plateforme composée des idées, des réalisations, des propositions qu’à force d’échanges, de confrontations et d’analyses, le GRAV et les artistes de la Nouvelle Tendance avaient établies, au prix d’une lutte et d’un travail constant, non exempt de sacrifices.
Vibration optique
II est possible que durant son époque « informelle », quelques-unes de nos idées aient pu se promener dans la tête de Soto mais le fait est que, pendant toute cette période, il n’en a appliqué aucune, se contentant d’exploiter le phénomène de la vibration à la mode informelle. On peut argumenter que ce qui importe dans le cas de Soto, c’est la mise en évidence de la vibration optique et que les supports sont sans importance. Cela signifierait que l’attachement à un thème, que la persévérance à le maintenir sur différent supports, permettent à l’artiste de se constituer une identité, un label, un style, une image de marque, c’est-à-dire un passeport pour la réussite.
Label
Dans la gamme des artistes monothématiques, on en trouve de toutes tendances, qui ont réussi à imposer leur image de marque puisque le milieu artistique leur a accordé sa reconnaissance. Voulez-vous des accumulations ? En voici pour tous les goûts (Arman). Voulez-vous des colis ? En voici et chaque fois plus gros (Christo). Voulez-vous des drapeaux étoilés ? En voici de toutes les dimensions (Jasper Johns). Voulez-vous des nanas ? En voici de toutes les couleurs (Niki de Saint Phalle). Voulez-vous des rayures ? En voici à toutes les sauces (Buren). Aimez-vous les grosses ? En voici avec supplément de gros, de petits gros, de gros chats... (Botero). Supportez-vous la télé ? En voici des montagnes (Nam June Paik). Aimez-vous les maigres ? En voici en marche (Giacometti). Aimez-vous le ciel ? Voici des tonnes de bleu outremer étalé au rouleau (Yves Klein). Aimez-vous la vibration optique ? En voilà à grande échelle (Soto). Aimez-vous le noir ? Voici le « noir lumière » (Soulages). Aimez-vous les vieilles pierres ? Voilà des kilomètres de murs craquelés, texturés...(Tàpies). Aimez-vous les compressions ? Voyez un ferrailleur (César). Aimez-vous la peinture qui dégouline ? Voici celle qui a coulé, coulé, coulé...(Pollock). Aimez-vous les salles de bains ? Voici des carrelages à la pelle (Raynaud). Aimez-vous les souvenirs de Montmartre ? Vous trouverez des artistes pour touristes qui ne se cachent pas d’en faire commerce. Voulez-vous un souvenir de la grande mystification de l’art ? En voilà, en voilà, en voilà... Aimez-vous les pamphlets ? En voici un de la race de ceux qui n’en finissent pas (Le Parc). On pourrait gloser à l’ infini sur ce thème dans le registre ironique.
Deux poids, deux mesures
L’attitude qui consiste à expérimenter continuellement est absolument en contradiction avec l’idée d’œuvre unique et originale. L’originalité réside dans cette attitude même. Elle est ouverte, généreuse. Le chercheur se satisfait de ses petites découvertes qui, pas à pas, finiront par constituer une démarche. Dans notre milieu, cette attitude n’a pas de « valeur en bourse ». Les valeurs cotées sont plutôt le « style », la persévérance dans une même voie. Si vous passez cinq, dix, trente ans à faire la même chose, vous aurez une chance de devenir une valeur sûre, reconnaissable et appréciée. Plus on persiste dans une manière de faire – indépendamment du faire – plus on a de chances de reconnaissance. En tout cas, plus que si on expérimente. L’expérimentateur est en général considéré hors circuit, démodé, catalogué comme iconoclaste, ingénu, utopiste ou casse-pieds, empêcheur de tourner en rond.
Malgré tout
En dehors de la reconnaissance et des avantages que le milieu artistique peut accorder a celui qui a adopté un « style », même s’il est « uni-thématique », il y a des cas ou un artiste qui suit sincèrement son obsession à longueur d’années, arrive à affiner son thème au point de surpasser toutes les considérations et produire de très belles œuvres. Dans le cas où il puise son inspiration dans le travail d’un collègue, la beauté de ses œuvres peut faire oublier le manque d’originalité et peut-être peut-il même en faire surgir quelque chose qui, sans lui, serait resté ignoré.
Altruisme
Pour celui qui se situe en dehors des rivalités personnelles et qui privilégie le développement des idées, c’est une grande satisfaction que de voir une de ses idées prendre forme et devenir évidente pour tous. À condition toutefois de ne pas s’être fait écraser auparavant soit par l’injustice de l’oubli, soit par l’accusation d’imposture.
Fiche à idées
Les artistes du GRAV et ceux de la Nouvelle Tendance n’étant pas précisément de farouches défenseurs du petit truc, de la petite trouvaille, de l’image de marque, les années passant, tous leurs apports sont devenus (peut-être les a-t-on fait devenir) une nébuleuse qui s’estompe. On les perçoit comme une masse informe qui se dilue dans l’air du temps passé et qui appartient à tous. Certains y ont pioché sans vergogne, d’autres l’ont fait en douce, d’autres enfin ont développé nos idées en faisant des propositions nouvelles. De sorte que les « historiens » pressés de l’art contemporain oublient toujours ces apports-là. Tachisme, pop-art, minimalisme, trans-avantgardisme, ça leur suffit. Pourtant, il y a du GRAV et de la NT dans le minimalisme, le conceptualisme, l’art sociologique, le nouveau constructivisme, le support-surface, le BMPT, I’interventionnisme, chez les installateurs, dans les collectifs d’artistes, chez les artistes contestataires et... et... chez Soto aussi.
Le point de rupture
Peut-on dire que l’œuvre réalisée par Soto à la fin des années 50, début 60, était informelle ? Elle l’était et, en même temps, elle ne l’était pas. Peut-on dire qu’une grande partie de celle qu’il a réalisée par la suite était du GRAV / NT ? C’en était et ce n’en était pas. Dans cet interstice se situe Soto. Là, en étant à la fois une chose et l’autre. Pour ce qui nous concerne, ce n’est pas seulement un problème de dimension, d’échelle ; tout en élargissant certains de nos thèmes, il leur a donné une autre envergure (pas seulement par la taille), d’une intensité différente. Les qualités artistiques de Soto sont indéniables. Ce qui était chez nous du domaine de la recherche, de l’expérience (même accomplie à 100 %), s’est imposé un peu plus tard chez Soto, dépassant l’idée originale, d’une qualité et d’une noblesse remarquables, dues à la finesse et à la sensibilité de l’artiste qu’est Soto. Et là aussi, son petit truc (vibration optique) devient un prétexte. II est présent dans ses réalisations mais submerge par le fait artistique ; quand on les regarde, on a l’impression qu’elles auraient pu s’en passer.
Paternité
Être jaloux de la réussite de l’œuvre de Soto ? Lui en vouloir ? Non. En différentes occasions, j’ai manifesté à Soto combien j’appréciais son travail. Je me rappelle l’avoir félicité à la foire internationale de Montréal pour son œuvre suspendue dans le pavillon, simple et beau, du Venezuela, conçu par I’architecte Villanueva. Je n’étais pas en train de me féliciter moi-même bien que, dans sa conception, son œuvre fût proche d’une des miennes réalisée antérieurement. Elle était semblable et différente. C’était tout Soto. Mes félicitations étaient sincères, car « la mienne » en question venait bien aussi de quelque part, et réclamer des paternités m’a toujours semblé ridicule.
Culture de l’exclusion
Par un jeu de passe-passe, I’histoire contemporaine de l’art a escamoté tous les apports d’une démarche qui représente de longues années d’un travail très intense de recherche à l’intérieur du GRAV et de la NT. Pourquoi ? Opinion d’un anti-yankee primaire : à cause des rivalités des années 60 entre l’Europe et les États-Unis. Cette guéguerre a pris fin quand tout le monde a reconnu la suprématie nord-américaine dans le domaine de l’art aussi et a accepté que c’étaient eux, les Yankees, qui déterminaient la valeur des choses. Et comme dans le courant NT les artistes nord-américains n’étaient pas protagonistes, ils ont décrété que ce courant n’avait jamais existé. Et les Européens se sont soumis à la loi du silence. Une anecdote : au mois de mai 1996, lors de mon exposition à l’Espace Electra, quelques revues spécialisées ont publié de petits articles sur moi. En les feuilletant, j’y ai trouvé des pages entières consacrées à la grande exposition de Soulages au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. J’ai été agréablement surpris de lire les louanges des critiques d’art sur le « noir-lumière », de les voir admirer la manière originale qu’a Soulages d’accrocher la lumière dans ses tableaux et s’étonner de la façon dont elle les modifie et les transforme selon l’emplacement et les déplacements du spectateur. C’est alors que j’ai rencontré une critique d’art qui n’avait pas encore écrit son papier sur Soulages et se préparait à le faire. Naïvement, je lui ai demandé si elle allait y faire état de notre travail à l’intérieur du GRAV et de la NT, au début des années 60, sur l’œuvre non-définitive, sur l’instabilité, sur le mouvement, sur la participation du spectateur et sur l’incorporation à l’œuvre des contingences extérieures. Elle m’a ri au nez. Selon elle, personne ne pouvait s’intéresser à de telles élucubrations et si quelqu’un avait eu l’idée saugrenue de réaliser quoi que ce soit de semblable, ça ne pouvait être qu’un artiste mineur et inconnu ; l’artiste génial, c’était Soulages.
Hommage oui - Hommage non
Elle était si convaincue de son argument qu’elle me proposa d’intituler une de mes œuvres des années 60 exposée à Electra, « Hommage à Soulages » !!! Voilà ce que l’on peut dire du « sérieux » d’une certaine critique soumise au prestige, au marché de l’art, aux modes. C’est comme si un critique avait proposé à Yvaral lors d’une éventuelle exposition, d’intituler son cube : « Hommage à Soto ». N’aurait-il pas été plus logique et plus juste que Soto intitule l’œuvre qu’il a présentée cette année aux Champs-Élysées : « Variation sur un thème d’Yvaral » ou, en toute simplicité, « Hommage à Yvaral » ?
Pénétrable - Pénétrables
À la Biennale de Paris en 1963, j’avais réalisé à l’intérieur du labyrinthe (travail collectif du GRAV) une petite cellule comprenant toutes les données conceptuelles, matérielles et de fonctionnement de ce que, plus tard, on allait appeler « pénétrables ». En 1969, quand Soto installa un pénétrable sur le parvis du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, lors de sa première rétrospective, j’en fus très content. C’était pour moi comme si ma petite cellule de 1963 quittait le labyrinthe pour prendre son envol, traversait les portes du musée et venait se poser juste devant. Elle prenait ainsi une autre envergure, révisée par Soto, dans ce grand carré de ciment où des patineurs faisaient habituellement leurs arabesques. J’ai vu des photos d’une des filles, déjà grande et bien jolie, de Soto à l’intérieur du pénétrable et cela m’a rappelé avec émotion celles que j’avais faites de mes enfants, encore petits, participant à quelques-unes de mes œuvres.
Dans la rue, la cage
Je me suis dit à l’époque que si nous avions pu disposer de telles facilités lors de notre « Journée dans la rue » en 1966, nous aurions été autrement plus efficaces. Au lieu de quoi, nous eûmes droit à la police pour nous chasser. Ce qui ne nous empêcha pas d’être heureux et fiers de notre démarche, du sens qu’elle avait et du contact avec le public. Parmi les événements que nous proposions, il y avait la minuscule cage cylindrique d’Yvaral faite de fils plastiques transparents, minuscule par rapport aux pénétrables de Soto. Dans une des photos de l’époque, il est touchant de la voir déjà « pénétrée » et occupée par l’actuel patriarche à barbe blanche, plus vieux qu’en réalité ; en ce temps-là, sa moustache était encore noire ; il s’agissait de Pierre Restany. À côté de lui, une belle jeune femme moulée dans un ensemble rayé noir et blanc qui faisait ressortir ses rondeurs et qui jouait « optiquement » avec des fils plastiques suspendus. D’autres rondeurs, d’un autre charme celles-là, avaient également pénétré la cage en la personne de Otto Hahn.
Mais... oui
Soto a pris un deuxième départ après son époque « informelle ». Pour ce faire, il s’est appuyé en grande partie sur les idées que nous avions lancées entretemps. II a « emprunté » certaines de nos recherches en les développant. Et après ? Eh bien, je pense – une fois ces petits « péchés » pardonnés – que ce que Soto réalise est très beau. Ce qui est moins pardonnable, c’est le comportement des décideurs obtus et des historiens de l’art amnésiques, qui nous obligent à effectuer cette clarification – certes tardive et qui risque d’être peu appréciée – concernant Yvaral, le GRAV, la NT et moi-même, par rapport à l’œuvre de Soto.
Illusion
On peut se prendre à imaginer tout ce qu’auraient pu réaliser les artistes de la NT si on leur avait donné plus de possibilités. On peut nous rétorquer que si cela ne s’est pas fait c’est parce qu’ils manquaient de conviction, qu’ils étaient incapables de communiquer leur enthousiasme pour emporter les décisions. Ou peut-être était-ce que nous n’étions pas assez opportunistes, pas assez prêts à faire des courbettes ou à considérer que « la fin justifie les moyens ». Mais ce sont des considérations morales qui ont à voir avec la conscience de chacun. Je pense, on outre, que pour celui qui se donne la peine de les chercher, les vrais apports se trouvent davantage dans la recherche même que dans le spectaculaire. Que Soto fasse une troisième exposition rétrospective à Paris, c’est très bien. Mais il serait très bien aussi que Paris invite un jour les artistes du GRAV et de la NT à montrer tout leur travail de recherche des années 60. Ce serait une juste réparation et une clarification beaucoup plus éloquente que ce texte.
Une place. Toute la place
Soto doit avoir toute la reconnaissance qu’il mérite. C’est normal. Ce qui serait anormal et malsain pour tout le monde, Soto inclus, serait qu’il n’en ait pas du tout ou qu’il en ait une excessive, sans rapport avec la réalité, comme celle de certains artistes « élus » d’aujourd’hui exagérément célèbres, qui, à coup sûr, seront les « pompiers » de demain. En portant un artiste au pinacle, cette reconnaissance totalitaire se fait au détriment des autres. Est-on déjà dans le malsain ? Est-il déjà trop tard ? Dans tous les cas de figure, ce texte a sa raison d’être, ne serait-ce que pour la sérénité intérieure que le fait de l’avoir écrit m’a apportée.
Boomerang
II est fort possible que cette démarche se retourne contre nous. Soit que nos propos tombent dans la plus complète indifférence. Soit qu’on nous accuse d’être des copieurs, en critiquant nos réalisations, celles de l’époque du GRAV, celles d’après ou celles d’aujourd’hui, ou en démolissant notre analyse. Ces critiques-là seront les bienvenues en cette époque de crise généralisée, si elles s’inscrivent dans une réflexion approfondie de notre milieu sur la production artistique : comment elle est conçue, comment elle est mise en valeur, comment elle est diffusée, comment on la commercialise, comment elle s’inscrit dans le social, etc. C’est ainsi que l’on pourra déceler ses contradictions, ses défaillances et voir comment on peut la modifier et I’intégrer de façon positive à la société contemporaine.
Cachan, décembre 1996.
Les origines de cette « petite histoire illustrée », remontent bien loin. Au milieu des années cinquante, alors que nous étions étudiants aux Beaux-Arts de Buenos Aires, en Argentine, nous avions animé un mouvement étudiant très puissant. Nous avions occupé jour et nuit les trois écoles pendant un mois entier, provoquant la destitution des directeurs et vice-directeurs et la mise en disponibilité des professeurs catalogués en « bons », « mauvais » ou « indésirables ». Les règlements disciplinaires avaient aussi été supprimés et nous avions appelé les jeunes artistes à exposer à l’intérieur des écoles en les invitant à donner des cours libres.
À l’époque, nous rêvions d’une restructuration profonde de l’enseignement artistique. À un certain moment, quand la mobilisation étudiante a commencé à décliner, nous avons réalisé un petit bulletin ronéotypé qui comportait des textes et des dessins humoristiques mettant en lumière les travers du milieu et de l’enseignement artistiques.
Cette analyse embryonnaire du milieu artistique s’est ensuite approfondie au sein du Groupe de Recherche d’Art Visuel (GRAV) au début des années soixante à Paris, à travers une réflexion collective qui s’est concrétisée dans des textes, des prises de position ou des actions ; par exemple le tract « assez de mystifications » qui fut distribué à la Biennale de Paris en 1961 ou la « sortie dans la rue » en 1966.
Une même attitude m’a conduit moi-même à rédiger des textes qui développaient ces idées (« guérilla culturelle » en 1968), à participer avec des images à l’atelier populaire des affiches installé dans l’École des Beaux-Arts de Paris en mai 68, ou encore à organiser et réaliser avec les Latino-Américains une grande manifestation intitulée « Amérique latine non officielle » conçue en forme de parcours visuel informatif destiné à contrer l’information officielle des États d’Amérique latine et en particulier de ceux qui utilisaient alors la torture comme mode de gouvernement.
Des éléments graphiques et idéologiques de cette « petite histoire illustrée » étaient déjà présents dans les jeux-enquêtes : « renversez les mythes », « choisissez vos ennemis » ou « frappez les gradés » à la fin des années 60 et au début des années 70.
La réflexion sur notre condition d’artiste dans la société contemporaine se poursuivit encore de façon collective à l’intérieur du Front des Artistes Plasticiens (FAP) qui contestait l’organisation de l’exposition « Pompidou » (1972) et interpella ses inspirateurs et responsables à travers textes, affiches illustrées et actions. D’autres images satiriques furent alors réalisées avec, entre autres, des étudiants de la faculté d’art de Paris où j’enseignais en 1973.
Outre les réalisations collectives faites avec la brigade et le collectif des peintres antifascistes, il y a eu par la suite la mobilisation des artistes contre la façon dont le Centre Georges-Pompidou s’organisait. Ce combat était la continuation de la réflexion sur l’arbitraire des politiques culturelles. À cette occasion, j’ai réalisé d’autres dessins qui sont à l’origine de la composition du présent livre. Parmi les textes circonstanciels que j’écrivis alors, celui intitulé « questions », en 1978, résume les différentes réflexions autour du thème traité ici.
La B.B.C. de Londres, voulant réaliser un film sur mon travail, me demanda un jour de lui proposer quelque chose à ma façon. Cela m’a incité à mettre en ordre les différents dessins, à en faire d’autres, construire des petits décors, écrire un scénario, etc., afin d’inclure mon histoire à l’intérieur du film de la télévision britannique. C’est alors que l’on s’est rendu compte que cette histoire était en soi un thème de court métrage. Quelques séquences furent toutefois incorporées au film que la B.B.C. a produit en 1978.
C’est à partir de ce moment que j’ai disposé de 150 diapositives qui ont servi à la réalisation de ce livre. Je les ai utilisées plusieurs fois sous forme d’audiovisuel pour l’ouverture de tables rondes publiques ou pour animer des expositions dans des institutions, des écoles d’art, etc. En 1988, mon fils Gabriel réalisa aussi en espagnol un film vidéo de 13 minutes sur ce sujet.
J’attendais donc depuis longtemps la possibilité de verser toutes ces images et les problèmes qu’elles sous- entendent dans un petit livre facilement accessible. Elles contiennent en effet, de manière condensée, une réflexion que j’ai partagée avec bien des artistes, et qui constitue l’ossature de toute ma démarche comme plasticien expérimentateur dans une société capitaliste.
Étant donné mon âge on pourrait me conseiller de « rester peinard » dans le moule de l’artiste à la recherche d’une honorable consécration et de ne pas soulever de vieilles querelles ; ne pas réveiller en somme les vieux démons et laisser dans le coin le plus obscur de ma cave toutes ces images qui pourraient être toujours dérangeantes.
On pourrait penser ainsi que les « sortir » va contrarier la « bonne carrière » du créateur et aggraver le risque de ne pas le voir bénéficier avant sa retraite « définitive » du label « bon artiste » qu’offre l’establishment artistique. Malheureusement, les problèmes que j’ai dû affronter depuis mon adolescence comme étudiant aux Beaux-Arts jusqu’à aujourd’hui sont toujours présents. Se les poser et chercher des solutions soulage déjà et prédispose favorablement à la création, en sachant où l’on se trouve.
Je remercie ici sincèrement ceux qui ont rendu possible la réalisation de ce livre. En particulier Pascal Letellier pour son enthousiasme éclairé, Annette Breuil pour son apport chaleureux, Jean-Louis Pradel pour sa contribution analytique et son soutien réconfortant. Et je remercie aussi la maison d’édition Joca Seria.
Cachan, novembre 1996.
Après avoir visité l’exposition « Contrastes de forme, (Abstraction géométrique 1910 — 1980) » dans les salles Pablo Ruiz Picasso de Madrid, j’ai écrit le texte suivant qui a été publié dans le Diario 16 du 1er juin 1986. Une satisfaction. Voir ou revoir une série d’œuvres appartenant à la dénommée abstraction géométrique. Surtout celle des pionniers.
Une indignation. Être témoin, une fois de plus, de la manipulation internationale de la part des Américains de l’art contemporain.
Une déception. Que les autorités culturelles espagnoles se prêtent, dans ce cas précis, à cette manipulation. Ou bien elles ignorent tout de l’art contemporain, ou alors, ce qui serait pire, elles agissent en connaissance de cause, établissant une complicité qui friserait la malhonnêteté.
Espagne. Quant à l’Espagne, comment peut-elle accepter une exposition de ce type ? Où ne figurent, dans la première partie, que deux artistes espagnols : Juan Gris et Pablo Picasso. Il n’existerait aucun autre artiste géométrique espagnol valable selon les critères américains ? Comment ne pas s’indigner que dans la cinquième partie de l’exposition (années 60 à 80) on fasse délibérément l’impasse, par exemple, sur l’œuvre de l’historique Équipe 57 ? Comment ne pas s’indigner de l’absence d’Eusebio Sempere ? Et comment ne pas s’indigner que tout ceci ait lieu avec l’accord évident des autorités culturelles espagnoles ?
Europe. En ce qui concerne l’Europe, comment accepter aussi dans cette même section (60-80) l’exclusion volontaire et non moins délibérée de tout ce qui a été produit en Europe pendant cette période ? On peut citer quelques absences scandaleuses. Pour l’Italie, les œuvres de Bruno Munari, Enzo Mari, le Groupe N de Padoue, le Groupe T de Milan ; pour l’Allemagne, l’œuvre de Gerhard von Gravenitz et celle des artistes du Groupe ZERO ; pour la Suisse, Richard Lohse, Karl Gerstnert ; pour la France, Tinguely, Agam, le GRAV (Groupe de recherche d’art visuel)... Et un grand et cætera qui inclut une infinité d’artistes de tous les pays d’Europe, sans oublier ceux des pays de l’Est ainsi que le Groupe Mouvement de Moscou.
Amérique latine. Sachant que cette exposition va partir en Amérique latine (Buenos Aires, São Paulo, Caracas), comment accepter cette ignorance – non dépourvue d’un certain mépris – de la part des Américains du Nord, pour tout ce qui vient du Sud ? Et comment peut-on tolérer de voir l’apport fondamental de l’Amérique latine à cette tendance qualifiée d’abstraction géométrique, enterré dans les poubelles de l’histoire ? Tant d’artistes de qualité ont travaillé et continuent de travailler dans cet esprit. Je voudrais seulement signaler quelques cas : le Movimiento de Arte Concreto-Invención, né dans les années quarante à Buenos Aires et São Paulo ; le Groupe Madi avec Arden Quin, né à la même époque dans le Río de la Plata, conseillé par le légendaire Torres García, et dont les œuvres, déclarations et position, feraient mourir de honte bien des artistes nord-américains pourtant massivement représentés dans cette exposition.
Soumission. Penser que certains responsables culturels latino-américains promeuvent aussi ce type d’exposition dans leurs propres pays (tout comme l’Espagne) ! À croire que ce sont des antinationaux masochistes ou qu’ils ont une âme de paillasson à qui les Rambo super-experts de l’art contemporain peuvent dicter superbement leurs cours magistraux, imposant, comme dans tant d’autres domaines, leur vision arrogante du monde dans laquelle leurs artistes made in USA sont les supermen de l’art actuel.
Hégémonisme. On peut trouver une infinité de justifications quant au contenu et au choix des œuvres de cette exposition, mais il est incontestable que, comme on a pu le constater à de nombreuses occasions plus ou moins récentes (Paris-New York-Paris), pour les Nord-Américains, l’art européen du début du siècle n’est qu’une référence ; le véritable art contemporain a surgi, comme une génération spontanée, aux États-Unis. Et tout ce qui s’oppose à cette idée ne vaut rien, n’existe pas. Or s’ils ignorent quelque chose, il faut en déduire que cette chose n’a pas d’importance. Si elle ne reçoit pas l’aval de New York, c’est parce qu’elle ne mérite pas de figurer dans l’histoire de l’art, et si on lui accorde un petit coin dans cette histoire, c’est uniquement pour mieux confirmer la thèse américaine.
Proposition. À mon avis, cette exposition ne devrait avoir lieu ni à Buenos Aires, ni à São Paulo, ni à Caracas. Puisqu’elle a lieu à Madrid, je suggère aux autorités espagnoles qu’elles organisent le plus vite possible, à Madrid également, une autre exposition de la même importance qui rétablisse, avec un minimum d’objectivité, la réalité historique de l’abstraction géométrique, notamment celle des années 60-80. Pour ce faire, il faudrait solliciter la collaboration des nombreux spécialistes du sujet vraiment responsables, et surtout faire appel aux véritables protagonistes encore vivants qui, de diverses manières et dans des buts différents, ont inclu la géométrie dans leurs créations artistiques, pour qu’ils témoignent de cette grande aventure de l’art moderne. Voilà qui ferait une excellente exposition, contradictoire mais ample et ouverte. Dans l’espoir que cet événement ouvre la voie à de nouvelles perspectives de développement.
Note finale. Il est possible que le contenu de ce petit texte de circonstance, écrit en signe de protestation, puisse sembler quelque peu irrespectueux, agressif, voire même insultant aux différents responsables de cette exposition. Il se peut également qu’il ne soit qu’un cri dans le désert. Mais il faut que l’on se rende compte à quel point l’imposture et la manipulation que représente cette exposition peuvent être offensantes pour bon nombre de créateurs qui, pendant des décennies, ont apporté, au travers de leurs recherches et de leurs œuvres, des éléments essentiels au développement de l’art contemporain. 1986 Curators Commissaires ? Curateurs ? Curators ? Je me perds Eux, ils me retrouvent Un phénomène qui continue à éclore ? Une mode passagère ? Il faut être à la mode ? Assaillis Nous sommes assaillis ? Ils sont là Ici aussi Partout avec une apparence inoffensive Inoffensive, peut-être. Mais ils sont là D’où viennent-ils ? Comme les champignons ? À un jeune, j’ai demandé : « tu es artiste ? » « Non. Je suis curateur », m’a-t-il répondu avec une grande assurance. – Tu as fait des études pour ça ? – Non, j’ai visité des expositions dans quelques musées et dans quelques galeries et maintenant, je suis curateur. – Ah ! Tu as déjà organisé des expositions ? – Non. Au moins, il était clair. D’autres entretiennent le mystère. Auparavant critique d’art… Pourquoi pas curateur ? Auparavant réparateur des œuvres modernes ou contemporaines, pourquoi pas curateur ? Courtier avec des ressources limitées, pourquoi pas curateur ? Recalé comme artiste, pourquoi pas curateur ? Un veuf, bien sous tout rapport, avec des solides ressources, ses enfants mariés, beaucoup de temps libre, aimant l’art… pourquoi ne pas reprendre ses études et obtenir un diplôme sur l’art ? Celui-ci en poche, quoi faire ?… Curateur ? Pourquoi pas, allons-y. D’autres aiment les vieilleries, les tableaux anciens ensevelis sous les couches de vernis et noircis par la fumée des cheminées, gare ne vous avisez pas de les nettoyer et de revenir aux couleurs originelles du peintre, quel sacrilège ! Fétichiste ? Mais, devenu curateur d’art moderne et contemporain, pas d’œuvres à exposer si elles ne sont pas touchées par le passage du temps ; une tache par là, une moisissure bien en vue, un point de rouille bienvenu, un moteur cassé etc. allez, on les expose même si elles dénaturent l’aspect original que l’artiste a voulu. On peut continuer les exemples, mais qui réagit à tout cela ? Quelles sont les règles ? Qui octroie un pouvoir au curateur ? Ça suffit de s’autoproclamer curateur ? Et si une super autorité artistique se mettait à légiférer ? Que dira-t-elle ? Si vous voulez vraiment devenir curateur, tenez compte de ce qui suit : – Ne soyez pas nombrilistes, il y a beaucoup de ça chez les artistes. – Ne suivez pas les modes. – Sachez que chaque cas est un cas particulier. – Considérez que chaque ensemble d’œuvres à exposer mérite une attention particulière. – Sachez que vous pouvez être, avec votre travail, un lien entre une œuvre et les intentions d’un artiste. – Oubliez vos goûts personnels. – Pensez à ceux qui vont visiter des expositions que vous allez « curater ». Les expositions ne doivent pas être destinées seulement à des spécialistes de l’art (critiques ou historiens d’art, galeristes, fonctionnaires artistiques, collectionneurs). – Ne prenez pas les œuvres des artistes comme une illustration de vos pensées sur l’art. – Sachez qu’une exposition est réussie quand elle transmet le sens de l’œuvre et la pensée des artistes. – Dans votre relation avec les artistes, ne vous cantonnez pas à vos préjugés. – Ne mettez pas en avant votre personnalité pour écraser celle des artistes. – Ne sacrifiez pas une exposition par vos caprices. – Tirez des leçons des différentes « curatories » – Sachez qu’à partir de rien vous pouvez être utile à quelque chose. – Apprenez, apprenez de tout. L’humilité peut être votre force. – Et, surtout, préparez-vous à affronter une nouvelle situation le jour où les curateurs auront passé de mode. Tout le monde ne peut pas être, comme dans le temps, directeur d’une galerie ou d’un musée et, en toute simplicité, faire des accrochages avec les artistes. Et surtout maintenant qu’il paraît que certains autoproclamés curateurs, s’ils décrochent une « curatorie » dans une galerie, exigent, en plus, des honoraires, une commission sur les ventes, pas seulement pour les ventes durant l’exposition, mais aussi sur les ventes à venir sur une longue période. Il suffit de dégoter un artiste rare, de valeur, valeur artistique peut-être, mais surtout commerciale, en raison des commissions. Avec un peu d’imagination, on peut toujours inventer un thème ou titre d’une exposition, broder autour, pondre un texte, le plus compliqué possible, avec soi-disant une vision du monde actuel, dénicher quelques artistes qui vont illustrer la profonde pensée et le tour est joué en convainquant un directeur de musée. Au fait, si les artistes choisis n’ont rien à voir avec ces élucubrations sans importance, il suffit qu’ils aient une certaine notoriété et surtout une cote. Certains curateurs ne se contentent pas de dire aux artistes ce qu’ils ont fait durant toute leur vie comme œuvre, mais décrètent aussi ce qu’ils n’auraient pas dû faire et, en plus, ce qu’ils auraient dû faire. On pourrait, pour se dédouaner et pour ne pas souffrir la foudre des curateurs, dire que tout cela n’est que caricature et qu’on trouve dans notre milieu des personnalités qui font très bien leur métier, justement parce qu’ils ont une personnalité qui les amène à aller plus loin que leur personnalité.
2017
En troisième année de l’École préparatoire des Beaux-Arts, c’était le plus redoutable des professeurs de dessin. Il avait une très forte personnalité et il enseignait le dessin d’une façon très caractéristique.
À la fin de l’année, lors de l’exposition des meilleurs dessins, ses élèves occupaient une place importante et presque tous avaient un style qui les identifiait, la marque du professeur, en quelque sorte.
Quand je suis arrivé en troisième année, je suis tombé dans son cours. Il n’était pas très grand, nerveux avec des gestes vifs et parlait avec un débit rapide et net, et un léger accent. Il était d’origine italienne, il s’appelait Lorenzo Gigli, frère ou cousin du grand ténor italien Benjamin Gigli. Entre lui et moi, il y eut aussitôt un accord tacite de respect mutuel. Il me laissait dessiner à ma manière et, contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, ne m’imposa pas
le « style Gigli ». Il me faisait des observations ponctuelles que je prenais en considération. Je me rappelle mes dessins, des nus, pour lesquels je préparais, à la maison, une sorte d’échafaudage avec une trame orthogonale que je traçais à partir des divisions de la section d’or. Le dessin à partir du modèle était composé de lignes droites et courbes très précises qui se succédaient presque alternativement.
À l’intérieur de ce dessin, je plaçai une multitude de plans en modulant les jeux d’ombres et de lumière du modèle. Quel plaisir pour moi que de revoir aujourd’hui l’un de ces dessins. Mais presque tous sont restés à l’école et je n’ai pas pu les récupérer !
Une fois par trimestre, le professeur Gigli se bagarrait avec les autres professeurs au moment de classer les élèves en attribuant des notes de 0 à 10. Il me raconta qu’il avait frappé sur la table, face aux autres professeurs, et avait imposé, pour moi, la note maximale. Il me dit : « Tu sais, eux (les autres professeurs), peuvent passer mille ans à dessiner, jamais ils ne pourront faire un dessin comme le tien. »
Bien des années plus tard, déjà installé à Paris, un jeune peintre qui avait été aussi son élève à l’École préparatoire, me rapporta que Lorenzo Gigli se complaisait à dire que, pendant trente années d’enseignement du dessin, il n’avait jamais eu un élève comme moi. Mais ce qu’il disait à mes camarades de cours lorsque j’étais son élève, et qui, à l’époque, me remplissait de satisfaction, c’était : « Le Parc ne dessine pas les modèles, il dessine leur quintessence. »
Aujourd’hui encore, ce serait une très grande satisfaction que d’entendre au loin, dans mon dos, la voix saccadée de l’archange Lorenzo Gigli disant : « Les œuvres de Le Parc sont la quintessence même. »
Paris, 1995.
C’était en 1988, alors que je faisais une très grande rétrospective (360 œuvres) dans les salles nationales du Palais des glaces, à Buenos Aires.
Alors que mon ami peintre Jorge Santamaria visitait l’exposition avec l’un de ses amis, celui-ci s’exclama : « ¡ Che pero este tipo es Gardel! » (Dis donc, ce type,
c’est Gardel !).
Quand Jorge Santamaria me rapporta l’anecdote, je fus aux anges. Jamais je n’aurais imaginé un tel compliment. Carlos Gardel ! L’idole de mon père, qui lui ressemblait un peu, l’idole de générations et de générations d’Argentins,
la voix unique de la chanson nationale, la pinta, la quantité de tangos qu’il a composés et interprétés en chantant comme on respire... Je me revois dans ma petite enfance où la nouvelle de sa mort a consterné mes parents et toute l’Argentine.
Je me souviens, en recréant dans mes jeux et petits dessins, ce malheureux accident d’avion, à partir de photos des journaux. Je me rappelle avoir dessiné par la suite des têtes d’aviateurs avec leur casque en cuir et leurs grosses lunettes.
Carlos Gardel m’accompagne toujours, à travers une très grande quantité de ses enregistrements, mais aussi au travers de l’expression spontanée d’un Argentin d’aujourd’hui.
Quelle plus grande satisfaction que d’imaginer, même un instant, que mes œuvres exposées dans le Palais des glaces pouvaient évoquer ce que signifie Gardel pour les Argentins.
Paris, 1995.
J’ai toujours eu la curiosité d’observer la tête des artistes connus, de trouver le lien entre leurs différentes expressions faciales et corporelles et leurs œuvres, d’évoquer, dans l’image d’un jeune artiste d’une autre époque, tout ce qu’il pouvait y avoir comme potentialité qui le conduirait à réaliser telle ou telle production artistique. Bien sûr, d’une position stricte, on peut dire que ce qui compte, c’est l’œuvre, et non pas l’aspect de celui qui la réalise. Pour moi, cela forme un tout ; l’artiste, son œuvre, son comportement.
J’arrive à m’étonner moi-même, en voyant ma paisible image de jeune homme, en sachant toute la dynamique presque agressive que je développais à l’époque. Ainsi,
les différents aspects de mon visage peuvent se rapporter aux différentes étapes de ma vie, de ma production artistique et de mes comportements.
Paris, 1995.
Quand j’étais jeune, je trouvais très étonnant qu’un compositeur de tangos puisse faire référence à l’art plastique moderne, pas seulement dans le titre de sa chanson Marrón y azul, mais en faisant ressentir la modernité de la création plastique à travers un genre musical si profondément nôtre, en me faisant percevoir avec une certaine clarté : que de soi-même, de ce dont on a hérité, de ce que l’on puise dans son entourage, de ce que l’on ressent, de ce à quoi on aspire, peuvent s’ouvrir, en conjonction avec la création contemporaine, des chemins à soi vers un futur pressenti.
Tout ça, sa musique, m’apportait de l’optimisme dans une situation personnelle de jeune aspirant artiste peintre plus que confuse et incertaine, presque sans issue. De ces choses-là auxquelles on s’attache pour aller de l’avant : « Bientôt viendront des temps meilleurs » ; une pirouette de Chaplin qui transforme le négatif du monde ; un griffonnage sorti de ma main ; Marrón y azul qui passe à la radio. Pavés bénis où poser le pied pour commencer à avancer.
Il y a eu sa musique dans ce lointain passé, et dans cette lointaine jeunesse pleine d’aspirations qui était en train de se former. Les années passant, ma fascination pour la musique de Piazzolla est allée crescendo. Elle m’a accompagné et m’accompagne toujours dans la solitude tranquille de mon atelier. Son rythme, ses accords, ses sauts, ses séquences, ses insistances, ses accélérations, ses langueurs, ses ponctuations (sans parler de la partie émotive), tout cela créait un parallélisme avec mes propres recherches formelles. Quand je regarde mes œuvres, il arrive à ma mémoire auditive des fragments de « piazzollas » qui sont incrustés en elles, et ces « piazzollas », par une alchimie consentie, sont pour moi partie intégrante de mes œuvres.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Piazzolla, de le voir en concert, de me trouver en réunion privée tout près de lui, de sentir comment sa musique, qui venait du plus profond de lui, transitait à travers lui, passait par ses mains nerveuses et agiles avec des doigts comme des griffes caressant les touches de son bandonéon, et elle, sa musique, envahissait devant nous tout l’espace alentour. Elle rentrait en remuant tant de choses, en en provoquant d’autres, en créant des illuminations. Sa personnalité était en accord avec ses créations. Aucune tentation de la facilité chez ce travailleur infatigable ; dans l’œuvre de ce chercheur, de cet archéologue de la musique, les compositions majeures du tango traditionnel prenaient un autre relief, et la musique, avec un grand M, s’enrichissait de ses apports. Dans l’ordre-désordre de mes disques, cassettes, CD, la musique de Piazzolla côtoie celle de Bach, Strauss, Ravel, Debussy, Mahler, Satie, Stravinsky, Bartók, Schönberg, Berg…
On aurait pu faire des choses ensemble. Il avait une idée dans les années 1970 : faire un spectacle écrit par Cortázar, avec une musique de lui, la partie visuelle et la mise en lumière à ma charge et des costumes de Martha. Cette idée m’enthousiasmait beaucoup, mais malheureusement elle ne prit pas forme. Comme ne se concrétisa pas un autre projet, en 1989 et à la demande de la mairie de Buenos Aires, de faire un spectacle visuel-musical-lumineux dans le parc Centenario. J’ai choisi la musique de Piazzolla et travaillé pendant trois mois. Je suis allé rencontrer Piazzolla à Punta del Este et on a travaillé sur le projet.
Malheureusement, un changement de personnel à la mairie mit fin au projet. Par la suite, j’ai pu mettre en musique un spectacle de feux d’artifice à partir de Lo que vendra. Cette partition m’a été donnée en cadeau par Piazzolla lors d’une visite à mon atelier. Je l’ai prise comme un geste de généreuse amitié et peut-être comme un hommage tacite de sa part pour mon travail. La chaleur humaine de notre dernière accolade est toujours présente. Navigue dans tous les coins dans mon atelier à travers sa musique.
19 août 1998
Un rêve
un rêve partagé
un rêve pressenti
un rêve ancré au plus profond de chacun
un rêve qui tire vers le haut
un rêve qui vient des temps oubliés
un rêve de désirs impossibles
un rêve qui frappe de l’intérieur
un rêve de « quelquefois ».
Sentir que la vie aurait pu être différente.
Marcher, voir, découvrir chez les autres le miroir de soi-même
partager à pleines mains le plus beau, le moins prosaïque,
ce qui n’a pas de prix : l’illusion.
Projetée dans un présent imprévu mais désiré les Mai 68.
Combien de Mai petits, silencieux contre l’arbitraire, les oppressions,
les injustices, les abus de pouvoir.
Et se reconnaître dans les Mai infinis des autres
maintenant exprimés, maintenant criés avec soulagement, avec
joie, dans une utopie partagée.
La conjonction des aspirations qui réveille les vestiges d’une forme de vie
presque oubliée que peut-être des lointains ancêtres ont vécue, et les
gens se disent : « C’est possible ».
C’est comme une illumination : on donne tout, on veut tout.
C’est un moment magique qui donne une autre mesure de chacun,
qui nous réconcilie avec nous-mêmes par le partage des aspirations,
en nous découvrant prêts à la rébellion
et tout se met sens dessus dessous
C’est un désordre avec un fil conducteur qui rend possible l’impossible,
le nié, l’interdit et un éternel fugace se fixe dans les neurones et se
transmet vers l’avenir avant que ne vienne la minorité de ceux qui savent, de ceux qui codifient,
de ceux qui mettent en ordre, de ceux qui créent
des normes, de ceux qui rationalisent, de ceux qui écrivent l’Histoire,
de ceux qui théorisent, de ceux qui donnent la cadence, de ceux qui
limitent, de ceux qui s’approprient, de ceux qui commandent, de ceux qui dominent.
Mais il est là, là il reste, en compagnie de tant d’autres, ce Mai de 68
subrepticement à l’affût, dans l’attente, dans l’attente, dans l’attente…
Quito, 10 mai 1998.
Martha Le Parc est restée fidèle à la première intuition qu’elle a eue de sa vocation en entrant à quatorze ans à l’école des Beaux-arts de Buenos Aires en Argentine. Notre première rencontre date de sa dix-septième année (j’étais beaucoup plus âgé qu’elle) et nous devions commencer une relation amoureuse qui continue. Étant parti pour Paris, elle me rejoint quelques mois plus tard en 1959.
Sa continuelle et rassurante présence à mes côtés va me permettre de développer intensément et en urgence ma propre vocation d’artiste.
Est-ce qu’on peut dire qu’en moi la vocation artistique était plus forte que celle de Martha?
Ce serait plus juste de dire que la générosité innée de Martha a créé autour de moi, en prenant sur elle et sur sa vocation, des circonstances favorables à la floraison de mes potentialités.
Ce don d’elle-même à la vie familiale avec moi et les trois enfants qui sont nés à Paris, avec toutes les vicissitudes, problèmes et difficultés de la vie d’un jeune couple dans un pays étranger, se poursuit durant de longues années.
Martha met en parenthèses sa vocation artistique. Mais cette vocation est toujours présente en elle. Avec une présence qui est une participation active, Martha est de toutes les étapes de mon travail et de mon activité artistique.
Ses yeux silencieux observent en permanence, sa sensibilité s’aiguise, ses jugements s’affirment. Martha sans produire pendant cette longue période, emmagasine énormément et son activité artistique est intériorisée en suivant son propre cheminement. J’imagine, à l’intérieur d’elle, des espaces mentaux se construisant et se déconstruisant pour se reconstruire autrement, pleins de formes et de couleurs en changements successifs.
Destin de femme ? Destin de femme d’artiste ?
Le temps venu, les enfants grandis, toute cette accumulation d’une sensible réflexion interne commence à surgir, presque à son insu, guidée par la détermination de sa volonté. Le chemin de cette floraison ne passe pas par la technique de la peinture ou de la sculpture. D’emblée sa production n’est pas celle d’un amateur du dimanche. Son fond, son monde intérieur, passe tout simplement par ses mains qui manient directement les matériaux : leurs couleurs, leurs textures, leurs opacités, leurs brillances, leurs transparences, etc.
Ses mains créent une éblouissante production de robes féeriques, mais pensée à l’extrême, au fur et à mesure
de la réalisation.
La création de Martha est à elle. Elle ne s’accroche pas à une production qui rechercherait la reconnaissance au travers d’un marché.
Elle n’a pas besoin d’un curriculum, ni d’une production constante avec des exigences extérieures. Elle va à son propre rythme, indifférente à tout ce qui n’est pas un fort désir intérieur qui la pousse à se projeter dans la création sans la moindre angoisse pour sa finalité. Plus elle crée de ses mains, plus elle rend évidente la beauté ancrée en elle.
Ceci se concrétise depuis déjà plusieurs années, non plus en robes, mais en ce qu’elle appelle, sans beaucoup de certitude : « art textile ».
Pour moi, ce sont des créations d’Art tout court. À la place des pigments, elle utilise les couleurs qu’elle choisit dans les tissus, les rubans, les galons, les tulles, les plumes, les pierreries, etc. Cela donne de somptueuses et magnifiques surfaces à accrocher aux murs comme les tableaux. Elle a un gout, une science dans le maniement de la couleur, des harmonies, des formes, qui font merveille pour l’œil de celui qui regarde.
On se trouve en face d’une création débordante, mais maitrisée qui a une très forte présence visuelle. La lumière va vers ses œuvres et revient à l’œil du spectateur et celui-ci en se déplaçant reçoit la lumière changeante qui cite de multiples et successives situations visuelles. Le spectateur peut tout naturellement se projeter avec
son propre monde imaginatif.
Les œuvres de Martha sont claires, simples, ouvertes, participatives, joyeuses et stimulantes. Elles ont un fond qui ne nie pas l’art moderne. Elles en ont des citations : Paul Klee, Mondrian, Malevitch, Albers, Sonia Delaunay, Vasarely...
Mais elles sont autre chose. Autre chose de possible pour son attitude créative, en toute indépendance et en toute liberté.
Je vois la production artistique de Martha sans âge, dans un temps à elle.
Sa capacité créative, avec ce qu’elle a produit et ce qu’elle est en train de produire, établit un lien, envoie une ligne de cœur, construit un pont avec cette intuitive enfant de quatorze ans qui voulut faire les Beaux-Arts.
Martha, en créant, se réalise et en même temps elle continue à me configurer en me remplissant de joie, pas seulement visuelle mais aussi de la joie d’être le compagnon de toute une vie d’une artiste de la qualité de Martha.
Il semblerait évident qu’un peintre comme moi puisse discourir sur la couleur. Discourir, pas seulement sur la couleur, mais aussi sur la forme, sur le mouvement ou sur la lumière, c’est pour moi très laborieux.
En réalité, la réflexion sur ces thèmes-là est en moi de façon permanente. Elle m’accompagne quotidiennement dans mon travail. Elle se transforme rarement en mots et plus rarement sa façon en doutant constamment. C’est important pour ne pas être soumis à des préconcepts.
Ainsi, j’ai établi mes propres paramètres de travail en me laissant transporter par mon faire, ce qui me donne des possibilités de développement.
Il semblerait que pour un peintre, la couleur est primordiale : c’est ce qui est, matériellement, sur sa palette.
La couleur est quelque chose de très grand ; je l’associe, pour ma part, aux couleurs pures, fortes. Néanmoins, dans la vie quotidienne de nos villes, les couleurs pures sont très diluées dans des gammes de gris. Quand on voit une photo de foule en couleur, par exemple, ce ne sont pas elles qui dominent, pas plus que dans les paysages urbains avec leurs immeubles aux valeurs et tonalités très désaturées.
Quand on me dit « couleur », c’est peut-être seulement en moi que se produit une association avec les couleurs pures qui brillent de leurs propres lumières en s’élevant du quotidien.
Enfant, je restais émerveillé quand je voyais un regroupement de couleurs pures : un petit tube de verre qui servait de règle, pleine de fils de couleur ; un grand flacon dans la pharmacie plein de bonbons colorés enveloppés dans des papiers multicolores ; les confettis du carnaval d’abord entassés dans un petit sac transparent et après volant dans les airs. Et que dire des boîtes de crayons de couleur que je pouvais désordonner et réordonner de différentes façons, un peu déçu que la couleur de la mine sur le papier ne soit pas aussi vive que celle de la peinture de l’extérieur du crayon.
La couleur était pour moi comme un niveau différent, une autre catégorie de la vie. Un peu comme un passage venant des rêves ou comme une porte ouvrant sur un monde meilleur.
Et la nature ? On peut y trouver la couleur dans tous ses états mais pas au même moment.
Dans la forêt, il y a une infinité de couleurs ; en été, à première vue, ce qui prédomine c’est le vert, mais si on entre plus profondément, on trouve toutes les couleurs pures dans les fleurs,les insectes, les oiseaux, etc.
La nature nous donne la notion du temps par la couleur, à travers des changements successifs, et la couleur, c’est quelque chose de vivant qui se multiplie avec ces transformations. Quand on apprend un peu : quelle merveille, la couleur invisible qui transite par la lumière !
Et notre mémoire qui nous fait défaut et qui parfois nous fait nous souvenir en couleur de photos ou de films qu’on a vus en noir et blanc.
Et les peuples primitifs (tout aussi savants) cherchant des pigments dans les pierres et dans les végétaux pour peindre leurs corps, teindre les tissus et les plumes, et construire avec eux des cérémonies collectives, magiques.
La couleur en elle-même, ses associations, sa perception, son usage, les significations qui lui sont données, les phénomènes de mode dans le goût des gens, la couleur avec sa noblesse et en même temps la couleur criarde donnent un contenu à une infinité de situations, et les associations couleur-quelque chose peuvent être chamboulées. Le noir, en devenant couleur. Le blanc, en devenant couleur. Le blanc, en se teintant de couleur-lumière.
Le noir, en devenant couleur par contraste.
Et le circuit fermé d’une gamme de couleurs pures qui contient la couleur et peut nous donner l’impression qu’on peut la dominer, c’est sans compter avec la relation couleur-œil : ce plan intermédiaire entre ce qu’on regarde et celui qui regarde. Là, la couleur fait toutes sortes de blagues, faisant et défaisant des effets optiques, recréant de nouvelles couleurs. Et quand un contour rouge, par exemple, teint de rose une surface blanche ?
Mon travail avec la couleur a toujours été empirique. Feuilletant quelques traités sur la couleur, dans les années 1950, j’ai pu constater que certains postulats ne se comprenaient pas dans la réalité.
Je préférais donc aller de l’avant en tâtonnant, en prenant la couleur comme un thème du travail pictural, comme un peintre peut prendre comme thème le paysage, la nature morte, le nu…
Vouloir peindre n’est pas exactement la même chose que peindre avec la couleur.
Quelle prétention ! Peindre la couleur !
Considérer la couleur comme une entité en soi déconnectée de sa fonction de représentation ou d’addictif au formel.
Ainsi, tâtonnant, je faisais des expériences avec la couleur : avec des lignes de couleurs qui teintaient le fond blanc ; avec le phénomène rétinien ; avec la vision périphérique et surtout avec une gamme de quatorze couleurs partant du jaune en passant par le vert, le bleu, le violet, le rouge, l’orange, pour retourner au jaune. Une gamme de cette nature est en elle-même une splendeur, un morceau d’arc-en-ciel descendu du ciel.
Avec cette gamme, je me mettais à imaginer quatorze tableaux, de 2 × 2 mètres, dans un grand espace, chacun avec une couleur et juxtaposés, et après j’imaginais les différentes permutations de la plus simple à la plus complexe sur la base de systèmes élémentaires avec des trames neutres et régulières.
Ceci me permettait de multiples combinaisons qui pouvaient aller de quatorze à un nombre très élevé à partir de situations virtuelles multiples jouant sur la saturation, le contraste, la proximité des couleurs, etc. Cette gamme de quatorze couleurs prenait une dimension vertigineuse par l’énorme potentiel des combinaisons.
Ceci m’a amené à faire de petites machines avec des écrans prismatiques autour desquels la gamme de quatorze couleurs, cette fois en transparence et éclairée par derrière, était mise en mouvement, mettant en évidence cette potentialité de changements. C’était déjà la couleur en transformation, en permutation, en mouvement. Et l’addition de la couleur-lumière dans la transparence de l’écran prismatique n’était pas la même que l’addition-pigment ni que l’addition rétinienne.
Tout cela a été initié en 1959 et repris dix années plus tard, toujours avec la préoccupation d’inclure, dans chaque expérience, la totalité de la gamme de quatorze couleurs sans donner de préférence à aucune d’elles et sans les mélanger ni avec le blanc, ni avec le noir.
La couleur revient dans mon travail dans une série plus récente appelée Alchimie. Cette fois, la couleur est subdivisée à la façon de Seurat, le grand peintre postimpressionniste, mais dans la majorité des cas dépouillée de son caractère anecdotique.
Là sont et demeurent, dans ma production, de nombreux projets, tableaux et objets, hommages à la couleur, avec un grand C, et à ces couleurs qui sont entrées par mes yeux dans mon enfance à Mendoza et m’ont émerveillé.
Mendoza, 12 mai 2000
Texte lu lors d’un congrès sur la couleur
De Julio Le Parc
À Sérvulo Esmeraldo
Cher Sérvulo,
Les allées et venues de tes adorables filles entre la cave et le rez-de-chaussée de mon atelier à Cachan, telles des abeilles ouvrières, pendant plusieurs week-ends, aidées par d’aimables amis, ont révélé le “trésor” que notre cher ami Rodolfo Krasno avait laissé en ton nom dans la cave de mon studio il y a vingt ans. Et ces cartons anonymes seraient restés là où ils étaient s’il n’avait pas été nécessaire d’effectuer des travaux de rénovation. J’ai beaucoup admiré la minutie de tes filles et de leur équipe, leur application à passer en revue le contenu de ces cartons, les classant, les rangeant dans des boîtes spécialement achetées à cet effet qu’elles ont soigneusement étiquetées.
Toutefois, ce que j’ai admiré le plus, lors de mes allées
et venues entre le rez-de-chaussée et l’étage de mon atelier, ce fut la découverte partielle du contenu de
ces cartons qui surgissaient de la grotte d’Ali Baba.
Au début, de temps en temps, je regardais avec curiosité ce que tes filles déballaient. Mon intérêt pour le contenu alla grandissant. Tu m’avais dit autrefois que ce que Krasno avait laissé dans ma cave représentait une bonne part du travail que tu avais réalisé à Paris. J’étais sceptique. À de rares occasions j’avais aperçu ces cartons, abandonnés dans un coin de la cave, résistant comme ils le pouvaient
au passage des années, et jamais je n’avais imaginé ce qu’ils contenaient. Je croyais que c’étaient des choses sans grande valeur à tes yeux, et que c’était pour cela que tu ne les avais pas emportées avec toi lors de ton retour au Brésil.
Je n’ai pas vu tout le contenu de ces cartons. Une autre fois que je suis passé devant l’endroit où tes filles travaillaient, la plupart des choses étaient déjà dans les nouvelles boîtes. Sorti de la cave, ce désordre informe fut déballé,
il grandit et s’étala, m’offrant l’occasion d’une découverte partielle qui éveilla de plus en plus mon admiration.
Je fus frappé par toutes ces petites choses pleines
d’idées et, par-dessus tout, par la qualité qui émanait de
ce que j’observais, une qualité très précieuse, rarement vue chez les artistes contemporains, la qualité d’un artiste qui recherche et expérimente, qui, obsédé par de petits succès, bifurque vers de nouvelles recherches, complètement éloigné de l’objectif de créer une marque ou un “style unique”, afin d’obtenir la reconnaissance du monde de l’art, comme le font tant d’artistes répétitifs. Et là, alors que tes filles procédaient au déballage, cette facette de toi était clairement visible : ta rare, noble et modeste nature, ta ténacité concise, ta persévérance à expérimenter avec presque rien : quelques formes simples en papier créant la complexité, quelques reliefs avec des formes progressives, quelques volumes à manier, quelques formes ambiguës, des perspectives réelles et virtuelles, et toute une panoplie d’expériences allant des oeuvres statiques aux oeuvres en mouvement et aux oeuvres maniables. Avec pas mal de trouvailles, de succès.
Des thèmes à développer qui, pour certains, restèrent là, en une proposition qui aurait pu aller plus loin mais qui demeura emprisonnée, presque oubliée, dans les cartons
à la cave. Mais je suis sûr que ce n’est pas le cas et que
ces thèmes, qui furent à l’origine de ton oeuvre, sont en toi
et font partie de ta particularité artistique.
Cette particularité t’est si unique que j’en éprouve un profond respect. Cette persistance prémonitoire des découvertes sans titres ni classifications, sans aucune visée à constituer une tendance artistique. Cette façon de manier les matériels et de produire des concepts presque comme si tu ne le faisais que pour toi-même. Cette manière de travailler dans des limites très étroites, de remplir de petits espaces vides, d’aller de l’avant et, en toute transparence, de créer une évidence visuelle et tactile basée sur très peu de chose. Cette particularité du résultat élaboré qui ne parait pas élaboré, mais qui l’est : une ambiguïté
qui est une ambivalence, qui semble petite mais qui a
une grande profondeur. Qui peut s’effondrer, être détruite du fait de son apparence fragile, mais qui possède un fil conducteur provenant de ta pensée, de ta sensibilité artistique qui, passant à travers ses présences fragiles, parvient jusqu’à nous, forçant notre admiration.
Toutes ces recherches ont un point en commun : elles ne sont pas gratuites, ni le fruit d’un caprice, ni le résultat du hasard. La chance participe au succès, cependant le moteur qui guide ces expériences est conscient, il a la volonté d’aller dans une direction et pas dans une autre. Tout advient, peut-être, de ta manière unique de voir les choses, de concevoir le travail de l’artiste, de voir le monde et même, qui sait, de tes racines philosophiques.
Tout ceci pour te dire combien j’ai été frappé par le déballage des cartons effectué par tes filles et leur équipe pendant quelques week-ends dans mon atelier à Cachan. Cela me pousse à penser que tout ceci devrait être vu, que ton attitude en ce qui concerne la création devrait être plus largement connue. L’approche associée à cette humilité – celle d’un expérimentateur – pourrait agir comme un contrepoids en cette époque où les arts visuels sont dominés par l’improvisation, la répétition, le désir de gagner à tout prix (de préférence facilement) et la commercialisation inexorable, les utopies étant oubliées.
Ta production de ces années-là a une valeur évidente. L’artiste subtil, avancé, prémonitoire, qu’elle révèle s’impose parmi le groupe restreint d’artistes expérimentaux
de niveau international des années 1960.
En ce qui concerne le Brésil, un petit bouquet de noms surgit : Sérgio de Camargo, Arthur-Luiz Piza, Hélio Oiticica, Frans Krajcberg, Lygia Clark, Abraham Palatnik et… pour ajouter une collaboration très particulière à ce bouquet, pour le compléter, pour le valoriser, ton nom, Esmeraldo, est indispensable.
Meilleurs compliments de ton admirateur.
Carboneras, août 2002.
Notre ange gardien commun, moitié visionnaire, moitié magicienne, moitié ensorceleuse et encore moitié irradiante – Lélia Mordoch – m’a demandé de m’associer en écrivant quelque chose pour son prochain livre sur toi.
Te rends-tu compte ? J’espère que tu comprendras que c’est pour moi mission quasi impossible.
Dis-moi si, en essayant de le faire, je devrais d’abord m’attaquer à ta trajectoire, à ta personnalité, à ton apparence physique, à ta sympathie, aux anecdotes communes, aux amitiés que nous avons partagées, à nos aventures artistiques parallèles, à nos origines dans un lointain pays de l’Amérique du sud, à tes rêves de jeunesse correspondant aux miens, à la constitution d’une œuvre par un travail continuel et obstiné, aux obstacles que tu as dû surmonter, à ton affrontement du milieu parisien hostile à notre arrivée, à ta constatation de l’ostracisme actuel de ce que l’on appelle « art financier », etc., etc.
Dois-je me mettre dans la peau d’un critique d’art et trouver des formules pour parler de tes œuvres actuelles regroupées sous le générique « couleur lumière » et dire en diagonale comme elles s’attaquent directement aux spectateurs en pénétrant dans leurs rétines ? Ou faire l’historien d’art et rappeler la véritable place que méritent tes boîtes à lumière des années soixante ?
Cher Horacio, je crois que tu comprendras… C’est vrai qu’il m’est arrivé, après beaucoup d’efforts, de produire quelques textes sur les thèmes concernant notre activité artistique… Mais écrire sur toi, c’est presque écrire sur moi.
1955. On s’est connus aux Beaux-Arts de Buenos Aires lors des mouvements étudiants. Une relation paisible, naturelle, simple, avec ses points forts et ses développements tranquilles. Cinquante-cinq ans déjà.
Point fort que ce mouvement étudiant où nous avons occupé les trois écoles des Beaux-Arts en chassant, dans un moment politique propice, ses directeurs anachroniques pour mettre à disponibilité le corps professoral académique. Oui, nous avons vécu, contesté et dormi dans le bureau du directeur pendant des semaines. Nous y avons réfléchi à notre condition d’étudiants, à l’enseignement artistique. Nous avons ouvert l’espace des écoles à de jeunes artistes, nous avons imaginé utopiquement quelque chose d’idéal. Bien sûr, tout cela n’était que de petites choses en rapport aux enjeux sociaux mais, pour nous, c’était très important, car nous le vivions intensément. Nous avons appris à être ensemble, à réfléchir ensemble, à planifier des choses ensemble, à vivre ensemble la détention au poste de police, à faire face, aussi, à des tricheurs… Tout ça en cherchant l’unité de notre mouvement d’étudiants et en mettant nos chevalets dans la rue en face du ministère. Ensemble nous avons continué nos analyses de jeunes artistes dans
« La Piecita ». Votre « Piecita » à toi, à Sobrino, à Demarco, à Moyano… Là, presque collectivement, nous avons décidé d’aller à Paris pour y voir de nos propres yeux et, petits lilliputiens, nous confronter à ce qui nous semblait êtrela capitale internationale de l’art.
Autre point fort de notre connivence : le G.R.A.V., construit en grande partie de cette expérience vécue de partage que nous avions fait traverser l’océan Atlantique, et que nous avons réussi à greffer dans ce milieu artistique parisien qui nous faisait si peur de loin. Et pourtant, en faisant à Paris en quelques jours le tour des musées, de l’école des Beaux-Arts et des galeries, nous nous sommes construit un « chez nous » dans ce Paris artistique hostile et apathique de la fin des années cinquante.
G.R.A.V. (Garcia Rossi, Le Parc, Morellet, Sobrino, Stein, Yvaral) : jeunes artistes dialoguant, échangeant leurs points de vues, adoptant une attitude de recherche, mettant leurs expériences personnelles dans un fond commun, expérimentant un lien peu commun entre l’individualité par excellence de l’artiste et la projection dans un travail collectif.
Dans les limites ne nos propres paramètres, nous avions réussi : multiplicité de recherches, textes analytiques, manifestes, interventions dans des lieux publics, réalisations diverses, travail collectif, labyrinthes, salles de jeux, sorties dans la rue, etc. Et surtout, notre analyse du rôle de l’artiste dans la société contemporaine. Et ce, toujours avec une ligne, une suite, un fil conducteur, une logique qui nous a donné une existence conséquente comme Groupe depuis notre acte de fondation jusqu’à celui de notre dissolution. Horacio, c’est la quantité de toutes ces choses que nous avons faites ensemble qui soude notre relation.
Et après… et après… Mai 68… et après… et après… l’Espace latino-américain, enclave à Paris, autogéré par des artistes, qui a débouché, dans la mesure de nos moyens,
à la diffusion de l’art latino-américain et à sa relation et
son insertion dans le Paris artistique. Et après… et après…
Oui, Horacio, toi, tu aimais les sucreries. Et nous avons rigolé de tant de choses tout en travaillant dur, laissant de côté le triomphe facile. Seule la recherche était importante ! Car nous croyions à la recherche, au respect du spectateur et à tant d’autres choses pour que l’art ait un rôle social. Utopies… utopies… rêvons, il en restera toujours quelque chose.
Oui, Horacio, moi aussi, j’aime les sucreries. Et, comme toi, le bon côté de la vie. Comme toi, j’ai fait franchir moi aussi la ligne des 80 ans à la petite voiture bricolée de ma vie.
Et je te vois, avec tes mains fermes, au volant de la tienne. Et je te vois auscultant, à travers tes lunettes, encore d’autres lendemains.
Oui, Horacio, comme j’aurais voulu faire plaisir à notre chère Lélia et écrire un texte sur toi, te présentant sous différents angles, te mettant en perspective, réclamant pour toi la place que tu mérites dans cette histoire de l’art contemporain. Et ainsi, Horacio, te faire encore un signe d’amitié, contribuer à ta reconnaissance artistique,
et te remercier de ce que j’ai reçu de ton amitié.
Je te souhaite un long chemin d’encore et de plus, Horacio cariños.
Cachan, 5 septembre 2010.
Ma longue marche à moi
ma petite longue marche à moi...
c’est pourtant celle qui est la plus collée à moi
là-bas dans le temps d’autres longues marches :
longues marches de civilisations
longues marches de peuples
longues marches de révolutions
longues marches des hommes
longues marches de justes revendications actuelles
et...
insérée en moi
la longue marche de celui qui s’appelait
Joseph Marie Le Parc
de la Bretagne à Paris
de la France : traversée de l’Atlantique
en Amérique : vers le pays le plus au sud
en Argentine : vers l’ouest
fin des voies ferrées : Rivadavia
rencontre avec Deidamia
elle attend un enfant de lui
Joseph Marie meurt
fin de sa longue marche à lui
de là, plus tard, va commencer la mienne.
petit village mais petit village : Palmira à mille cent kilomètres de Buenos Aires
dans sa bordure, moi enfant
je regardais l’horizon par là où se lève le soleil
de dos à la cordillère des Andes en imaginant la mer
aller au bord du village c’était peut-être déjà
un premier pas de ma longue marche à moi
pour elle il y avait dans ma mère la résonance du conseil
de ma maîtresse d’école
« cet enfant doit être orienté vers le dessin »
déjà à Buenos Aires
continuation de ma longue marche à moi
je la remémore dans la prédiction d’Helena
adolescent elle
adolescent moi
pas sorcière elle
plutôt un archange au féminin
avec ses yeux clairs et sa longue
chevelure ondulée de couleur blé doré
« toi tu vas faire de longs voyages
tu iras partout dans le monde »
prédit-elle avec sa bouche qui souriait doucement
longue marche à moi
avec ses zigzags
ses imprévus
ses attentes
ses surprises
je ne le savais pas
mais elle se dessinait toute seule
à mon insu
elle se dessinait pour moi
des rencontres
des liens
qui avaient le germe
des faits heureux
des contrariétés
des désespoirs
parfois des trous noirs
en eux déjà ce qui allait fleurir
le regard d’une autre adolescente
comment voir derrière ce regard
tant de choses qui allaient s’inscrire dans
ma longue marche à moi ?
et les amitiés dans cette lointaine année
cinquante-cinq ?
comment imaginer à ce moment-là
qu’elles seraient la source qui allait me
donner tant de choses à Paris
Buenos Aires – Paris
d’autres circonvolutions
avec une direction :
l’imprévu,
peut-être déjà en moi la perception
des rouages du mouvement de ma longue marche à moi
peut-être, sans le savoir ou
en le voulant, j’ai configuré certains des ses rouages
des noms
des faits
des circonstances
et moi avec
et ma longue marche à moi
à l’extérieur
à l’intérieur
recherches
comportements
attitudes
obstinations
additions de petites trouvailles
ordinations
poursuites
pressentiments
confirmations
une fois lancée
la vitesse va toute seule
marche
marche
l’objectif se fait
parmi tant de choses
la couleur aidant
un jour pour un ensemble
de thèmes qui se suivaient,
un titre jaillit
Longue Marche
ne pas revenir en arrière
une pensée quand même
pour celui qui s’appelait Joseph Marie Le Parc
mon grand-père.
portait-il un foulard ?
mon père oui
pour se protéger de la suie
des locomotives qu’il conduisait
moi aussi je porte un foulard
mais pour préserver mes cordes vocales
et pouvoir ainsi écouter, un jour peut-être,
le chant des femmes qui porteront le carré
Longue Marche
Londres, 20 novembre 2014
Pour Netto
Quand l’être humain devient couleur
Quand la couleur devient forme humaine
Quand l’être humain est collé à la terre,
Quand le Paysan de la Terre fait jaillir ses fruits
Quand ses fruits sont volés
Quand ce vol crée la misère
Quand cette misère crée la révolte
Quand la révolte est réprimée
Quand la répression répond à un ordre
Quand cet ordre est l’ordre des autres
Quand ces autres se croient les propriétaires du monde
Quand ce monde se mondialise au détriment des majorités
Quand dans ces majorités eux, ces paysans deviennent Les damnés de la terre
Quand Netto, avec sa boite de couleurs, est présent
Quand eux les damnés de la terre, ses paysans brésiliens même dans la pire détresse,
portent en eux, extérieurement et intérieurement ses couleurs
Quand ses couleurs sont celles de la dignité
Quand ses couleurs sont celles de la lutte
Quand ses couleurs sont celles de l’espoir
Quand ses couleurs sont celles de la joie, qui ne doit pas s’éteindre
Quand dans la boite de couleurs de Netto, les couleurs deviennent actives
Quand ses couleurs deviennent militantes mais autonomes, elles font leur révolte
Quand cette révolte en couleurs
Va à la rencontre de la juste révolte, celle des damnés
Quand cela ne passe pas par misérabilisme
Pas par l’obscure et sombre défaite,
Pas par la prostration et l’anéantissement
Mais par le désir et le droit à la vie,
Les couleurs sont là.
Quand ces couleurs sont là : dans le regard de Netto, dans son cœur, dans sa première sensibilité,
dans sa tête qui met en ordre, les couleurs deviennent forme et foi dans l’homme.
Quand tout ce qui est ancré au plus profond de ses
« Damnés de la terre » et en Netto peintre homme,
c’est une évidence qui devient fulgurance.
Quand eux sont là, par l’intermédiaire de Netto,
avec cette
forte présence haute en couleur,
nous ne pouvons nous dérober et nous sommes,
nous aussi, fortement en face.
Quand
l’espoir ne s’en va pas, quand l’espoir croît, les tableaux de Netto sont là.
2016
Quand l’être humain devient couleur
Quand la couleur devient forme humaine
Quand l’être humain est collé à la terre,
Quand le Paysan de la Terre fait jaillir ses fruits
Quand ses fruits sont volés
Quand ce vol crée la misère
Quand cette misère crée la révolte
Quand la révolte est réprimée
Quand la répression répond à un ordre
Quand cet ordre est l’ordre des autres
Quand ces autres se croient les propriétaires du monde
Quand ce monde se mondialise au détriment des majorités
Quand dans ces majorités eux, ces paysans deviennent Les damnés de la terre
Quand Netto, avec sa boite de couleurs, est présent
Quand eux les damnés de la terre, ses paysans brésiliens même dans la pire détresse,
portent en eux, extérieurement et intérieurement ses couleurs
Quand ses couleurs sont celles de la dignité
Quand ses couleurs sont celles de la lutte
Quand ses couleurs sont celles de l’espoir
Quand ses couleurs sont celles de la joie, qui ne doit pas s’éteindre
Quand dans la boite de couleurs de Netto, les couleurs deviennent actives
Quand ses couleurs deviennent militantes mais autonomes, elles font leur révolte
Quand cette révolte en couleurs
Va à la rencontre de la juste révolte, celle des damnés
Quand cela ne passe pas par misérabilisme
Pas par l’obscure et sombre défaite,
Pas par la prostration et l’anéantissement
Mais par le désir et le droit à la vie,
Les couleurs sont là.
Quand ces couleurs sont là : dans le regard de Netto, dans son cœur, dans sa première sensibilité,
dans sa tête qui met en ordre, les couleurs deviennent forme et foi dans l’homme.
Quand tout ce qui est ancré au plus profond de ses
« Damnés de la terre » et en Netto peintre homme,
c’est une évidence qui devient fulgurance.
Quand eux sont là, par l’intermédiaire de Netto,
avec cette forte présence haute en couleur, nous ne pouvons nous dérober et nous sommes,
nous aussi, fortement en face.
Quand l’espoir ne s’en va pas, quand l’espoir croît, les tableaux de Netto sont là.
2016.
Texte lu à l’occasion de l’inauguration
du Centre culturel Julio Le Parc à Mendoza, Argentine.
Là elles sont
ici elles sont restées
d’ici je les ai emportées
elles m’accompagnent toujours :
ces années intenses de mon enfance
D’où l’on vient, on est.
Ici cette Mendoza a façonné mon enfance
et imprima en moi l’essence de ma personnalité
Ici elles sont :
la tendresse de ma mère,
la condition ouvrière de mon père,
Juan Le Parc fils du Français
Le Parc venu de Paris à Mendoza
Ici j’ai appris le mot « fraternité » qui donnait
son nom au syndicat du chemin de fer
Ici dans cette Mendoza, sans rancune
et avec joie, j’ai appris à être de
ce côté du mur. Du mur qui séparait le quartier
de mon enfance du Club des Anglais propriétaires
du chemin de fer.
Ici sans m’en rendre compte, la Cordillère
me remplit d’images changeantes
au passage des nuages et du soleil
Ici une douce maîtresse d’école de Palmira
conseilla à ma mère de
m’orienter vers le dessin
Ici, ici… tant de choses
Les raisins
les petits canaux
Don Chicho l’épicier
ma sœur
mon frère
les places fleuries
les jouets inventés
le chevreuil dans le four de terre
l’angle droit du plan de Mendoza
le plus
le peu
problèmes familiers
les rires partagés
Ici dans cette Mendoza pour moi enfant :
centre du monde
principe du monde
l’au-delà il était déjà
appuyé à la Cordillère
rêvant la mer
Et dans mon « au-delà » Mendoza était toujours
et aujourd’hui je vois mon nom à l’entrée
de ce centre culturel magnifique.
Et là sur ce mur, qui est une porte ouverte,
je partage mon nom avec les noms de tous ceux
qui ont fait partie de différents moments de mon
existence et qui m’ont donné
et me donnent l’énergie de la vie
Et je partage aussi avec tous ceux, que je ne
connais pas mais que je pressens, qui ont quelque chose
à l’intérieur qui demande à affleurer. Je suis sûr que les
activités de ce centre, dans un aller-retour, vont aider
à son éclosion.
Je souhaite le meilleur des chemins
à ce centre extraordinaire.
Que sonnent les trompettes
que brillent les voix des acteurs
que les danseurs usent les scénarios (la scène ?)
que s’élève le chant
que les violons nous transcendent
que les artistes métamorphosent l’espace
que les murs se tachent de peinture
que les Mendocinos fassent leur ce centre
que le public soit acteur de cette nouvelle ère culturelle
Merci beaucoup Mendoza
Mendoza, 15 octobre 2012.
Discussion avec Serge Lemoine
Serge Lemoine : À Buenos Aires, quels étaient les artistes dont tu connaissais le travail et que tu regardais particulièrement avant de venir à Paris ?
Julio Le Parc : Dans les années 1940, le mouvement abstrait géométrique était représenté en Argentine par de nombreux artistes et il était très actif. Il y avait des peintres figuratifs qui se situaient dans la suite des muralistes mexicains. Ces artistes figuratifs étaient progressistes, engagés du point de vue social et dénonçaient les injustices. Les artistes abstraits géométriques argentins étaient eux aussi progressistes, mais ils pensaient agir sur la société en utilisant la géométrie, les formes simples et la couleur pure. Puis, ces artistes se sont montrés moins novateurs, ils répétaient des formules, et le mouvement s’est dilué. L’abstraction libre et l’art informel ont pris le dessus.
Étant étudiant, à 17 ans, j’avais eu Fontana comme professeur à l’école des Beaux-Arts dans le cours de modelage. Il y avait des cours sur la forme et les couleurs, les éléments de composition, la règle d’or, mais pas vraiment sur l’histoire de la géométrie. Notre meilleur professeur, celui qui nous a fait découvrir l’art géométrique, n’était pas peintre, c’était un théoricien : Héctor Cartier. C’est lui qui nous parlait du livre de Kandinsky, Du spirituel dans l’art, des écrits de Mondrian. En 1955, il y eu une grande effervescence chez les étudiants, qui se sont révoltés contre l’enseignement qu’ils recevaient. À l’occasion de ce mouvement étudiant, les trois écoles d’art de Buenos Aires ont été occupées, tous les professeurs ont été mis en disponibilité. À noter que c’était l’époque du coup d’état militaire contre Perón. Mais notre mouvement étudiant, nos revendications n’avaient rien à voir avec la politique des militaires putschistes. Puis eut lieu l’exposition de Vasarely en 1958, à de Buenos Aires.
SL : Qui a organisé en 1958 l’exposition Vasarely au Musée des Beaux-Arts et quelle en a été la portée pour les jeunes artistes argentins ?
JLP : Je ne sais pas, mais l’exposition venait de Paris et je l’ai vue avec intérêt, tout comme Francisco Sobrino, Horacio Garcia Rossi et Hugo Demarco qui faisaient partie du mouvement étudiant. Elle a constitué pour moi une confrontation visuelle très forte, elle m’a donné la possibilité de développer d’autres choses, elle m’a ouvert des portes intellectuellement, ce fut un événement capital pour moi.
SL : Combien y avait-il de tableaux ?
JLP : Je ne me rappelle plus combien de tableaux, mais c’étaient des grands formats, et ce sont les œuvres en blanc et noir qui nous ont le plus impressionnés. Certaines étaient constituées de « petits carrés », disposés régulièrement à l’intérieur d’une grille et il y avait toujours des éléments qui perturbaient cette régularité, qui créaient un accident, une rupture dans les séquences. En discutant avec Vasarely plus tard, il a expliqué qu’il était contre la chose systématique – point de vue qu’il a changé plus tard. Il voulait pouvoir continuer à intervenir dans l’organisation de son tableau, continuer d’être un créateur au sens classique.
Dans ses tableaux noirs et blancs, Vasarely proposait une continuation des postulats de Mondrian, tels qu’il les avait présentés dans ses textes. Vasarely s’attachait aux phénomènes optiques, tandis que Max Bill s’était tourné vers l’art systématique. Tout ce que nous connaissions, y compris le constructivisme, tout ce que nous avons compris, tout ce que nous avons vu et notamment l’exposition Vasarely, a nourri notre réflexion.
SL : As-tu rencontré Vasarely à Buenos Aires à cette occasion ?
JLP : Non, je ne l’ai pas rencontré à l’époque de son exposition, et je ne sais pas s’il s’était rendu là-bas.
SL : Quand as-tu pris la décision de venir à Paris ? Et pourquoi ?
JLP : Dans la continuité du mouvement étudiant de 1955, et avec le groupe d’amis artistes où se trouvaient Demarco, Garcia Rossi, Sobrino, formé à cette époque, nous travaillions ensemble à nos recherches visuelles. On se voyait le samedi soir car en semaine nous devions travailler et aller à l’école aux cours du soir. Les informations qui nous parvenaient de Paris étaient les plus importantes – Paris était le centre de l’art pour nous. Certains en revenaient, avec de bonnes impressions, d’autres avaient souffert, mais nous voulions nous rendre compte par nous-mêmes. Aussi dirais-je que ce fut une décision collective que d’aller voir à Paris ce qui se passait dans le milieu de l’art. Par chance, j’ai obtenu une bourse de perfectionnement du gouvernement français. J’ai pu me payer le voyage avec l’argent gagné grâce à de petits boulots. Nous étions tous dans la même situation pour pouvoir nous rendre à Paris. Cette bourse m’a permis de payer ma chambre d’hôtel, mes cours à l’école du Louvre, ou encore l’inscription à l’atelier de gravure de Hayter. Il en fut de même pour Garcia Rossi et Sobrino : le gouvernement français donnait des facilités, des aides financières ou encore une carte pour l’accès au restaurant universitaire. Et ainsi, petit à petit, nous nous sommes tous retrouvés à Paris – Demarco est venu plus tard, dans les mêmes conditions.
Je suis arrivé à Paris le 14 novembre 1958 et me suis rendu tout de suite dans les musées et les galeries. Mais quelle déception : pas d’abstraction, aucun Mondrian ! Je suis allé chez Denise René ; je ne me souviens plus de ce qui y était montré lors de cette première visite.
SL : As-tu rencontré Vasarely chez Denise René ?
JLP : Je l’ai d’abord rencontré avec Denise René du côté d’Odéon, et par la suite chez lui. Je lui ai montré ce que j’avais fait en Argentine, il a été très gentil. Avec mes nouvelles gouaches, je suis retourné le voir dans son atelier à Arcueil, accompagné de Sobrino cette fois, pour les lui montrer ; on a discuté un peu, il nous a encouragés à continuer. Puis j’y suis retourné une troisième fois, toujours accompagné de Sobrino, mais aussi avec Garcia Rossi et Garcia Miranda, qui faisaient partie de notre groupe.
SL : Comment as-tu rencontré les autres futurs membres du groupe non argentins ?
JLP : La troisième fois que nous sommes allés voir Vasarely, nous étions déjà quatre (Sobrino, Demarco, Garcia Rossi et moi), et nous lui avons demandé quels artistes partageaient nos centres d’intérêt, et que nous pourrions rencontrer pour avoir des échanges. Vasarely nous a conseillé d’aller voir François Molnar, un de ses compatriotes. Molnar nous a reçus, mais n’a pas prêté beaucoup d’attention à ce que nous faisions – nous avions des centaines de gouaches, que nous lui avons apportées. Il a organisé des rencontres, notamment avec Morellet, Stein, Yvaral, et Vera, sa femme ; Garcia Rossi, Demarco, Sobrino, Garcia Miranda, Moyano étaient présents à ces réunions.
SL : Et donc il y avait Yvaral.
JLP : En effet, nous l’avons rencontré chez Molnar. Vasarely avait un fils, mais nous ignorions qu’il était aussi artiste, qu’il faisait des recherches sur la surface, le noir et le blanc. Nous l’avons appris seulement lors de ces rencontres chez Molnar.
Nous voulions avancer dans nos recherches, continuer à faire ces réunions de groupe, et une étape vraiment importante pour nous a été d’avoir un atelier en commun pour nous retrouver et échanger. Nous avons rénové le local, petit à petit, chacun participait, financièrement ou matériellement, tout y était partagé, loyer et exécution des tâches. Quand l’atelier a été propre, on a réfléchi à l’acte de fondation de notre groupe, et nous avons fait notre première exposition de groupe.
Avant la fondation du G.R.A.V., Garcia Rossi a organisé une petite exposition dans une galerie à Bruxelles, où nous étions tous représentés. Molnar avait trouvé, peut-être avec Morellet, une galerie à Milan – la galerie Azimuth – tenue par Castellani et Manzoni, mais Molnar voulait diminuer notre petit groupe, jugé trop latino-américain. Molnar a trouvé l’astuce : que l’exposition soit « anonyme ». Mais nous n’étions pas d’accord, nous voulions signer nos travaux : à ce moment-là, nous tous du futur G.R.A.V. faisions un travail individuel et non un travail « anonyme ». Nous n’avons donc pas exposé à la galerie Azimuth. Il y a encore eu un problème lors de la préparation de l’exposition Bewogen Beweging de Pontus Hulten, dans laquelle Molnar ne voulait pas que nous exposions. Mais ces discussions étaient futiles et stériles.
SL : Après les débuts de votre groupe et la fondation du G.R.A.V., comment avez-vous continué et Vasarely a-t-il continué à vous encourager ?
JLP : Nous avions la volonté de faire un travail en commun, de nous agrandir et de progresser. Stein travaillait seul, Yvaral avait un métier dans la publicité, et Morellet venait de Cholet à Paris quand il pouvait. Mais nous voulions travailler en groupe et nous avions suggéré à Vasarely de faire des choses en commun. Nous étions aussi allé voir Schöffer à l’époque, ainsi que Vantongerloo qui avait été un compagnon de Mondrian. J’avais passé avec Sobrino, à Paris, un après-midi en compagnie de Vantongerloo, à discuter avec quelqu’un pour traduire. Il était très seul.
En tous cas, nous voulions rassembler et avions invité tous les artistes qui avaient exposé chez Denise René en 1955 pour l’exposition Le Mouvement, mais ils étaient en conflit avec Vasarely. Il y avait le futur néo-dada Tinguely avec ses métamécaniques, Soto qui avait abandonné la géométrie et était à 100 % dans l’informel, Bury était passé à autre chose. C’était triste car il n’y avait plus personne à la galerie, tous ces artistes étaient partis. Il restait Agam, mais ce qu’il faisait ne nous intéressait pas.
Nous cherchions à contrôler davantage le résultat de notre travail, nous utilisions les systèmes. Nous pouvions changer les paramètres de nos constructions et obtenir des modifications, des systèmes permettant de contrôler le résultat visuel et d’introduire des variations. L’utilisation des systèmes n’était pas une fin en soi, mais simplement un outil. Le visuel était la priorité.
J’aurais aimé discuter avec Vasarely et avoir avec lui des relations de travail. Nous le rencontrions toujours à la galerie Denise René, nous recherchions la discussion, les expériences. Avec les œuvres d’art de Vasarely il n’y avait plus rien à changer ou sur quoi discuter. Dans un tableau de Soto informel, aucun échange n’était possible. Et Agam, avec ses vibrations, n’avait pas du tout l’esprit de discussion ni de confrontation. Tous ces artistes étaient chacun dans leur art, avec leurs « découvertes », leurs « petits domaines » et « trucs » : par exemple Takis avec ses aimants, alors personne ne pouvait utiliser les aimants. Mais par chance nous avons trouvé d’autres groupes, à Milan avec le Groupe T, le Groupe N à Padoue ou à Düsseldorf le Groupe ZERO, la Nouvelle Tendance à Zagreb, tous disposés à participer, à échanger, et d’autres artistes, comme von Graevenitz, avec qui nous avons voyagé, et qui a fait des choses formidables – quel dommage qu’il soit mort si jeune.
SL : Vasarely, que pensait-il de votre groupe ?
JLP : Il nous a quelquefois rendu visite à l’atelier. Il a fait des textes très importants, sur l’art, l’inspiration de l’artiste, la bohème, toutes ces positions que nous appliquions. Par son âge, il aurait pu être mon père.
SL : Quelles périodes de Vasarely préfères-tu ? Que pensais-tu de son « Alphabet plastique », de son utilisation de la couleur et de son « Folklore planétaire » ?
JLP : Petit à petit, Vasarely est passé du noir et blanc à la couleur. Certains pensent que j’ai copié Vasarely, mais quand il a commencé à faire de la couleur, j’en faisais déjà. Les progressions et les séquences qu’il a utilisées l’avaient déjà été par moi et le groupe. À partir de mes recherches sur la couleur, j’ai évolué notamment avec les boîtes de lumière. Vasarely a ensuite développé son « alphabet », il a gagné la reconnaissance du public. Je n’étais pas d’accord avec ses polychromes, mais il a gagné beaucoup d’argent. Il a créé le musée de Gordes, puis la Fondation à Aix. La célébrité a pris le dessus sur quelqu’un qui était combatif, et sur ses propres idées. Yvaral m’avait confié que son père lui avait dit un jour : « Je ne sais pas à quel moment je suis passé d’artiste à celui de personnage célèbre ». Il a perdu beaucoup, d’une certaine manière, en accédant à la célébrité.
SL : Est-ce que le côté impersonnel de l’exécution de ses tableaux t’a marqué ?
JLP : Vasarely prônait le côté impersonnel de la création artistique. Il défendait l’idée qu’un tableau exécuté par un tiers selon ses instructions était tout aussi « valable » et « original » que s’il avait lui-même réalisé le tableau. Il était contre ce qu’on appelle la « géométrie sensible », le « fétichisme » des musées et des collectionneurs qui veulent que l’œuvre soit réalisée par l’artiste.
SL : Quand Vasarely a-t-il eu des assistants ?
JLP : Vasarely avait en effet des assistants pour fabriquer les œuvres. Je ne sais plus à partir de quand, mais surtout quand il a commencé à travailler avec les couleurs, il se servait d’un système de numérotation avec lequel les assistants remplissaient les « cases ». Cette pratique l’a notamment aidé pour faire face au volume de ses commandes. Cette façon de faire lui a été précieuse, mais elle lui a créé quelques problèmes, notamment de paternité avec un de ses assistants qui a revendiqué en être aussi l’auteur, alors qu’il n’était que l’exécutant.
SL : Es-tu allé à la Fondation Vasarely à Aix-en-Provence ?
JLP : J’y suis allé pour la première fois il y a 5 ou 6 ans. L’endroit participe à la mégalomanie de Vasarely, de son rapport à la célébrité dont j’ai parlé avant. Quand je l’ai découverte, la Fondation tombait un peu en ruine, elle me faisait penser à un mausolée, où tout est figé, où l’on ne peut pas décrocher les œuvres qui sont présentées. À l’époque de Gordes, nous avions pensé que Vasarely nous aurait invités pour échanger et discuter, mais il ne l’a jamais fait. Je n’ai donc jamais vu le musée à Gordes, seulement la Fondation, qui a si mal vieilli.
SL : Aujourd’hui, quelle est, à ton avis, la place de Vasarely ?
JLP : Le marché de l’art donne une reconnaissance aux artistes. Mais de nombreuses séries de tableaux et les sérigraphies qu’il a réalisées nuisent peut-être à l’appréciation de Vasarely. Il y a eu une trop grande quantité d’œuvres et de multiples, mais en dehors de cet aspect, il doit retrouver sa place dans le marché de l’art et dans l’histoire de l’art. C’est un artiste qui a beaucoup compté et on le retrouve dans les influences qu’il a exercées, notamment celle de la période des tableaux noirs et blancs. Ses prises de position, son engagement, la détermination dans ses postulats et sa vision ont marqué son époque. Il a eu des intuitions, il sentait les évolutions. Et puis il a été un rassembleur, un catalyseur, comme l’exposition Le Mouvement de la galerie Denise René l’a montré. Il a joué un rôle majeur dans la naissance du cinétisme auquel il a participé lui-même comme un des acteurs.
19 juin 2013, dans le cadre de l’exposition « Vasarely Hommage ».
Si j’avais la magie du verbe,
la pensée précise à travers des paroles qui construisent
des mots,
la résonance vocale qui chauffe,
la présence qui accompagne,
le vol qui survole,
si j’avais toutes ces qualités et plus encore,
qui te caractérisait,
j’aurais pu dire quelques mots à ta hauteur.
Pour te rendre hommage?
Comment faire?
Un hommage à toi que
ta chaleureuse présence, ton amitié permanente,
ta considération pour moi, ton soutien invariable,
ton affection tacite,
tous ça c’était pour moi
un hommage permanent de ta part
me réconfortant tout le temps
Comment faire?
Faire un tableau à ta mémoire?
Comment?
Comment transmettre par un tableau tout ce que tu étais
en tant qu’être humain, très humain
Faire un tableau peut-être...
Car il y avait aussi de la couleur en toi :
dans ta présence,
dans tes affirmations,
dans ta démarche,
dans tes opinions,
dans ta vision,
dans tes certitudes, dans ta lucidité, dans ta pertinence,
dans ton impertinence pour l’ordre établi
dans ton goût de la vie.
de la couleur en toi,
bien contrasté quand nécessaire,
de la couleur du charme,
de la couleur miroitante,
de la couleur gaie de l’espoir.
Faire un tableau à ta mémoire ...
tâche difficile.
Pour le moment je ne te dis :
ni au revoir,
ni adieu,
ni à bientôt,
ni tchao,
car mon bonjour pour toi sera toujours là.
tant que j’aurais
des jours bons ou non
et
que ma tête
et
mon cœur
voudront m’accompagner en ta compagnie.
Carinos, carinos, carinos Jean-Louis
Carinos, carinos, carinos Nathalie
Octobre 2013.
Une chatouille
Sans que je m’aperçus
Qu’elle la dessinait sur ma cuisse
L’esprit ailleurs
Mon regard vers la colline
Et
Ma main de son côté
Résumant le profil de la colline
Là-bas, elle et son indépendance auto-proclamée
Du regard
Au cerveau
Du cerveau
À la main
Rien de cela cette fois
Et
Les autres
Et d’autres relations plus nuancées :
Regard – cerveau – main – crayon papier
Ou bien
Main qui regarde – cerveau qui accorde
Ou bien
Cerveau qui laisse regarder – main qui se complait
Ou bien
Des fourmis dans les doigts – cerveau qui s’oublie
Ou bien
Regard vers le dedans – crayon à point
Ou bien
Main qui simule l’indicible – surprise dans le regard
Ou bien
Caprice de la main – réflexion d’un côté
Ou bien
Main qui te vit – volonté vaincue
Ou bien
Complicité de l’œil qui se tait – cerveau qui admet
Ou bien
Qu’importe l’origine s’il faut le faire – ébauchant on avance
Ou bien
L’arrière-plan – la main
Ou bien
Se ressaisir de l’oublié – faire du neuf avec le vieux
Ou bien
Attraper sans le savoir – sauvé pour la fuite
Ou bien
Quadrillé – frontières incertaines
Ou bien
Un tour de main – un autre niveau
Ou bien
Un abandon – de nouveaux bastions
Ou bien
Marcher incertain – portes qui s’ouvrent
Ou bien
Gribouillage - dessin sans signature
Ou bien
Application – oubli
Ou bien
Mises en relief – point de fuite
Ou bien
Surprise feinte – spontanéité libérée
Ou bien
Authenticité consentie – tracé incertain
Ou bien
Cherche la conclusion – la bifurcation est ailleurs
Ou bien
Le dessin précis – l’oubli brouillon
Ou bien
La pratique lente – le rêve libéré
Ou bien
Toutes les lignes – quelques lignes
Ou bien
Un simple repos – une acuité consentie
Ou bien
Des yeux mi clos – le crayon sur le qui-vive,
Ou bien
Un objectif imposé – la farce de la main
Ou bien
La prétention – discernement inutile
Ou bien
Somme de lignes – oubli des obligations
Ou bien
Aller avec le fait – rencontres fortuites
Ou bien
Main oubliée – surprise sur le côté
Ou bien
Sans le savoir – l’ayant désiré
Ou bien
Chemins – par delà l’ombre
Ou bien
La bonne main – la main imprévue
Ou bien
La gomme – le crayon qui efface
Ou bien
Ce qui reste – ce qui est presque arrivé
Ou bien
Tout cela – l’inutile incompréhension
Ou bien
Le double dissimulé – la fuite qui s’approche
Ou bien
La main encore – l’autre plus tard
Ou bien
Pourquoi freiner – s’en aller sans étapes
Ou bien
Ils peuvent être quatre – il n’y a pas de début
Ou bien
Ils peuvent être huit - il n’y a pas de fin
Ou bien
Main ouverte – yeux fermés
Ou bien
Venu sans arriver – resté sur le retour
Ou bien
Pas prétentieuse – le brumeux ne l’a pas cachée
Ou bien
Tour de main – son tourbillon
Ou bien
Regard obligatoire – désir présent
Ou bien
La main à nouveau – récréation retrouvée
Ou bien
Le regard – acolyte recouvert
Ou bien
Réflexion inutile – cerveau en paix
Ou bien
Une main de plus – volonté recroisée
Ou bien
Dessin
Dessin ?
Pourquoi le nommer
S’il a suivi son chemin
Son nom est l’inespéré
Sera ce qui vient au passage
Reste sans le savoir
Ce qui augmente au même niveau
Grade, étoiles, médailles pourquoi
Le dessin
Le dessin ?
Le dessin n’est pas dessin
Voulais-je le dire ?
Exigeais-je la lumière ?
L’ombre de ses boîtes
Les petites fentes
La fidélité au temps
Pas même l’humilité
Seulement être
Ne pas espérer
Le sien a été
Resté là-bas
Inespéré
Surprenant
Arrivé sans le savoir
Intercesseur
Offrant invasions
S’imprégnant
Pas encore : labeur accompli
Se voir
Se laisser voir
Une cape du temps
Son être d’être avec ou sans
Fragments qui restèrent en lui
Il les vit revenir
Ils forment partie de mon cheminement
Et si se voit ce qui ne se voit pas ?
Et si se voit ce qui n’est pas ?
Et ce qui est seulement ce qui se sait ?
Et pourquoi le savoir ?
Il mit le sien et s’en alla
Dans ce trouble se troubla
Il navigua sans naviguer
Me fit naviguer
Les portes inutiles
Servirent à tout recours
Piliers minuscules, piliers indispensables
Rythme de la respiration
Air présent non oublié
Dessin – regard – cerveau – main
Dans le temps qu’il passe
Dans le temps qu’il fixe
Ce n’est pas une addition mais elle s’additionne
Le grand s’agrandit du petit
Son chant est celui de tout
Chant de poche
D’abord pour moi
Le dessin
Ce qu’il vit
Ce qu’il synthétisa
Ce qu’il pu voir
Quintessence désirée
Gribouillages de mes gribouillages
Une passerelle peut-être
Qu’il cacha en elle : un germe ?
Son existence instable
Fut
Fut presque
Prétendit être
Ne voulut être
Puis, elle dit quelque chose en silence et s’en alla
Sa voix s’additionna
Elle aurait été une petite chanteuse
Sa relation avec les autres : désordonnée
Un fil conducteur oui
Main libre
Main exigée
Main précise
Main oubliée
Main folle
Main qui invente
Main à moitié regardée
Main dirigée d’en haut
Main qui revient
Main qui corrige
Main qui refait
Main qui s’éloigne
Main discrète
Main qui s’abandonne
Main à elle
Main qui ne concourt pas
Mais indépendante – obéissante
Main avec sa relation privilégiée
Main qui caresse
Main respectée
Main qui voit parfois avant l’œil
Main qui tire
Main
Main
Je te donne la main main
Pour toi main
Le dessin mérité
Ils s’en allèrent là-bas
Ils furent là-bas
Ils attendirent là-bas
Oui
Là-bas
Ici
Avant
Aujourd’hui
Maintenant
Oui
Je les aime
Carboneras, août 2014.
Là,
Tu venais.
C’était dans la cour de Cachan
Pour la première fois, c’est de loin que je t’ai vue.
Ta démarche et ton sourire étaient là.
Mais c’était surtout un rayonnement qui se dégageait de la silhouette.
Ce rayonnement était au delà de ta beauté.
Et Gabriel était à tes côtés.
Je crois que toi tu avais compris, même si je ne l’avais pas dit : c’était un profond oui silencieux.
Comment cela pouvait-il en être autrement, face à cette joie de vivre pleine de futur, contagieuse et stimulante.
Et ainsi, des jours, des semaines des mois passant, ton comportement a réaffirmé et intensifié la première impression.
Avec une grâce, une simplicité et un naturel, toi tu étais là, bien à ta place, en évoluant en parallèle avec nous.
Tous les petits détails de ta présence, de ce que tu faisais, tissaient une relation dans nos vies.
Tant de choses partagées :
voyages à Carbo,
tangos,
asados,
atelier
couscous surprise,
vernissages,
amis,
soleil,
fleurs,
Et encore et encore.
Mais surtout ces deux merveilles que tu nous as données : Mateo et Salvador, et toi en eux la vie qui continue.
Et toi toujours vaillante dans ta lutte silencieuse.
Ta présence était, est et sera en moi, comme en tous ceux qui t’ont connue, toujours vivante
Karen, incompréhensible ton départ
Mais il reste mon cariño pour toi
Je le garde en moi toujours pour toi.
22 octobre 2015.
Témoignage de Julio Le Parc pour le catalogue
raisonnée du Musée international de la Résistance Salvador Allende.
Sans la Payita, le musée international de la Résistance Salvador Allende n’existerait pas.
Mario Pedrosa, personnalité très importante pour l’art latino-américain ayant quitté le Brésil à cause de la dictature militaire et vivant alors au Chili incarnait l’idée du Musée de la Solidarité. Ses relations importantes dans le monde de l’art au niveau international donnaient à cette initiative une garantie de sérieux. J’avais non seulement du respect mais aussi une vive affection pour Mario Pedrosa qui m’honora de son amitié, il était l’âme de cette initiative à laquelle de nombreux artistes répondirent favorablement. Moi de même : pour lui, pour Allende et pour ce que le peuple chilien était en train de vivre. De plus, la présence à l’ambassade du Chili à Paris de Pablo Neruda (poète admiré depuis mon adolescence) et son rapprochement
à l’égard de tous les artistes ayant répondu à l’appel faisait accroître la gestation du musée, si cela était encore nécessaire.
Le fait que de nombreux artistes dans différentes parties
du monde se soient rencontrés à partir des années 1960 pour échanger, soit en créant des groupes soit en participant à des rencontres, créait une réalité dans laquelle la solidarité entre les peuples dans la lutte était l’un des composants essentiels.
De même que Mario Pedrosa fut l’âme du Musée de la Solidarité, la Payita (Miria Contreras) fut à l’initiative du Musée de la Résistance Salvador Allende. La Payita, femme qui vécut dans sa chair le coup d’État de Pinochet, sut reprendre des forces grâce à sa forte personnalité, son amour du gouvernement de Salvador Allende et sa foi dans le peuple chilien. Cette force de caractère se manifesta dans ses multiples activités obtenant toujours des résultats merveilleux. Ses convictions profondes, sa volonté, sa capacité de conviction, sa forme simple et charmante de communiquer firent que cette idée de Musée de la Solidarité se concrétisa. L’efficacité de cette méthode et
de son sens de l’organisation étaient loin de la bureaucratie, cette efficacité impulsait et créait une adhésion presque amoureuse de tous qui s’engagèrent aux côtés de la Payita.
Ce qui m’émut le plus de toute cette collaboration avec
la Payita fut le travail volontaire incessant, continu et permanent, de fourmi je dirais, d’Isabelle, sa fille, et de Pilar, la fille de Carmen Waugh, qui, avec leurs allers et retours, accumulèrent dans mon atelier les œuvres qui constituèrent le Musée de la Solidarité.
Cet enthousiasme généralisé permit de trouver des solutions pour tout, je voyais alors l’organisation comme quelque chose de flexible s’adaptant aux circonstances.
Pour moi, comme pour tous ceux qui participèrent à cette aventure qui nous dépassa et nous dépasse encore, presque de manière poétique, c’est cet esprit gracieux, inspirateur, qui s’appelait la Payita.
Paris, 2 juillet 2015.
Krasnopolsky quand il était Rodolfo : c’était il y a longtemps et très loin.
Années 40.
École des Beaux-Arts.
Très jeunes étudiants.
Même si Rodolfo suivait d’autres cours, on se voyait
et on discutait.
Il avait déjà cette personnalité tranquille qui le caractérisait et sa présence invitait à l’amitié.
Après avoir été un jeune artiste, il devient Krasno…
Krasnopolsky a un frère et il est aussi peintre.
En 1953, lors de la grève des étudiants des Beaux-Arts, trois Écoles sont occupées par plusieurs étudiants, dont Krasno. C’est à ce moment-là que nous l’avons invité à venir donner des cours.
En 1958, avant son départ pour Paris, il organise chez lui, avec la belle Milda, une émouvante soirée pour nous dire au revoir.
Krasno arrive à Paris avec son ami Stephan Strocen. Sobrino et moi l’avons reçu et avons accompagné ses premiers pas en France.
Je me souviens de sa première exposition à la Galerie Bellechasse à Paris avec Strocen.
En décidant de s’installer définitivement en France, Krasno va faire venir son agréable famille. Tout en étant Argentins, ils sont aussi Parisiens même si l’atelier est d’abord installé à Montrouge et ensuite à Villebon-sur-Yvette.
C’est là, au début des années 80, qu’il nous invite à un asado. Il évoque l’idée de créer un lieu pour l’art de l’Amérique latine et il nous demande de le rejoindre. Naturellement, nous adhérons à sa proposition et décidons de créer un lieu solidaire qui deviendra l’Espace latino-américain à Paris.
Nous sommes d’accord que le lieu, installé 44, rue du Roi-de-Sicile, ne doit pas être une galerie commerciale, mais il doit permettre de promouvoir la vente des œuvres des artistes qui ont fondé l’Espace et font partie du collectif. Mais ce lieu doit être aussi un lieu ouvert pour diffuser, dans la mesure de ses moyens, la création latino-américaine et sa relation avec la création française.
Cette époque de formation et de mise en route de l’Espace latino-américain a été une période de grand rapprochement avec Krasno. D’innombrables réunions jalonnent cette époque, mais l’incompréhensible, l’inespéré va arriver. Avec lui et les autres membres de l’Espace, nous nous étions réunis ce jour-là pour organiser un hommage à Roberto Matta arrivé au milieu de la journée. J’ai alors fait une photo de groupe, avec un retardateur. Nous étions tous là sur la photo. Ce sera malheureusement la dernière photo de Krasno, avec sa présence si naturelle et la vie qu’elle dégageait.
En partant, chacun dans sa voiture, on se croise rue de Rivoli, on se salue et c’est la dernière fois que je voyais son sourire direct et complice.
Le jour suivant, on était chez lui, aux côtés de Milda, et moi, je ne sais pas comment, mais j’étais imprégné de son incompréhensible absence. Sa mort m’avait si fortement touché qu’elle m’a altéré et poursuivi pendant de longs mois.
Au cours de la première réunion de l’Espace après sa disparition, nous avons – un certain nombre d’entre nous –, décidé de continuer. Deux ou trois membres de
l’Espace proposent d’ajouter le nom de Krasno et que l’Espace latino-américain s’appelle dorénavant « Espace latino-américain Rodolfo Krasno ». L’opposition agressive d’un membre de l’Espace, qui présentait des arguments fallacieux, jeta un froid glacial. C’était une proposition
qui naturellement, aurait dû être prise à l’unanimité.
Pour quelqu’un qui se prétendait un grand ami de Krasno, c’était réellement décevant.
Pourtant, l’esprit de Krasno nous a accompagnés tout au long des années qui ont suivi et a marqué l’Espace pendant quatorze ans.
Après sa disparition, en dehors de l’Hommage que nous lui avions fait à l’Espace, certains d’entre nous voulions qu’il y ait une grande exposition de Krasno dans une institution publique. Nous avions commencé des démarches, à notre niveau (comité de soutien, rendez-vous avec les autorités officielles de la Culture etc…). D’autres ont tenté d’autres démarches, mais finalement il n’y a eu aucune exposition de Krasno à Paris.
L’œuvre de Krasno est bien gardée à Villebon-sur-Yvette. Sa beauté mérite toujours qu’elle soit exposée dignement dans un lieu public à Paris. Serait-ce une utopie d’essayer de la proposer maintenant ?
L’idée d’un nouveau comité de soutien, d’un dossier solide, des démarches à faire dans les lieux officiels, etc., pourront-ils refaire vivre Krasno à travers ses œuvres ?
Décembre 2016, La Halle Saint-Pierre, Paris.
Être indépendant :
Croire en soi-même
Croire dans les autres
Croire ensemble
Être indépendant :
Un seul
Beaucoup
Une nation
C’est toujours l’aimer.
Ceux qui pour dominer
Racontent, autoritairement avec la dépendance des gens,
Sont toujours
Aux aguets
Aiguisant leur pouvoir.
Un certificat d’indépendance n’existe pas.
Qui le donnerait ?
À tout un chacun
Combien de petites, de multiples, grandes
Indépendances à conquérir
En tout.
Consolider le peu qui fut gagné, le nombreux.
Les 200 ans de ces années ont leur présent.
Bien au-delà des célébrations
Nous perdurerons :
Une attitude à chérir : l’indépendance
Nous perdurerons
Une pratique continue et universelle
Qui se fasse aimer : l’indépendance.
14 juin 2016.
Pour l’exposition Le Parc au PAMM – Miami 2016
Mon exposition à Miami sera-t-elle la première exposition Le Parc d’une importance telle qu’elle ait un impact suffisant pour servir de référence dans le futur ?
Je crois que les conditions pour cela sont réunies :
1. L’enthousiasme de Jorge Pérez et de Tobias Ostrander traduit en une invitation officielle me rend fier qu’une institution aussi importante que le PAMM unisse sa volonté à celle d’autres institutions de prestige (Casa Daros, MALBA, Palais de Tokyo, Serpentine…) qui convergent toutes vers une revalorisation de mon travail et un repositionnement au niveau international de celui-ci grâce à des exposition spectaculaires.
2. Les grands volumes du PAMM avec leurs caractéristiques particulières qui invitent à réfléchir activement
à l’installation de mes œuvres.
3. La disponibilité d’un nombre élevé de mes œuvres dans mon atelier et ailleurs qui pourront être reconstruites en tirant profit des volumes du musée.
4. L’enthousiasme, la volonté et la capacité de travail
de l’atelier Le Parc et de ses collaborateurs pour s’impliquer à 100 % dans la réussite de l’exposition.
5. La perspective que cette exposition puisse créer
(projet d’un livre, réactualisation du projet « Le Parc qui », projet d’objets dérivés, etc.)
6. L’existence du public du PAMM, public que j’imagine nombreux, actif et exigent dont j’espère qu’il ait de plus en plus de moyens de manifester ses opinions pendant
le temps qu’il passe avec les œuvres exposées.
Quel est mon point de vue sur mon exposition au PAMM ?
Je la vois comme une exposition qui soit elle-même en soi,
Qui ait une unité de conception,
Qui soit une mise en scène non seulement pour la mise en scène,
Qui soit davantage qu’une somme d’œuvres exposées,
Que les œuvres ne soient pas le prétexte de l’exposition,
Qu’elle soit une exposition qui fasse sentir à sa manière, dans sa totalité, l’œuvre exposée en ce qu’elle a de plus authentique de sorte que l’ensemble soit une création en soi.
Je voudrais que :
Les inquiétudes,
Les obstinations,
Les multiples facettes de mon travail,
Et les prises de position qui m’ont toujours accompagné, surgissent d’une manière subliminale à travers ce qui sera exposé de la manière dont cela sera exposé,
Lentement, ajoutant des situations pour constituer dans la perception du spectateur, à la fin de sa visite, toutes ces particularités superposant une expérience qui n’ait pas besoin de se soumettre aux informations didactiques ni aux explications esthétiques ou autres. Cette expérience-ci construit une complicité naturelle entre ceux qui visitent et les mises en situations proposées.
Mes expériences n’ont pas besoin d’être exagérément idéalisées les unes par rapport aux autres. Chacune d’entre elles m’a apporté quelque chose à un moment donné et, s’ajoutant aux précédentes, elles ouvrent toutes la voie pour d’autres expériences.
Chez le spectateur, il est fondamental que ce qui est
présenté ait une densité telle qu’elle puisse provoquer
un changement qualitatif dans sa perception.
Au-delà de toutes mes expériences il y a un arrière-plan que j’ai l’obligation de déchiffrer.
Cela serait un travail délicat, voire difficile, exigeant la patience de ceux qui pourraient m’aider à trouver une définition, de même qu’un choix d’œuvres avec un fondement réfléchi pour créer une mise en situation qui construise
un ensemble percutant dans sa simplicité.
Objectif : que le spectateur sorte de l’exposition en
se sentant plus optimiste que quand il y est entré.
Novembre 2014.
Dès que le doigt du pont de Bir-Hakeim
(alias Jean de Loisy) s’est pointé sur moi,
Dans ma tête :
Nuit Blanche 2016
88 ans
Quelques paroles en moi m’aident
250 mètres de long
Toute droite sa colonnade
Coule la Seine
Comment prendre ce point multifonctions ?
Métro
On va lui additionner une beauté nocturne ?
On va l’ignorer ?
On va le sublimer ?
On va le transgresser ?
On va...
Intérieur
Sa perspective :
La prolonger
La casser
La multiplier
La jouer
Voitures
Piétons
Bateaux
Quel défi !
Lui, le pont, on le voit de loin
L’histoire de son nom
Le nom tango
Soleil de promenades
Promenades dans la nuit
Ancré dans la Seine
Deux rives liées
En navigant on le découvre dans un virage
De lui on voit très proche la Tour Eifel et +
Lui ou moi
La perspective oui
Miroirs : vous y serez en force
Extérieur
Signal
Des lumières en accompagnement, cette nuit-là
Multiplication des expériences
Succession
Addition
Connivence
Complicité
Du particulier à l’ensemble
L’ensemble gagnant
Un nouvel ami : Le pont Bir-Hakeim
4 mai 2016.
La lumière...
La lumière...
De quelle obscurité est-elle venue ?
Ou son passage invente le noir ?
Derrière le noir, il y a encore ?
Sans arrêt
Quelle noblesse dans sa vitesse qu’on ne voit pas
Dans sa complicité : l’évidence
Ceux de tous les jours
Depuis mon premier matin
En toute confiance
Comme un manteau protecteur
Les yeux sans adaptateur
Les secrets les plus complexes
Dans une présence sans questions
Domestiquée et toujours rebelle
Elle était là
Dans quel croisement je me suis surpris ?
Poussé dans le dos par mes petites idées
Je cherchais à devenir son complice
Petite complicité bienvenue
Elle me mettait à l’épreuve
Et là, je ne sais pas pourquoi ?
C’était comme si j’avais reçu un appel
Ou aperçu un éclair
Pour la servir en m’en servant
Une véhémente intention d’une forte simplicité
Des petites choses, qui, à mon échelle, me comblaient
Les résultats je les ai vécus
En passant par mes mains réflexives, elles font partie de moi
Et elle, dans l’absolu, ou scientifiquement par l’électricité...
Toujours elle.
À moi
À vous, associés à mon hommage, sans le savoir
À elle, LA LUMIÈRE
À tous ceux qui l’ont mise dans un câble insoupçonné de poésie.
Salut NIKOLA TESLA !
Paris, le 14 Juin 2016.
Commissaires ?
Curateurs ?
Curators ?
Je me perds
Eux, ils me retrouvent
Un phénomène qui continue à éclore ?
Une mode passagère ?
Il faut être à la mode ?
Assaillis
Nous sommes assaillis ?
Ils sont là
Ici aussi
Partout avec une apparence inoffensive
Inoffensive, peut-être.
Mais ils sont là
D’où viennent-ils ? Comme les champignons ?
À un jeune, j’ai demandé : « tu es artiste ? »
« Non. Je suis curateur », m’a-t-il répondu
avec une grande assurance.
- Tu as fait des études pour ça ?
- Non, j’ai visité des expositions dans quelques musées
et dans quelques galeries et maintenant, je suis curateur.
- Ah ! Tu as déjà organisé des expositions ?
- Non.
Au moins, il était clair.
D’autres entretiennent le mystère.
Auparavant critique d’art… Pourquoi pas curateur ?
Auparavant réparateur des œuvres modernes ou contemporaines, pourquoi pas curateur ?
Courtier avec des ressources limitées, pourquoi pas curateur ?
Recalé comme artiste, pourquoi pas curateur ?
Un veuf, bien sous tout rapport, avec des solides ressources, ses enfants mariés, beaucoup de temps libre, aimant l’art…pourquoi ne pas reprendre ses études et obtenir un diplôme sur l’art ? Celui-ci en poche, quoi faire ?… Curateur ? Pourquoi pas, allons-y.
D’autres aiment les vieilleries, les tableaux anciens ensevelis sous les couches de vernis et noircis par la fumée des cheminées, gare ne vous avisez pas de les nettoyer et de revenir aux couleurs originelles du peintre, quel sacrilège ! Fétichiste ?
Mais, devenu curateur d’art moderne et contemporain,
pas d’œuvres à exposer si elles ne sont pas touchées par
le passage du temps ; une tache par là, une moisissure bien en vue, un point de rouille bienvenu, un moteur cassé etc. allez, on les expose même si elles dénaturent l’aspect original que l’artiste a voulu.
On peut continuer les exemples, mais qui réagit à tout cela ?
Quelles sont les règles ?
Qui octroie un pouvoir au curateur ?
Ça suffit de s’autoproclamer curateur ?
Et si une super autorité artistique se mettait à légiférer ?
Que dira-t-elle ?
Si vous voulez vraiment devenir curateur, tenez compte
de ce qui suit :
- Ne soyez pas nombrilistes, il y a beaucoup de ça chez
les artistes.
- Ne suivez pas les modes.
- Sachez que chaque cas est un cas particulier.
- Considérez que chaque ensemble d’œuvres à exposer mérite une attention particulière.
- Sachez que vous pouvez être, avec votre travail,
un lien entre une œuvre et les intentions d’un artiste.
- Oubliez vos goûts personnels.
- Pensez à ceux qui vont visiter des expositions que vous allez « curater ». Les expositions ne doivent pas être destinées seulement à des spécialistes de l’art (critiques ou historiens d’art, galeristes, fonctionnaires artistiques, collectionneurs).
- Ne prenez pas les œuvres des artistes comme une illustration de vos pensées sur l’art.
- Sachez qu’une exposition est réussie quand elle transmet le sens de l’œuvre et la pensée des artistes.
- Dans votre relation avec les artistes, ne vous cantonnez pas à vos préjugés.
- Ne mettez pas en avant votre personnalité pour écraser celle des artistes.
- Ne sacrifiez pas une exposition par vos caprices.
- Tirez des leçons des différentes « curatories »
- Sachez qu’à partir de rien vous pouvez être utile à quelque chose.
- Apprenez, apprenez de tout. L’humilité peut être votre force.
- Et, surtout, préparez-vous à affronter une nouvelle situation le jour où les curateurs auront passé de mode.
Tout le monde ne peut pas être, comme dans le temps,
directeur d’une galerie ou d’un musée et, en toute simplicité, faire des accrochages avec les artistes.
Et surtout maintenant qu’il paraît que certains autoproclamés curateurs, s’ils décrochent une « curatorie » dans une galerie, exigent, en plus, des honoraires, une commission sur les ventes, pas seulement pour les ventes durant l’exposition, mais aussi sur les ventes à venir sur une longue période.
Il suffit de dégoter un artiste rare, de valeur, valeur artistique peut-être, mais surtout commerciale, en raison des commissions.
Avec un peu d’imagination, on peut toujours inventer un thème ou titre d’une exposition, broder autour, pondre un texte, le plus compliqué possible, avec soi-disant une vision du monde actuel, dénicher quelques artistes qui vont illustrer la profonde pensée et le tour est joué en convainquant un directeur de musée. Au fait, si les artistes choisis n’ont rien à voir avec ces élucubrations sans importance, il suffit qu’ils aient une certaine notoriété et surtout une cote.
Certains curateurs ne se contentent pas de dire aux artistes ce qu’ils ont fait durant toute leur vie comme œuvre, mais décrètent aussi ce qu’ils n’auraient pas dû faire et,
en plus, ce qu’ils auraient dû faire.
On pourrait, pour se dédouaner et pour ne pas souffrir la foudre des curateurs, dire que tout cela n’est que caricature et qu’on trouve dans notre milieu des personnalités qui font très bien leur métier, justement parce qu’ils ont une personnalité qui les amène à aller plus loin que leur personnalité.