Art

Jeux

Salle de jeux
 
Mouvement-surprise
 
Ce n’est que vers 1964 que j’achetais mes premiers micromoteurs. Au début de mes expériences et sachant que je pouvais trouver des solutions à la mesure de mes possibilités financières, des raisons économiques m’avaient empêché de faire de tels investissements ! Bien que je me sois toujours posé des problèmes un peu au-dessus de mes possibilités, la solution n’était jamais à ce point hors de portée pour me faire abandonner un projet, ni même pour constituer un alibi et ne rien faire ! Dès que je disposai d’un micromoteur, je réalisai des essais, ainsi qu’un grand nombre d’expériences, tandis que le spectre de Tinguely était toujours présent dans mon travail. Très vite, je vis la possibilité de grouper quelques-unes de ces expériences et les soumettre à un spectateur statique qui pouvait, comme par surprise, en appuyant sur un interrupteur, constater le changement d’état opéré par la soudaine mise en mouvement qu’accompagnait presque toujours une émission sonore. La participation du spectateur ne se limitait pas à appuyer sur un bouton. La surprise provoquait un dégel de son attitude traditionnelle, généralement plus respectueuse face à « l’Art » qui obligeait à garder ses distances ! Ici, une familiarité s’établissait entre l’ensemble des mouvements-surprises et le spectateur, ce qui lui permettait d’adopter aussitôt un comportement actif et varié. Non seulement grâce à la découverte du rapport entre les boutons interrupteurs et les différents thèmes, mais aussi par le fait de pouvoir les faire fonctionner aussi bien l’un après l’autre, que plusieurs à la fois. L’expérience « miroir en vibration » se rattache à la même série. Il s’agit d’une plaque suspendue en aluminium poli de 2 x 0,5 m qui reflète, quand elle est immobile, l’image de celui qui regarde. Lorsque celui-ci appuie sur un bouton placé devant la plaque, un moteur la met en mouvement pour la rendre alternativement concave et convexe, de sorte que le reflet du spectateur se rapetisse et s’agrandit alternativement, ce qui ne manque pas de déclencher une certaine hilarité, tandis que les autres spectateurs sont déformés à leur tour, après avoir vu l’image déformée du premier qui s’est risqué à appuyer sur le bouton !
 
Parallèlement, d’autres jeux à manipulation ont été réalisés sans moteur. Le spectateur lui-même déclenche le mouvement en faisant vibrer de petites boules suspendues, ou bien en faisant tourner rapidement une trame blanche et noire, ou encore en lançant une balle rouge suspendue à un ressort sur une trame horizontale blanche et noire. Dans ce dernier cas, celui qui suit la balle de ses yeux subit des perturbations visuelles par rapport à la trame du fond, et, s’il fixe au contraire la trame, c’est la balle qui provoque des perturbations. Ces éléments, et d’autres du même type, ont été utilisés de diverses manières dans les salles de jeu réalisées par le GRAV dont les prémices étaient déjà présentes à la Biennale de Paris de 1963. Dans la salle de jeu avait été disposé ce qu’on appelait des « éléments à essayer » tels que les « sièges à ressort », une espèce de banc monté sur un gros ressort qui, cédant sous le poids du spectateur surpris, le conduit à se retrouver assis par terre ! La douzaine de « lunettes à vision autre » perturbe la vision normale de la réalité, tour à tour fractionnée, superposée, multipliée, inversée, coloriée, déformée, etc. Les « Miroirs », comme les lunettes, incorporent la réalité environnante. Ce jeu de miroirs part d’une réflexion normale de l’image qui se fractionne et se multiplie progressivement. Les « chaussures pour une démarche différente » exigent une participation physique plus évidente de celui qui, chaussant, doit réadapter sa façon de marcher, cessant d’être spectateur, pour devenir l’élément à regarder !
 
Sur le même principe de participation physique se sont ajoutés d’autres jeux tels que : sol instable, jeu d’équilibre, jeu de corde à ressort, ce dernier en souvenir d’un spectacle de Savary. Ces éléments sans usage ne présentent aucun intérêt. Le seul phénomène intéressant que j’aie pu constater à l’occasion de leur présentation, c’est que les spectateurs, sans aucune demande orale ou écrite, trouvent d’eux-mêmes le moyen de les utiliser. Parfois ils inventent collectivement un rapport particulier entre eux, comme entre eux et les éléments mis à leur disposition.
 
À l’origine de l’« ensemble pour faire du bruit » se situe une petite expérience réalisée avec Morellet et Stein en 1964 pour l’exposition « Nouvelles tendances » à Paris. J’avais placé une plaque métallique suspendue et renfermée dans une boîte de sorte que le spectateur ne puisse voir qu’une poignée au bout d’une corde qui sortait de la boîte : en tirant sur cette poignée, la plaque se met à vibrer et produit un bruit de tonnerre ! Au début de 1969, dans une salle de jeu d’une exposition personnelle, je présentai un ensemble d’éléments pour faire du bruit que le public pouvait utiliser à sa guise, en combinant ou non les bruits. Un microphone placé dans les lieux recueillait les sons et les diffusait, soit simplement amplifiés, soit combinés, avec la collaboration d’un musicien électronique, le tout retransmis avec quelques secondes de retard et à des fréquences différentes.
 
Julio Le Parc, 1971

Ensemble de 8 mouvements surprise, 1965 ➜

bois, acier, plastique, moteurs

← Doubles miroirs et lunettes pour une vision autre

Instituto Tomie Ohtake, Sāo paulo, 2017

Doubles miroirs, 1966

Martha Le Parc, Biennale de Venise

Lunettes pour une vision autre, 1965

Martha Le Parc, Biennale de Venise

← Boule sur ressort, 1963

bois, plastique, liège, ressort, 240 x 50 x 30 cm

Perpective axonométrique

de la Salle de jeux, 1972

Künstalle Düsseldorf

Lunettes pour une vision autre

et Doubles miroirs, 1966

Biennale de Venise

 

Salle de jeux, 1959

Rétrospective, Henie-Onstad kunstsenter, Oslo

 

Miroir en vibration, 1965

miroir inox, moteur, 250 x 100 x 30 cm

p. 207 :

Ensemble de 9 mouvements surprise, 1965

bois, acier, plastique, moteurs

 

Ensemble de 7 jeux surprise, 1965

bois, acier, plastique

 

Siège à ressort, 1965

bois, ressort, 32 x 32 x 45 cm

Biennale de Venise

 

Trame à manipuler, 1965

bois, peinture, ∅ 110 x 110 cm

← Ensemble de 8 mouvements-surprise

avec lumière pulsante, 1971-1996

bois, métal, moteur et lumière,

251 x 253,5 x 20 cm

Ensemble de 11 jeux surprise, 1965

bois, Plexiglas, acier, plastique, moteurs, etc,

190 x 390 x 30 cm

Palais de Tokyo, Paris, 2013

Jeux-enquêtes
 
Ils sont nés de quelques discussions et analyses à la fin de 1968. Je fis le premier jeu au début de 1969, et je l’intitulai « Renversez les mythes ». Dans un espace de 5 x 4 mètres, fermé sur trois côtés par des panneaux de 2,50 mètres, est placée sur un plancher en plan incliné une rangée de huit images découpées, éloignées du fond, du type de celles que l’on trouve dans les « jeux de massacre » des foires et attractions. Le public, réagissant immédiatement à une installation qui lui est familière, hésite à prendre une balle et à la lancer vers les images. Si un spectateur ne se décide pas à agir, il se contente de regarder les autres. S’il ose passer à l’acte, avant de lancer la balle, il fait une appréciation rapide des images et de ce qu’elles représentent pour décider laquelle viser. Si le tir est bon, l’image s’incline et émet un son (différent pour chacune d’elles), en guise de récompense. Le jeu est accompagné d’une enquête sur l’action et les choix des visiteurs. De portée limitée, cette expérience situe le spectateur à un autre niveau que celui de la contemplation passive, en exigeant de lui un comportement physique et une réflexion.
 
Julio Le Parc, 1971

Jeu-enquête faites tomber les mythes, 1969

bois, peinture, moteur, boîte musical, 250 x 500 x 400 cm

Serpentine Gallery, londres et Plalais de Tokyo, Paris

Jeu-enquête faites tomber les mythes, 1969

bois, peinture, moteur, boîte musical, 250 x 500 x 400 cm

Stādtische kunsthalle, Düsseldorf, 1972

Jeu-enquête Frappez les gradés, 1971

punching bags, 180 x 40 cm chaque

Stādtische kunsthalle, Düsseldorf, 1972

Jeu-enquêtes Choisissez vos ennemis, 1970

Sérigraphie, fléchettes, 81 x 80 cm.

Stādtische kunsthalle, Düsseldorf, 1972

Anti-voiture
 
C’était en 1967. Une organisation humanitaire a fait appel à un certain nombre d’artistes parisiens pour qu’ils interviennent sur des voitures afin de les vendre aux enchères au bénéfice d'une bonne cause.
 
La plupart des artistes choisirent des voitures de luxe dernier modèle et appliquèrent  sur elles la thématique de leur production. Dans mon cas, j'ai demandé une très vieille 2 CV Citroën qui fonctionnait encore.
 
Avec un assistant, je me suis appliqué à subvertir toutes ses fonctions :
  • toit  avec lamelles en mouvement,
  • sièges rouges sur ressorts,
  • rétroviseurs déformants,
  • klaxon avec un son étrange,
  • capot avec des boules de ping-pong,
  • coffre en miroir courbe,
  • phares avec lumières pulsantes,
  • pare-chocs sur ressorts,
  • hélice du moteur optique,
  • pare-brise fractionné avec des lamelles en miroirs,
  • roues décentrées,
  • enjoliveurs munis de petites baguettes en mouvement,
  • Etc.
 
Je l'ai essayée boulevard Saint-Germain et aux Champs-Élysée; le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle a beaucoup attiré l'attention de la police française.
 
Julio Le Parc, 2019

Anti-voiture, 1967

Atelier Le Parc à Madrid
 
Pendant un mois, entre octobre et novembre 1985, je me suis chargé de l’atelier d’art actuel du cercle des Beaux-Arts, auquel ont participé Paz Casanova Moreno, Gloria Fernández García-Nava, Lorenzo Ferreras Prieto, Susanna Fiorucci, Javier Gandarillas Grande, Felix Garcia Moreno, Federico Garcia Simon, Cesar Angel Gomez, Lola González de la Vega, Maribel González de la Vega, Salvador Herranz Cabrera, Montse Merino, María Luisa Mirabal Ubeda, Marieta Negueruela, Marta Prieto Sancho, Angela Recio Segoviano, Sofia Reina, Emilio Rojo Cruz, Carlos Velasco Montes, Rosa María Villalón Alonso, Jaime Torres Aleman.
 
L’atelier se déplaça pendant une journée entière au Parc de Retiro. Le critique d’art Zaya de la revue Guadalimar en profita pour demander leur opinion à quelques jeunes participants à l’atelier et à trois artistes espagnols : Juan Genovés, Martín Chirino et Rafael Canogar. Il m’a également interviewé sur le sujet.
 
Voici quelques extraits de notre conversation :
Le problème réside dans un vieil exposé qui, à mon avis, reste sans solution, commence Le Parc. Un jeune critique comme vous pourrait bien se demander ce qu’un vieux peintre comme moi peut bien trafiquer dans le parc de Retiro. Normalement, on peut s’attendre qu’arrivé à un certain niveau de sa carrière artistique ou à un certain âge, un artiste reste dans son cocon, qu’il recherche la tranquillité et s’occupe de la promotion internationale de son œuvre et d’obtenir le maximum des circuits institutionnels, par l’intermédiaire des galeries, des grandes expositions, des musées, etc.
Mais je pense que ces problèmes, qui m’ont toujours préoccupé, n’ont obtenu aucune solution ces dernières années. Cependant, ces expériences suscitent la réflexion, ce qui peut déboucher sur des possibilités de participation et de solution.
 
Quand vous êtes-vous lancé dans ce type d’activité ?
 
En 1966 dans les rues de Paris. Nous avons eu pas mal de problèmes avec la police qui nous pourchassait. Ceci nous empêchait de respecter l’horaire prévu, d’autant que nous passions du temps à discuter avec eux pour essayer de leur expliquer nos objectifs artistiques.
 
N’avez-vous pas déjà réalisé une expérience de ce type à Caracas ?
 
À Caracas, j’ai installé quelques jeux à l’entrée d’une exposition personnelle. Si on considère ces activités avec les yeux de l’amateur ou du critique d’art, qui voient les choses sous le jour de la nouveauté ou de l’actualité, on peut penser, comme d’autres choses similaires qui ont déjà été faites, dans une optique qui leur ôte le caractère de nouveauté pour n’en garder que le côté esthétique, mais les idées qui sont à l’origine de nos actions de 1966 existaient déjà et ont été prises en considération, bien avant par les Dadaïstes par exemple, et n’ont jamais été résolues.
 
Ceci me rappelle la phrase célèbre de Lautréamont : « L’art doit être fait pour tous. » Une conception intégratrice et participative.
 
C’est une direction, l’expression d’un souhait plutôt qu’une conception. C’est comme voir au fur et à mesure, dans les sociétés dans lesquelles nous vivons, comment on maintient en général les gens dans une situation de passivité, de dépendance, de non-intervention, par l’intermédiaire d’institutions établies, qui ne les prédispose pas à une relation directe dans presque tous ses aspects. C’est ainsi que, en ce qui concerne les arts plastiques, la capacité d’imagination et de création des gens s’endort. Peut-être que, de ce point de vue que l’on peut qualifier d’utopique ou d’irréalisable, la volonté existe d’aspirer à ce que les gens se réveillent, participent, observent, critiquent, transforment, libèrent leur capacité de création. Les problèmes que nous avions dans les années soixante restent, pour un jeune peintre, irrésolus. Comment va-t-il diffuser son œuvre ? Comment subsister pour continuer à travailler ? Comment va-t-il se mettre en valeur ? Quel écho ou quelle incidence sociale son œuvre va-t-elle avoir ? Qui en est le destinataire en fin de compte ? Quel est le vrai sens du concept de liberté d’expression ? De quelle manière la création artistique contemporaine est-elle conditionnée par les lois du marché ? Qu’y a-t-il derrière les phénomènes de modes successives ? Comment expliquer la cruauté du système qui brûle ceux qu’il avait adorés et rendus célèbres ? Quels sont les principes d’ordre esthétique sur lesquels il faut s’appuyer pour accroître sa capacité de création et conquérir le public ? Ces phénomènes qui concernent la manière de faire l’art actuel et de le faire circuler socialement restent identiques. Ce type d’expérience ne concerne pas seulement les 21 artistes, que je ne connaissais d’ailleurs pas jusqu’à présent, qui y ont travaillé avec moi. Et ces problèmes les affectent, si ce n’est quotidiennement, en tout cas de manière vitale. Certains les résolvent à tâtons, mais ils ne sont pas les seuls inquiets. Quand des activités de ce type ont lieu, on est confronté à la soif et à la demande du public, à sa volonté de participer, à son désir de faire des choses. La nuit tombait que le public se pressait encore pour nous réclamer peintures et papier. Certains parlaient de contagion...
Il s’est agi d’un énorme effort de la part des 21 participants à l’atelier et ça, il faut le souligner. On avait parlé de réaliser un travail collectif et au début, je pensais qu’il s’agissait d’une peinture murale ou quelque chose dans ce genre, mais ça a dérapé petit à petit, au fil des discussions, vers un projet de plus en plus précis, qui se heurtait aux pesanteurs de la municipalité qui ne faisait rien pour adapter l’infrastructure. Mais leur détermination à eux était réelle, bien plus forte que la mienne pour affronter ces difficultés. Voilà qui peut servir d’exemple aux politiques culturelles. Elles pourraient prendre des initiatives de ce genre, non plus de manière isolée mais plus organisée, structurée et à une vitesse qui permettrait d’améliorer au fur et à mesure les résultats de l’opération, que ce soit au niveau des ministères, de la municipalité ou de la communauté autonome. Certains suggéraient de porter l’expérience dans les écoles et dans les banlieues. Mais ceci ne peut plus seulement dépendre des efforts personnels d’un groupe. Il faudrait établir un contact direct avec le public – non plus au travers des galeries et des institutions – grâce auquel les gens qui circulent dans ce lieu se sentent impliqués, le solliciter de toutes les façons possibles par le jeu, la réflexion, etc., avec des œuvres de Tapies, de Saura et d’autres artiste consacrés de manière à sonder activement ce que signifient ces œuvres dans leur contexte, pour déduire les comportements et les échanges à partir de faits précis.
En général, quand il s’agit de commandes publiques comme pour celle de l’aéroport de Barajas, c’est un responsable culturel qui décide car on pense logiquement qu’en tant qu’expert de l’art contemporain il est le mieux placé pour le faire ; en réalité ce devrait être les usagers qui, après une réflexion collective, décident quel genre d’œuvre et quel artiste ils vont sélectionner. Ceci serait l’occasion d’un échange public entre les artistes, les experts et les critiques, pour le plus grand bien de tout le monde.

Mais ceci signifierait la fin d’une certaine sclérose bureaucratique et des diverses sinécures et autres privilèges accordés par les autorités à certains artistes, toujours les mêmes.

Mais en plus, cela ouvrirait toutes sortes de possibilités.
Pour en arriver là, il faudrait réformer profondément toute une mentalité.
Récemment, dans une table ronde, un critique m’a avoué franchement que l’avantage du système dans lequel ils évoluent est qu’ils le connaissent et le dominent alors que pour eux, ce que je propose est aussi rassurant que de sauter dans le vide.
Jusqu’à un certain populisme des quartiers périphériques, des petites municipalités et des villages, tout serait permis et faisable, à mon avis, mais à une échelle provinciale autonome, sans parler de l’ensemble national, ceci, à l’heure qu’il est, me paraît irréalisable dans la mesure où les artistes eux-mêmes ne voudraient pas participer à cette histoire parce que ce serait renoncer à leur statut.
C’est sûr, mais d’autres artistes se présenteraient et la perspective serait différente pour les jeunes artistes.
C’est ce qui fait toute la valeur des Ateliers d’art actuel de CBA qui ont eu des ramifications à Las Palmas, Vitoria et la Coruna et ont notablement amélioré l’animation culturelle de ces villes.
Tout ce qui favorise une ouverture, un dialogue permettant la réflexion, prépare l’avenir. C’est pourquoi je pense que des initiatives comme celles de cet atelier sont positives et ce serait dommage qu’elles restent un fait isolé car dans ce cas on les caractérise de nouveau esthétiquement et on esquive les vrais problèmes.
En effet, Fluxus, Beuys, Kaprow et d’autres ont déjà posé ces problèmes après les dadaïstes, mais leurs expériences n’étaient que de simples effets esthétiques et c’est pourquoi ils n’ont pas eu d’influence sur la société en dehors de leur propre milieu, réduit à une élite de disciples.
À l’intérieur des organismes officiels, dans les politiques actuelles, il existe des lieux, des moyens, des salariés avec du temps libre, toutes sortes de possibilités d’infrastructures, de transport, etc., qui pourraient permettre de mener à bien ces activités qui ne reviennent pas cher si on les compare au coût des expositions officielles. Ce qui se passe en général, c’est que les gens qui occupent ces postes officiels ont la même mentalité que les directeurs de galeries d’art. Mais ça ne veut rien dire. On ne peut rien reprocher au galeriste parce qu’il risque son argent personnel et pas celui des autres. Mais s’il s’agit d’un service public on ne doit pas avoir de critères minoritaires ; s’il n’a pas de préoccupation imaginative, il tombe obligatoirement dans la corruption inhérente à l’art actuel et à l’accélération des modes, depuis les impressionnistes jusqu’à aujourd’hui, qui mène à la situation absurde dans laquelle les organisateurs deviennent plus importants que les artistes eux-mêmes. La manipulation est arrivée à une telle extrêmité que des gens comme ceux qui sont venus aux Ateliers la subissent également. J’ai posé ces problèmes depuis le début et les participants de l’Atelier en sont venus d’eux-mêmes à cette expérience de Retiro.
 
Julio Le Parc, Madrid, 1985

Madrid, 1985

Atelier Le Parc à La Havane
 
Origine
L’invitation qui m’a été faite de réaliser un atelier à La Havane est venue de ce que j’avais raconté aux responsables culturels cubains en 1985 à propos de ce que le cercle des Beaux-Arts de Madrid organisait. Là-bas, tous les mois, un artiste connu est invité à diriger un atelier de jeunes artistes. J’y ai d’ailleurs été moi-même invité. Le travail de mon atelier s’est terminé par une expérience collective dans la rue, dans le parc du Retiro de Madrid. Quelques années auparavant, j’avais fait quelque chose de similaire avec un groupe d’étudiants de l’école d’Art d’Aix-en-Provence, dans le sud de la France, et déjà en 1966 avec le GRAV (Groupe de recherche d’art visuel), nous avions réalisé une expérience à Paris, intitulée « Un jour dans la rue ».
 
Motivation
Les douze jeunes artistes cubains qui ont participé à l’atelier ont été sélectionnés par les autorités culturelles cubaines, à la différence des vingt participants de l’atelier de Madrid qui, eux, ont postulé librement avec le risque de ne pas être choisis. Ceci implique une motivation différente. À Madrid, la participation est volontaire et guidée par un intérêt particulier à travailler avec l’artiste choisi, les participants allaient à leur travail pendant la journée, et ne rejoignaient l’atelier qu’ensuite. À La Havane, je pense que presque tous les participants ont dû supporter un déplacement de leurs activités professionnelles ou d’études habituelles afin de disposer de leur temps. Ce qui est positif mais en même temps peut être considéré comme un changement provisoire de lieu de travail soumis aux normes et aux horaires courants. Les participants cubains ont peut-être pensé, du moins au début, qu’ils étaient là pour m’aider à réaliser mon projet personnel. Un malentendu qui s’est dissipé dès la première rencontre, car mon point de vue était que tout ce qui se ferait ici serait le produit d’un échange collectif, au niveau de la conception, de la décision et de la réalisation.
 
Une autre différence avec Madrid est que là-bas, l’activité de l’atelier était avant tout basée sur un travail plastique et d’échange, et que c’est justement ces échanges qui, petit à petit, ont donné naissance à l’idée de faire quelque chose de collectif dans la rue. Dans l’atelier de La Havane, l’idée de faire quelque chose dans la rue était déjà décidé à l’avance et a influencé tout le travail de l’atelier. Ceci a permis de disposer de plus de temps pour préparer l’expérience dans la rue, ce qui fait que la créativité collective a développé beaucoup d’autres thèmes. Nous disposions également de plus grands moyens matériels qu’à Madrid et d’un soutien officiel incontestable.
 
L’expérience dans le parc
Je considère que cette expérience a été un succès puisqu’elle a rempli sa mission. Le niveau de participation spontanée du public était extraordinaire. Certains débordements peuvent être attribués à la liberté totale d’utiliser les éléments exposés et à l’absence totale d’encadrement. Ceci peut s’expliquer par un manque d’habitude de ce genre d’événement, par la contagion de la participation exacerbée ou par une appropriation démesurée de tout ce qui se trouvait là, par une ignorance des limites, par un manque de références, etc. Il est certain que s’il y avait eu un minimum d’encadrement pour éviter les excès, on n’aurait pas eu à parler de violence destructrice. Il faut bien savoir que la plupart des réalisations étaient précaires. Dans le programme, sur certaines il était inscrit : « À partir de 10 h du matin et pour le temps que ça durera ». De toute façon, même quand certains éléments se sont cassés, les jeunes et les enfants inventaient d’autres utilisations possibles avec les morceaux restants.
 
Évidemment que s’il n’y avait pas eu de problèmes, le succès de l’opération aurait été plus total. Par exemple, si certains ateliers programmés qui ont été annulés (celui de fibres de Marta Palau, celui de sérigraphie d’Aldo Menendez, ou celui de monotypes) avaient eu lieu, cela aurait aidé à créer un équilibre car cela aurait donné aux gens des possibilités de participation plus variées. De même si on avait pu disposer de quelques animateurs pour créer une relation réflexive avec le public au travers d’interviews d’opinions sur les œuvres d’artistes invités ou de l’atelier, sur les jeux, etc. De même, le succès de la participation du public accablait un peu les participants à l’atelier qui ont négligé un peu la programmation, pensant peut-être qu’ils avaient déjà atteint leur but, perdant ainsi une occasion d’intensifier le contact avec le public et d’en tirer plus d’enseignements.

 

Réunion-bilan
Comme d’habitude, avec un petit peu plus d’efforts, on aurait pu tirer beaucoup mieux parti de cette expérience et définir plus précisément les problèmes qu’elle pose au niveau de la communication de l’art actuel avec le public en général.
 
Une réunion de réflexion sur cette expérience a été organisée. Malgré son caractère un peu intime elle a été très intéressante. Le fait qu’elle ait eu lieu dans des conditions précaires a fait que peu d’artistes cubains y ont assisté et pas du tout d’étudiants et de critiques d’art cubains.
 
Elle a marqué la différence avec Madrid, où tout était entre les mains des participants qui ont démonté tout le matériel du parc, tâchant d’en récupérer le maximum, et qui pendant des nuits se sont réunis pour réfléchir ensemble, tirer les conclusions de l’enquête, analyser les possibilités et organiser une réunion-débat dans un local du cercle qui, pour l’occasion, fut transformé en utilisant notamment certains éléments du parc. Je n’ai pour ma part pas pu y participer mais j’ai su qu’on y a discuté publiquement des problèmes rencontrés, des différents travaux exécutés par le public et qu’on y a passé des vidéos du parc. Le cercle a enregistré pour publication la plupart des échanges pendant tout le mois qu’a duré l’atelier.
 
Cependant, la réunion de réflexion de La Havane a été très utile et même émouvante. Tout le monde y a pris la parole : moi, les jeunes artistes de l’atelier, les peintres invités présents, les responsables culturels, un critique d’art allemand, les grand-mères du quartier et même un enfant. Si l’idée, qui a été discutée à un moment avec le ministre de la Culture Armando Hart, d’éditer un album retraçant en photos toute l’expérience de l’atelier se réalisait, ce serait bien d’y adjoindre les témoignages écrits de tous ces gens.
 
Mise en valeur de l’expérience
Pour en revenir à l’expérience dans le parc, le risque qu’elle encourt si elle reste sans suite c’est qu’elle soit considérée comme une curiosité ou pire encore qu’on l’isole en l’étiquetant esthétiquement comme « art de participation », « art ludique », « art de la rue », etc. Comme on disait autrefois « art expressionniste », « art surréaliste », « art conceptuel », etc.
 
Pendant l’atelier, une journaliste cubaine m’a demandé dans quel courant esthétique s’inscrivait l’expérience du parc. Je lui ai signalé qu’il y avait des œuvres esthétiquement aussi différentes que celle de Mariano comparée à celle de Rotella, ou celle de Madhoavi comparée à celle de Silvano Lora et que les propositions faites par l’atelier possédaient de multiples bases esthétiques, que le projet n’était pas une proposition esthétique mais une tentative d’établir une relation différente entre le fait plastique et le grand public. D’autre part, un prestigieux critique d’art cubain m’a demandé si l’expérience du parc était suffisamment intéressante pour qu’il écrive dessus.
 
Projection de l’expérience
On peut répéter l’expérience du parc mais sa projection ne passe pas obligatoirement par la répétition. Il ne s’agit pas d’avoir en permanence un groupe qui fait la même chose, ni d’attribuer un caractère plastique aux choses populaires : carnavals, fêtes, parcs pour enfants, etc., bien qu’on puisse en considérer la possibilité.
 
Cette expérience révèle que l’on peut intervenir, par le moyen des arts plastiques, dans la transformation de la relation art-peuple. Dans ce sens, on peut imaginer un groupe multidisciplinaire fortement motivé, qui, en se fondant sur ce qui a déjà été fait, réalise pendant un an, un travail intense avec les gens du peuple.
 
Ce travail aurait comme finalité de mettre en évidence, de manière claire et inventive, qu’il existe dans l’être humain une grande capacité d’observation, de comparaison, de critique, de jugement, de valorisation, de participation et de création. Il démontrerait qu’il est possible de sauter la barrière de préjugés, qui tend à nous faire croire que la cause du divorce de l’art contemporain et du grand public est l’ignorance des gens, leur inculture, leur mauvais goût, leur insensibilité à l’art.
 
On pourrait ainsi imaginer de multiples expériences pas nécessairement spectaculaires, plutôt ponctuelles et bon marché du point de vue matériel, qui s’adressent à des tranches de population. Il faudrait tenir à chaque fois un registre de l’objectif recherché, de sa réalisation et de son résultat (enregistrements, photos, vidéos, etc.) pour pouvoir les analyser de plusieurs points de vue (esthétiquement, culturellement, sociologiquement, politiquement, etc.)
 
Tout ceci déboucherait enfin sur une proposition générale qui envisagerait une nouvelle manière de diffuser l’art, une nouvelle manière d’en recueillir les échos dans la population, une nouvelle manière de le valoriser, de le stimuler, et une nouvelle forme d’insertion sociale à responsabilité partagée, qui conduirait logiquement à une nouvelle manière de le concevoir.
 
Ceci permettrait d’élaborer une alternative bien fondée face aux schémas incontournables du monde des arts plastiques et ses systèmes de sélection arbitraires, à ses conventions de circonstance (les modes), à ses valorisations excluantes qui passent par la commercialisation, sa dépendance aux règles du jeu établies dans les centres internationaux et avec lesquelles l’art du tiers-monde est toujours perdant, obligé de se renier ou d’être ignoré, reproduisant les modèles de ces centres.
 
Ceci permettrait aux jeunes artistes cubains et aux étudiants en art de faire leur apprentissage en fonction de cette alternative. Pour un jeune, les risques de tomber dans la position mentale de l’artiste destiné à triompher individuellement quelles qu’en soient les conditions, diminueraient. D’un autre côté, si le triomphe arrivait, il aurait comme fondement l’acceptation du travail dans la plus large confrontation possible avec le peuple. Et ce serait nouveau dans le monde actuel des arts plastiques.
 
Ateliers d’art contemporain
Je pense que l’idée d’un atelier mensuel (comme ceux de Madrid) à la charge d’un artiste, qu’il soit étranger ou cubain, avec inscription libre et sélection à la charge de l’artiste invité, devrait être adoptée par les autorités culturelles cubaines. Ceci permettrait à bon nombre de jeunes artistes d’entrer en contact, tout au long de l’année, avec différents artistes, de manière chaque fois différente et en dehors de l’enseignement programmé. On obtiendrait ainsi des échanges vivants dans lesquels la problématique de l’art actuel serait pensée en commun au travers de pratiques diverses.
 
Il serait souhaitable de réaliser des ateliers de cette nature dans de nombreuses villes latino-américaines, asiatiques et africaines ; ce serait une excellente forme de connaissance mutuelle.

 

Le bonhomme-poupée
Quand nous avons fabriqué le bonhomme-poupée, il s’agissait de faire pour le parc une anti-statue, éphémère naturellement. Il représentait la statue de l’artiste idéal.
On pouvait dire :
  • que s’il bougeait les oreilles c’était pour chasser les faux encouragements, les critiques non fondées, les flatteries ;
  • que s’il bougeait les yeux, c’était pour bien percevoir les formes, les couleurs, les mouvements, les changements, etc. ;
  • que s’il bougeait la langue, c’était pour répondre en argumentant et en défendant ses idées face au conformisme, et pourquoi pas, pour goûter le rhum cubain ;
  • que s’il bougeait la tête, c’était pour embrasser du regard ce qui se passait dans son environnement, être informé des injustices, voir le monde en pleine convulsion et les peuples en lutte ;
  • que s’il bougeait le pinceau, c’était pour souligner que dans le domaine des arts, comme dans les autres, on n’avance qu’en travaillant dur ;
  • que s’il bougeait le bras qui tenait la palette, c’était pour inviter tout le monde à participer à l’acte de création pour ne pas se le garder égoïstement pour soi tout seul ;
  • que s’il faisait du bruit, c’était pour réveiller les gens et les sortir de leur léthargie ;
  • que s’il avait un grand cœur rouge qui battait c’était pour indiquer que l’acte de création doit être généreux, tourner vers les autres et non pas individualiste, à la recherche du succès sacralisateur et économique.
 
Le bonhomme est allé au parc et en est revenu en partie déchiqueté. On peut en tirer la conclusion que dans le domaine des arts, quand on se met directement en contact avec les gens, on plonge dans l’inconnu et on n’en sort pas indemne. On ne sera plus jamais le même. Si l’on répète ces allées et venues, il se forge une relation qui transforme les gens mutuellement.
 
Si le bonhomme est revenu différent de ce qu’il était au départ, je suis sûr qu’en ce jour du 23 novembre 1986, la majorité des gens qui se trouvaient dans le parc sont rentrés chez eux transformés ; ne serait-ce que dans leur manière de regarder l’art. Le sentiment que l’on peut aller directement vers l’art et que l’art peut aller directement vers les gens s’est fait sentir, peut-être confusément pour certains mais dans un climat d’allégresse partagée bien réconfortant et qui ouvre des perspectives sur l’avenir.
 
Julio Le Parc, 1986

La Havane, 1986